«T’es à vélo?!?!?» s’écrient immanquablement les gens quand ils me voient enfiler mon gilet de chantier orange avec des bandes fluo. «Non, je vais en discothèque, c’est du dernier chic et ça fait un effet boeuf avec les stroboscopes» ai-je envie de répliquer. En réalité, cette réaction n’a rien d’étonnant, car circuler à vélo en ville tient à la fois du courage et de la témérité, voire de l’inconscience. D’ailleurs, la première consternation passée, j’entends quasi-immédiatement: «T’es bien courageuse!»
Voilà environ trente ans que la Petite Reine me transporte fidèlement de par la ville et de par le canton. Il m’est même arrivé de faire Ferney-Voltaire - Gaillard aller-retour dans la même journée, mais pas en une seule fois, faut pas pousser.... C’est vraiment le mode de transport idéal pour avoir quelque chance d’avancer raisonnablement en ville. Le seul inconvénient, outre la pluie, c’est qu’il faut se méfier de tout le monde. La priorité ne compte pas vraiment pour les deux-roues, les pistes cyclables non plus, car elles sont idéales pour déposer un passager ou des livraisons, voire pour se stationner, après quoi, la portière s’ouvre du côté rue sans crier gare et surtout sans regarder. Les giratoires sont de vrais coupe-gorge et les piétons un danger omniprésent. Il faut se méfier des rues à notre droite: la voiture derrière nous s’y engouffrera moyennant une habile queue de poisson, la voiture venant d’en-face itou. En un mot, les cyclistes sont invisibles. C’est bien pourquoi je deviens un zèbre fluo au crépuscule et, contrairement à bon nombre de mes congénères, je veille à avoir un phare qui fonctionne. Je complète la tenue de combat de divers catadioptres et loupiotes supplémentaires.
Après avoir garanti sa survie, tant bien que mal, il ne reste plus qu’à trouver des raccourcis et des itinéraires malins pour éviter les voitures. Certaines rues moins fréquentées ont des pistes cyclables à contre-sens, qui sont de véritables cadeaux empoisonnés, car les automobilistes ne s’attendent pas à nous voir arriver. Les trottoirs nous sont interdits, mais parfois, on n’a vraiment pas le choix. J’emprunte très souvent les passages cloutés, doucement, en respectant les piétons; s’il le faut, je mets pied à terre. Au Quai du Seujet, un ascenseur astucieux permet d’éviter une montée très pénible. On peut y mettre jusqu’à trois vélos. L’ambiance y est toujours très sympathique, les gens échangent quelques mots et une drôle de complicité s’installe pendant les quelques secondes que dure le trajet.
La vue à l'arrivée au 6ème étage
Franchement, je ne comprends pas les gens qui s’obstinent à prendre leur voiture pour se déplacer en ville. Ils avancent à la vitesse de l’escargot, ils s’énervent contre les feux qui restent verts 4 secondes et rouges 120 secondes, ils tournent en rond à la recherche d’une place de stationnement, à moins qu’ils ne choisissent le parking souterrain où chaque minute coûte son pesant de caviar. Et je ne parle même pas du risque d’agression. Avec le vélo, on échappe même au car-jacking! Le vélo-jacking n’a sans doute pas encore été inventé.
Rien d’étonnant alors à ce que la plupart des villes d’Europe encouragent le deux-roues en ville, avec des formules de bicyclettes publiques payantes qui se garent sur des bornes prévues à cet effet. La Scandinavie et les Pays-Bas ont évidemment été les pionniers en la matière. Plus près de nous, Paris a lancé ses Vélib’, Strasbourg a le VelHop, Bruxelles le Villo! Dans les années -80, Genève a connu les vélos roses, à partager fraternellement et gratuitement. La nature humaine étant ce qu’elle est, ces pauvres petites choses sans défense ont très rapidement été vandalisées, jetées dans le Rhône ou cadenassées par de petits esprits égoïstes et pas baba-cool pour deux sous.
En attendant que notre bonne ville trouve le bon nom rigolo pour son système de vélo-partage, ce serait déjà une bonne chose si on pouvait avoir des parkings sécurisés, par exemple à la gare. Cela éviterait les vols et le sabotage. Le justicier masqué qui crève les pneus des vélos mal garés pourrait enfin prendre un peu de repos et le cycliste lambda n’aura plus besoin de racheter une sonnette tous les quinze jours.
Je rêve d’une ville où les bicyclettes seront plus nombreuses que les voitures. L’ambiance sera plus sereine et l’air plus respirable. Il y aura forcément encore des kamikazes qui fonceront aveuglement comme si la terre leur appartenait, mais peut-être qu’on parviendra à les amadouer. Je rêve aussi d’une sonnette involable et insabotable. Cet accessoire coûtant entre 3,- et 4,- quand il est neuf, sa valeur sur le marché noir doit tourner autour de 1 roupie de sansonnet. Quand il n’est pas possible de le voler, parce qu’il a été collé à l’Araldit, eh bien on se console en cassant le heurtoir. Ah, les petits plaisirs de la méchanceté gratuite!