Rechercher dans ce blog

vendredi 21 juin 2013

Les tribulations d’un centenaire polyglotte




ATTENTION: SPOILERS!

Ne lisez ce texte que si vous avez déjà lu ce roman ou n’avez pas l’intention de le lire!

Le centenaire qui sauta par la fenêtre et disparut - ou Le vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire, selon son titre officiel en français - est un best-seller d’un auteur suédois, Jonas Jonasson, traduit en de nombreuses langues et dont l’adaptation cinématographique est prévue pour bientôt (réalisé par Felix Herngren, sortie décembre 2013). Ce qui m’a frappée dans ce roman est non seulement son intrigue formidable et son humour très pince-sans-rire, mais aussi le fait qu’il y soit beaucoup question de langues.

Il y a tout d’abord le père du personnage principal, Allan, celui qui deviendra centenaire, qui part pour la Russie, à l’époque de la révolution bolchévique. Il constatera qu’il n’y a rien d’étonnant à ce que le peuple russe soit analphabète, il n’y a qu’à regarder l’alphabet qu’ils ont (chapitre 4)! Le père a eu la mauvaise idée de prêter allégeance au tsar juste avant l’avènement de Lénine; Allan, devenu orphelin, se voit contraint d’aller travailler à l’usine, plus précisément une usine d’explosifs, où il fera la connaissance d’Esteban, un Espagnol qui a atterri là grâce aux services d’un prêtre-interprète incompétent, qui n’a pas compris qu’Esteban savait cueillir des tomates et rien d’autre. L’Espagnol apprendra le suédois et le Suédois l’espagnol. Les deux amis partiront ensuite pour l’Espagne à l’époque de la guerre civile (chapitre 7).



Ayant, un peu par hasard, sauvé la vie du Caudillo, Allan se voit offrir le voyage pour rentrer au pays. Il choisit cependant de prendre le premier bateau en partance et atterrit ainsi aux Etats-Unis (chapitre 9). Il explique à l’interprète des services d’immigration qu’il vient de Suecia et montre la lettre de recommandation que Franco lui a remise. C’est parce qu’il parle l’espagnol qu’on l’envoie à Los Alamos, où il apprendra l’anglais en servant le café à ces messieurs du Projet Manhattan. Ayant donné un sérieux coup de pouce aux Américains pour leur bombe atomique, Allan deviendra potes avec Harry Truman, qui l’envoie en Chine pour faire sauter quelques ponts et ainsi soutenir le Kuomintang dans sa lutte contre le communisme. Il apprendra évidemment le chinois, à force de fricoter avec le cuisiner qui accompagne le groupe de résistants à ce pantin de Mao (chapitre 11).

Une fois sa mission en Chine terminée, Allan décide de rentrer en Suède, en franchissant l’Himalaya à pied ou, pourquoi pas, à dos de chameau. Le marchand de chameaux veut lui refiler sa fille pour le même prix, mais celle-ci ne parle qu’un dialecte tibétain. Allan se dit alors qu’il préfère encore bavarder avec sa monture. En route, il rencontre trois autres voyageurs et tente de communiquer avec eux: il essayera l’espagnol, le chinois, le suédois... C’est finalement l’anglais qui leur permettra de s’entendre. Il s’agissait de révolutionnaires iraniens, qui espéraient importer le communisme dans leur pays (chapitre 11). Arrivé à Téhéran et au terme de quelques rebondissements explosifs, Allan ira frapper à la porte de l’ambassade de Suède où il sera admis grâce au fait qu’il parle le dialecte du Södermanland et que les locuteurs de cette langue ne courent pas les rues en Iran (chapitre 13).

