ATTENTION: SPOILERS!
Ne lisez ce texte que si vous avez déjà lu ce roman ou n’avez pas
l’intention de le lire!
Le centenaire qui sauta par la fenêtre et disparut - ou Le vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire, selon son titre officiel en français - est un best-seller d’un auteur suédois, Jonas Jonasson, traduit en de nombreuses langues et dont l’adaptation cinématographique est prévue pour bientôt (réalisé par Felix Herngren, sortie décembre 2013). Ce qui m’a frappée dans ce roman est non seulement son intrigue formidable et son humour très pince-sans-rire, mais aussi le fait qu’il y soit beaucoup question de langues.
Il y a tout d’abord le père du personnage principal, Allan, celui qui
deviendra centenaire, qui part pour la Russie, à l’époque de la révolution
bolchévique. Il constatera qu’il n’y a rien d’étonnant à ce que le peuple russe
soit analphabète, il n’y a qu’à regarder l’alphabet qu’ils ont (chapitre 4)! Le
père a eu la mauvaise idée de prêter allégeance au tsar juste avant l’avènement
de Lénine; Allan, devenu orphelin, se voit contraint d’aller travailler à
l’usine, plus précisément une usine d’explosifs, où il fera la connaissance
d’Esteban, un Espagnol qui a atterri là grâce aux services d’un
prêtre-interprète incompétent, qui n’a pas compris qu’Esteban savait cueillir
des tomates et rien d’autre. L’Espagnol apprendra le suédois et le Suédois
l’espagnol. Les deux amis partiront ensuite pour l’Espagne à l’époque de la
guerre civile (chapitre 7).
Ayant, un peu par hasard, sauvé la vie du Caudillo, Allan se voit
offrir le voyage pour rentrer au pays. Il choisit cependant de prendre le
premier bateau en partance et atterrit ainsi aux Etats-Unis (chapitre 9). Il
explique à l’interprète des services d’immigration qu’il vient de Suecia et montre la lettre de
recommandation que Franco lui a remise. C’est parce qu’il parle l’espagnol
qu’on l’envoie à Los Alamos, où il apprendra l’anglais en servant le café à ces
messieurs du Projet Manhattan. Ayant donné un sérieux coup de pouce aux
Américains pour leur bombe atomique, Allan deviendra potes avec Harry Truman,
qui l’envoie en Chine pour faire sauter quelques ponts et ainsi soutenir le
Kuomintang dans sa lutte contre le communisme. Il apprendra évidemment le
chinois, à force de fricoter avec le cuisiner qui accompagne le groupe de
résistants à ce pantin de Mao (chapitre 11).
Une fois sa mission en Chine terminée, Allan décide de rentrer en
Suède, en franchissant l’Himalaya à pied ou, pourquoi pas, à dos de chameau. Le
marchand de chameaux veut lui refiler sa fille pour le même prix, mais celle-ci
ne parle qu’un dialecte tibétain. Allan se dit alors qu’il préfère encore
bavarder avec sa monture. En route, il rencontre trois autres voyageurs et
tente de communiquer avec eux: il essayera l’espagnol, le chinois, le
suédois... C’est finalement l’anglais qui leur permettra de s’entendre. Il
s’agissait de révolutionnaires iraniens, qui espéraient importer le communisme
dans leur pays (chapitre 11). Arrivé à Téhéran et au terme de quelques rebondissements
explosifs, Allan ira frapper à la porte de l’ambassade de Suède où il sera
admis grâce au fait qu’il parle le dialecte du Södermanland et que les
locuteurs de cette langue ne courent pas les rues en Iran (chapitre 13).
