Cela fait maintenant onze ans que je participe à l’opération Nez Rouge qui a lieu chaque année en décembre à Genève. Cette phrase d’ouverture est quasiment identique à celle que j’ai écrite en décembre 2010 sur le même sujet. Au fil des ans, l’expérience s’accumule, la technologie embarquée dans les voitures est de plus en plus pointue, mais le scénario des nuits blanches, la collaboration avec de parfaits inconnus et les surprises à chaque coin de route font partie du tableau, de façon immuable.
Mes premières courses, en 2007, se déroulaient surtout dans le canton de Genève, ma toute première destination étant le domaine de Châteauvieux. Nous allions de Dardagny à Hermance, avec parfois une incursion à Annemasse. Au fil des ans, les trajets s’allongent étrangement. Nous allons très souvent en France voisine et, pour moi, cette nuit du 31 décembre 2018 s’est essentiellement déroulée dans le canton de Vaud. Il devrait y avoir un poste relais à Gland pour prendre en charge les automobilistes qui vont plus loin vers l’est. Visiblement, ils manquent de bénévoles, raison pour laquelle nous, une équipe genevoise, sommes tout d’abord allées de Gingings à Céligny, ensuite de Châtelaine à Renens, puis de là, nous avons fait une course de Marchissy (Mais où est donc ce bled perdu ???) à Genolier. La mission suivante nous envoyait chercher nos « clients » à Longirod: quand j’ai programmé mon GPS, j’ai cru qu’il était détraqué: nous retournions exactement là d’où nous étions venus ! Les deux localités sont sur la route du col du Marchairuz, une chaussée étroite qui serpente dans la nuit et qui semble jamais n’en finir. Qu’à cela ne tienne, après avoir décidé de faire confiance au GPS, nous avons attaqué le même itinéraire, qui entretemps nous était devenu familier. Une fois arrivées à Nyon (Ouf! une destination à peu près normale !), la centrale à voulu nous envoyer à Saint-Cergues….. Oh là! Pas d’ça, l’ami ! La plaisanterie avait assez duré, surtout qu’il était passé 05:00, heure à laquelle les missions sont normalement terminées. Le compteur indiquait déjà plus de 200km, effectués en pleine nuit, une nuit d’autant plus noire qu’il fallait attentivement fixer les lacets que dessinait la route et éviter, du mieux possible, d’éventuels sapins ou ravins trompeurs.
Zone couverte par l'Opération Nez Rouge Genève |
Ces dernières années, j’ai d’ailleurs observé que nos clients sont le plus souvent des personnes qui habitent dans des lieux extrêmement reculés, au bout de longues routes interminables, dans les montagnes ou au fin fond d’une campagne oubliée de tous. Ce sont évidemment les routes les plus difficiles à gérer en cas de fatigue ou d’ébriété. Ce qui est certain, c’est que, contrairement à d’autres années où nous allions chercher nos clients au ByPass ou à l’Usine, cette fois-ci, je n’ai pas vu passer le réveillon. Notre paysage se limitait à des décorations de Noël éparses, quelques sapins illuminés ici ou là qui éclairaient un peu l’obscurité ou alors le panorama lémanique, qui nous rappelait l’existence de la civilisation, quelque part là-bas, très loin, dans la vallée. C’est un véritable challenge que de passer la nuit sur des routes inconnues, en résistant au coup de barre et en gérant sa vessie du mieux qu’on peut. La contrepartie, si vous êtes « chauffeur utilisateur », c’est qu’il peut vous arriver de conduire une magnifique Mercedes, si sophistiquée qu’elle fait le voyage quasiment toute seule. Les voitures autonomes signeront la mort de Nez Rouge, puisqu’il sera alors possible de rentrer chez soi même en étant complètement caisse. Il suffira de dire à son véhicule Retour maison ! et il fera même le créneau tout seul.