Après plusieurs détours, Allan se retrouve en Union soviétique. Il a été kidnappé pour sa bonne connaissance de la dynamite et de sa participation à l’élaboration de la bombe atomique. Il se retrouvera à table avec Stalin, Beria et quelques autres convives, ainsi qu’avec un personnage parfaitement insignifiant, qui n’a reçu ni à boire ni à manger et que tout le monde ignore: il s’agit de l’interprète. Celui-ci tombera dans les pommes quand Allan suggère à Staline de raser sa moustache. Notre héros finira par être condamné à trente ans de goulag. Lors de son transfert, il fait la connaissance de Herbert Einstein, le demi-frère d’Albert, qui a grandi en Italie et qui a été kidnappé pour les mêmes raisons qu’Allan, sauf qu’il y a eu erreur sur la personne. Entre l’italien et l’espagnol, les deux compères arrivent à se comprendre et deviendront les meilleurs amis du monde (chapitre 16). Après cinq ans passés à Vladivostock, Allan parle couramment le russe et rafraîchit son chinois en bavardant avec les marins qui accostent souvent au port.



Ayant réussi à s’évader dans des circonstances rocambolesques, les deux amis se dirigent à pied vers la Corée du Nord. Ils ont réussi à chiper les uniformes d’un maréchal soviétique et de son chauffeur, ainsi que leur véhicule. Allan, qui parle le russe, jouera le rôle du chauffeur et Herbert ne doit apprendre qu’une seule phrase: «Je suis le maréchal Meretskov d’Union soviétique. Conduisez-moi à votre dirigeant». Malheureusement, il est aussi bête que son demi-frère est intelligent et, incapable de mémoriser ces quelques mots, il dira: « Je suis le dirigeant, conduisez-moi en Union soviétique». Fort heureusement, le garde nord-coréen ne comprend pas le russe et Allan, jouant les interprètes, lui transmet la bonne phrase, en chinois (chapitre 18). Arrivés auprès de Kim-Il-Sung, Allan parvient à bavarder tant avec le Grand Timonier en visite qu’avec le Leader Bien-Aimé, ce qui lui permettra de sauver sa peau, ainsi que celle de Herbert.

Les deux amis, quittant la Corée du Nord, atterrissent à Bali où Herbert s’éprend d’une serveuse aussi bête que lui, qui a appris l’allemand par erreur. Son père voulait lui faire apprendre la langue de la puissance coloniale, le néerlandais, pensant ainsi améliorer ses perspectives d’avenir. Manque de bol, il s’est trompé de méthode Assimil, mais cela a fini par tourner à l’avantage de la jeune femme, puisque Herbert et elle ont ainsi pu exprimer leur amour l’un pour l’autre dans la langue de Goethe. En dépit de sa stupidité, la jeune femme, Amanda, a réussi à devenir ambassadeur d’Indonésie et se fait envoyer à Paris. Nous sommes en mai 1968. Elle est invitée à se présenter à l’Elysée pour son accréditation, au moment même ou Lyndon B. Johnson est en visite. Madame l’ambassadeur est accompagnée d’un interprète barbu et chevelu (Allan) qui ressemble au Bon Sauvage de Bornéo. Allan reformule de A à Z les propos d’Amanda, qui sont d’une bêtise insondable et reconnaît l’interprète du président américain, qui est précisément celui qui s’était évanoui quelques chapitres plus tôt. C’était en réalité un espion soviétique! (chapitre 23).

Allan finira par rentrer au pays, ayant passé la majeure partie de sa vie en tant que clandestin, prisonnier ou détenteur d’un faux passeport, émis par les autorités du pays correspondant. Il est athée, apolitique et polyglotte, avec un penchant certain pour la gnôle.

Ayant lu le roman en suédois, en le comparant à d’autres versions linguistiques (en guise de béquille), j’ai pu constater que la traduction allemande est sans aucun doute la meilleure, la plus fidèle. Le traducteur anglais a très souvent pris la liberté de supprimer des phrases, voire des paragraphes entiers, sans que cela ne se justifie aucunement (jeux de mots intraduisibles, par exemple). Quant à la version française, la traductrice a carrément inventé des mots nouveaux: une personne qui s’exprime dans la langue natale ou encore quelqu’un qui part pour le Lettland (capitale: Riga).