Après plusieurs détours, Allan se retrouve en Union soviétique. Il a été kidnappé pour sa bonne connaissance de la dynamite et de sa participation à l’élaboration de la bombe atomique. Il se retrouvera à table avec Stalin, Beria et quelques autres convives, ainsi qu’avec un personnage parfaitement insignifiant, qui n’a reçu ni à boire ni à manger et que tout le monde ignore: il s’agit de l’interprète. Celui-ci tombera dans les pommes quand Allan suggère à Staline de raser sa moustache. Notre héros finira par être condamné à trente ans de goulag. Lors de son transfert, il fait la connaissance de Herbert Einstein, le demi-frère d’Albert, qui a grandi en Italie et qui a été kidnappé pour les mêmes raisons qu’Allan, sauf qu’il y a eu erreur sur la personne. Entre l’italien et l’espagnol, les deux compères arrivent à se comprendre et deviendront les meilleurs amis du monde (chapitre 16). Après cinq ans passés à Vladivostock, Allan parle couramment le russe et rafraîchit son chinois en bavardant avec les marins qui accostent souvent au port.
Ayant réussi à s’évader dans des circonstances rocambolesques, les deux
amis se dirigent à pied vers la Corée du Nord. Ils ont réussi à chiper les
uniformes d’un maréchal soviétique et de son chauffeur, ainsi que leur
véhicule. Allan, qui parle le russe, jouera le rôle du chauffeur et Herbert ne
doit apprendre qu’une seule phrase: «Je suis le maréchal Meretskov d’Union
soviétique. Conduisez-moi à votre dirigeant». Malheureusement, il est aussi
bête que son demi-frère est intelligent et, incapable de mémoriser ces quelques
mots, il dira: « Je suis le dirigeant, conduisez-moi en Union soviétique». Fort
heureusement, le garde nord-coréen ne comprend pas le russe et Allan, jouant
les interprètes, lui transmet la bonne phrase, en chinois (chapitre 18). Arrivés
auprès de Kim-Il-Sung, Allan parvient à bavarder tant avec le Grand Timonier en
visite qu’avec le Leader Bien-Aimé, ce qui lui permettra de sauver sa peau,
ainsi que celle de Herbert.
Les deux amis, quittant la Corée du Nord, atterrissent à Bali où Herbert
s’éprend d’une serveuse aussi bête que lui, qui a appris l’allemand par erreur.
Son père voulait lui faire apprendre la langue de la puissance coloniale, le
néerlandais, pensant ainsi améliorer ses perspectives d’avenir. Manque de bol,
il s’est trompé de méthode Assimil, mais cela a fini par tourner à l’avantage
de la jeune femme, puisque Herbert et elle ont ainsi pu exprimer leur amour
l’un pour l’autre dans la langue de Goethe. En dépit de sa stupidité, la jeune
femme, Amanda, a réussi à devenir ambassadeur d’Indonésie et se fait envoyer à
Paris. Nous sommes en mai 1968. Elle est invitée à se présenter à l’Elysée pour
son accréditation, au moment même ou Lyndon B. Johnson est en visite. Madame
l’ambassadeur est accompagnée d’un interprète barbu et chevelu (Allan) qui
ressemble au Bon Sauvage de Bornéo.
Allan reformule de A à Z les propos d’Amanda, qui sont d’une bêtise insondable
et reconnaît l’interprète du président américain, qui est précisément celui qui
s’était évanoui quelques chapitres plus tôt. C’était en réalité un espion
soviétique! (chapitre 23).
Allan finira par rentrer au pays, ayant passé la majeure partie de sa
vie en tant que clandestin, prisonnier ou détenteur d’un faux passeport, émis
par les autorités du pays correspondant. Il est athée, apolitique et
polyglotte, avec un penchant certain pour la gnôle.
Ayant lu le roman en suédois, en le comparant à d’autres versions
linguistiques (en guise de béquille), j’ai pu constater que la traduction
allemande est sans aucun doute la meilleure, la plus fidèle. Le traducteur
anglais a très souvent pris la liberté de supprimer des phrases, voire des
paragraphes entiers, sans que cela ne se justifie aucunement (jeux de mots
intraduisibles, par exemple). Quant à la version française, la traductrice a
carrément inventé des mots nouveaux: une personne qui s’exprime dans la langue
natale ou encore quelqu’un qui part pour le Lettland (capitale: Riga).
On aimerait bien lire la suite des aventures de ce sympathique centenaire,
qui affirme que rien ne dure éternellement, si ce n’est la bêtise humaine.