Nez Rouge est un service entièrement gratuit et bénévole, financé par de nombreux sponsors. Les voitures sont aimablement prêtées par des garagistes, le tout étant intégralement assuré, les frais d’essence et de parking sont pris en charge. La bienséance voudrait toutefois que les clients donnent un pourboire (destiné à une bonne cause, cette année Courir Ensemble) ou un don (qui sert à financer Nez Rouge). Ce n’est jamais dit expressément, car on ne veut pas mendier ni soutirer de l’argent aux gens, le but premier étant de faire de la sensibilisation et de la prévention anti-alcool. Là aussi, par rapport à mes premières années, je constate que les gens sont de moins en moins généreux. C’est sans doute la faute à internet, Easy Jet, Uber et tous ces trucs qui, de nos jours, sont complètement cheap ou alors carrément gratuits. Ainsi, il est parfaitement normal que trois personnes vous conduisent de Genève à Renens, avec une voiture mise à disposition pour récupérer l’équipe; l’essence, l’assurance et l’usure ne coûtent bien évidemment rien ! Nous avons trouvé un peu radin un jeune homme qui nous a donné 5,- (pour un trajet court, il est vrai), mais il était néanmoins plus généreux que d’autres.
Faire du bénévolat est gratifiant tant qu’on y trouve son compte: l’amusement, l’aventure, la rencontre avec des personnes qu’on ne croiserait jamais autrement, la découverte de lieux où on n’irait jamais de sa propre initiative. Il faut toutefois qu’un certain équilibre, un certain rapport effort-plaisir soit préservé. A partir du moment où on a l’impression que les gens profitent de vous, parce que vous êtes une bonne poire qui offre son temps et son énergie, ça devient légèrement irritant, voire dégradant. Raison pour laquelle j’ai refusé la dernière course à Saint-Cergues à 5h du matin, alors que j’avais déjà grimpé la moitié du Jura à deux reprises et que le canton de Vaud ne fait normalement pas partie de notre cahier des charges.
Comme le disait si bien Oscar Wilde, a cynic is a man who knows the price of everything and the value of nothing. C’est malheureusement le triste sort qui attend le bénévolat, car ce qui est gratuit est sans valeur. Peut-être faudrait-il rendre ce service payant, même s’il restait bon marché. Cela rappellerait aux gens qu’il y en a d’autres qui se mettent volontairement à leur service et que c’est quelque chose qu’il convient d’apprécier. On trouve ce même état d’esprit chez ceux qui abandonnent leur canette de bière et leur carton à pizza sur la place publique: J’ai du personnel qui se chargera de venir ramasser tout ça, ou plutôt: Je m’en fiche, il n’y a que moi et mon nombril qui comptent.
En attendant, je sais maintenant où se trouve Longirod et je me dis qu’il faudrait aller déguster des malakoffs à Bursins ou à Vinzel un de ces jours…. afin d’admirer le panorama du Léman par une belle journée ensoleillée.
Le succès de Nez Rouge ne cesse de grandir. Plus de 35'000 personnes ont été raccompagnées à bon port en 2018. …
Le nombre de transports a augmenté de 3% à 16'900 courses, indique mardi l'organisation. Pour la 29e édition, 10'400 bénévoles, soit une légère hausse de 1%, ont sillonné les routes pour ramener en toute sécurité les fêtards dans leur propre véhicule.
Le Réveillon de la St-Sylvestre a été une fois de plus la soirée la plus chargée pour les chauffeurs de Nez Rouge. Plus de 1600 bénévoles ont ramené à bon port 8800 personnes.
… Côté romand, le Jura arrive en tête (1610), suivi du Valais (1349) et de Neuchâtel (899). Genève et Lausanne viennent ensuite avec respectivement 775 et 637 courses.
… Pour la fédération à but non lucratif, Nez Rouge a une portée symbolique qui vise à habituer les citoyens à trouver le moyen de rentrer chez soi en toute sécurité tout au long de l'année après une soirée bien arrosée. Cela peut consister à choisir un chauffeur désigné, soit une personne qui reste sobre pour ramener les autres, appeler un taxi, prendre les transports publics, dormir sur place ou appeler un proche pour venir nous chercher.
Lancée au Québec, l'Opération Nez Rouge a débuté en 1990 en Suisse, dans le canton du Jura. Depuis la première édition, 159'600 bénévoles ont été engagés et 457'700 personnes ont été raccompagnées à leur domicile. Ce service compte 23 sections régionales chapeautées par une Fédération suisse. (ats/nxp) Tribune de Genève, 1.1.2019