On aimerait bien lire la suite des aventures de ce sympathique centenaire, qui affirme que rien ne dure éternellement, si ce n’est la bêtise humaine.


samedi 8 juin 2013

Scripta volant, verba dolent - ou comment réduire à néant la communication multilingue internationale




Before we embark on the actual discussion, let me remind you that if you have prepared written statements, please provide copies to the interpreters beforehand. You can do so via the Secretariat on the podium. And furthermore please read at a reasonable pace to ensure optimum translation.


L’éloquence du bon vieux temps est une espèce en voie de disparition, du moins dans les organisations internationales. Notre métier devrait être consacré à la communication orale, mais de plus en plus souvent, nous nous retrouvons à faire de la traduction non seulement simultanée, mais aussi spontanée et aveugle. Cela équivaut à faire du monocycle les yeux bandés: pas impossible, mais nettement plus difficile et avec un risque de chute nettement accru.


Bien souvent, la communication est faible voire inexistante entre le secrétariat de la réunion et les interprètes; quant aux délégués, ils ignorent en général jusqu’à notre existence. C’est ainsi qu’ils liront leur discours, voire leur thèse de doctorat, sans soucier le moins du monde de savoir si leur message passe dans les autres langues. Pour les anglophones, les autres langues n’existent d’ailleurs tout simplement pas. Ou alors, ils pensent que ce sont des assistantes trilingues qui lisent leur discours, dans les cabines magiques, loin, là-haut, et qui convertissent leur texte dans les autres versions linguistiques. Après tout, il n’y a qu’à répéter ce qui est écrit, ce n’est pas bien sorcier... Et pendant ce temps-là, nous pleurons des larmes de sang et nous nous arrachons les cheveux par touffes entières, en nous demandant ce que nous sommes venus faire dans cette galère. 

Demosthenes Orator

Il faut reconnaître qu’il arrive que nous recevions le texte, parfois même avant qu’il ne soit lu. Cela peut être un discours prononcé (très vite) en espagnol, avec l’accent brésilien et qui nous sera distribué (mal) traduit en anglais, prétendument pour nous faciliter la tâche; une intervention rédigée à la main, avec flèches, ratures et rajouts, le tout plus ou moins intelligible; un discours en arabe ou en chinois, tel quel; ou alors le délégué prononce autre chose que le texte qui nous a été distribué. La mention Check Against Delivery signifie que c’est à nous de remarquer quand l’orateur s’écarte de ce qui est écrit. Les discours très importants sont en général distribués à l’extérieur de la salle, a posteriori  – on pense aux journalistes, mais pas aux interprètes.



Les langues exotiques peuvent aussi, moyennant un peu d’organisation, avoir voix au chapitre. Dans ce cas-là, un discours en farsi sera traduit en anglais et un représentant de la délégation iranienne viendra en cabine anglaise montrer du doigt à l’interprète, qui lit, où on en est dans le texte. Et les autres cabines prennent alors en relais sur la cabine anglaise. Dans la salle, on n’y voit que du feu!

De plus en plus souvent, les délégués lisent directement sur l’écran de leur ordinateur, voire de leur téléphone, selon le credo du Paperless Office ou du Paper Smart Meeting. C’est sympa pour les arbres, mais pas très sympa pour nous. Imaginez donc devoir traduire à partir de phrases entendues une fois - verba volant - et débrouillez-vous! Nos propos deviennent parfois scripta manent, grâce aux procès-verbalistes, pour lesquels j’ai souvent une pensée émue après avoir massacré le discours du Bangla Desh ou de la République de Corée. A l’impossible nul n’est tenu.

Le gros problèmes avec les discours lus, qui sont le plus souvent rédigés par quelqu’un d’autre que l’orateur  – pardon: le lecteur – qui découvre en même temps que nous ce qu’il a à dire, c’est qu’en lisant, on prononce des mots, mais on laisse la pensée au vestiaire. La réflexion était bien là au moment de la rédaction; ensuite, il n’y a plus qu’à lire de façon désincarnée et sans la moindre intonation. Cela rend notre travail très difficile, puisque les mots qui sortent de la bouche du délégué ne sont plus rattachés au message, n’ont plus aucune émotion, aucune tonalité, aucune intention. Si la lecture se fait dans une langue étrangère pour le délégué, la mauvaise prononciation, les accents toniques, absents ou mal placés, rendent le propos parfaitement abscons (the angel of refraction, par exemple, au lieu de angle). Dans ces moments-là, notre seule consolation est de nous dire que ceux qui, dans la salle, se passent de nos services, n’y comprennent rien non plus. En général, ils lisent le journal, sont plongés dans leur iPad ou envoient des textos, le compte rendu leur permettra de savoir ce qui a été dit. Très souvent nous observons, la rage au ventre, une assistante passer dans les rangs à la fin de la réunion pour ramasser les copies, pour les traducteurs et les procès-verbalistes. Les interprètes n’en n’ont pas besoin, voyons, puisque leur travail est oral.


Malgré les multiples demandes adressées aux participants de bien vouloir donner leur discours au secrétariat pour faciliter le travail des interprètes, rien ne change.  Ils ne semblent tout simplement pas comprendre comment ça fonctionne ni saisir que ce ne sont pas des machines qui traduisent automatiquement leurs discours. Un délégué aurait même rétorqué: « Les Etats sont souverains. S’ils veulent lire vite, ils sont libres de le faire. » Ma foi, ils sont alors aussi libres de rester incompris du reste du monde.


Voir la vidéo Smart Speaking at International Meetings par le groupement Calliope


Si seulement nos délégués pouvaient lire (et comprendre) ceci:
https://mannerofspeaking.org/2012/02/13/reading-a-speech/

* * * * * * * * * * * * * * * * * * * * *

Recommandations que le BIT adresse aux délégués :

1.    Lorsque vous prenez la parole

-    Enlevez votre oreillette et éloignez-là du micro (pour éviter un pénible retour sonore)

-     Parlez directement dans le micro (ne tapez pas dessus pour le tester, afin de ménager, une fois de plus, le tympan de tous les participants)

-     Parlez de manière détendue à une allure raisonnable (la plupart des orateurs ont tendance à s’exprimer beaucoup plus vite qu’ils ne le croient)

2.    Exprimez-vous dans votre langue maternelle lorsque vous savez que l’interprétation est assurée dans cette langue.

3.    Souvenez-vous que l’on vous comprend mieux lorsque vous parlez que lorsque vous lisez. En effet, lorsque vous lisez, la musique naturelle de votre voix – porteuse de tant d’informations – s’affaiblit. Les délégués, et aussi les interprètes, éprouvent davantage de difficultés à saisir l’intention et la portée de votre message. Par ailleurs, lorsqu’on lit, on lit souvent trop vite pour être bien compris, même par les auditeurs de même langue maternelle. Dans ces conditions, le volume d’informations que les interprètes peuvent traiter efficacement devient limité (et il en va de même pour toute autre personne qui vous écoute).

4.    Si, malgré tout, vous décidez de lire, assurez-vous que les interprètes – qui distinguent instinctivement le discours lu du discours parlé – ont reçu à l’avance un exemplaire de votre discours. Ils pourront ainsi vous servir le mieux possible en préparant votre texte.

5.    Lorsque vous vous référez à tel ou tel document, prenez le temps de donner la référence correcte. Utilisez les numéros des paragraphes plutôt que les numéros des pages, car ces derniers changent selon les versions linguistiques et peuvent être source de confusion.

6.    Faites de même lorsque vous mentionnez des chiffres ou des noms propres, et veillez à ce que chacun comprenne les acronymes que vous souhaitez utiliser.

7.    Assurez-vous que votre téléphone portable est désactivé pendant toute la durée des travaux de la réunion : en effet, les téléphones portables produisent des interférences sonores dans les installations techniques et ils peuvent alors avoir l’effet d’interrompre la communication au sein de la réunion.