Synopsis : Au commencement de l’été 1973, une femme de 45 ans, épouse et mère de quatre enfants, est à un tournant de sa vie. Ses enfants quittent le foyer un à un, sa jeunesse prend fin et elle s’appprête à entrer dans l’âge mur. Une expérience professionnelle imprévue va venir tout bouleverser.
Dans ce roman, Doris
Lessing explore les émotions d’une femme sur le point de franchir une étape
importante de son existence. Le fil conducteur cherche sans doute à être
féministe, à nous décrire une femme qui veut s’émanciper de son rôle d’épouse
et de mère, mais chassez le naturel et il reviendra au triple galop. Voilà la
conclusion à laquelle aboutit l’auteur.
Le mari de Kate Brown est
médecin. Il voyage beaucoup et participe à de nombreux congrès. Dans un
aéroport, il a fait la connaissance d’Alan Post, qui travaille dans l’univers
fascinant des organisations internationales, Global Food en l’occurrence. Alors
que Kate sert le café à ces messieurs, il apparaît que la prochaine conférence
de ladite organisation est en grande difficulté : plusieurs traducteurs
font défaut, pour diverses raisons (maladies, empêchements divers). Chérie, ne voudrais-tu pas nous
dépanner ? Le lecteur apprend alors que le père de la protagoniste était
d’origine portugaise et que, dans sa jeunesse, Kate a passé une année auprès de
son pépé à Lourenço Marques (actuellement Maputo). Il n’en faut pas plus pour qu’elle
accepte ce travail. D’ailleurs, elle commencera dès le lendemain.
Que faut-il pour
devenir interprète, selon Doris Lessing ? Avant tout, plusieurs années
d’expérience dans le dévouement maternel et conjugal, car les délégués, dont le
travail est harassant, ont besoin qu’on s’occupe d’eux et qu’on soit toujours à
leur disposition, prête à les aider. La veille de son premier jour de travail,
Mrs Michael Brown commence par faire la vaisselle et ranger la cuisine, après
quoi elle relit le roman qu’elle a traduit, il y a fort longtemps, de portugais
en anglais. Elle se remémore ensuite les bons moments passés avec son
grand-père au Mozambique (Portuguese East Africa à l’époque). Une bonne nuit de
sommeil et la voilà fin prête à traduire à grande vitesse de l’anglais, du
français et de l’italien vers le portugais et inversément. On peut se demander
comment se passe le « inversément » (and back again, dans
l’original). Avoir passé une année au Mozambique, il y a plus de vingt ans de
cela, lui donne la compétence nécessaire pour interpréter de l’anglais, du
français et de l’italien vers le portugais, le tout simultanément, bien
sûr ! L’auteur ne parle jamais que de traducteurs, le mot
« interprète » n’apparaît qu’une seule fois, presque
accidentellement.
Global Food est aux
anges qu’elle ait bien voulu accepter de venir les sauver dans leur immense
embarras. Les délégués reviennent dans la salle de réunion dès qu’ils
apprennent que Kate Brown est arrivée. Elle est immédiatement très compétente
dans son travail et les lusophones viennent tous la féliciter personnellement
de son excellente maîtrise de la langue portugaise. Il faut ajouter que, quand
elle était jeune, elle a dactylographié le manuscrit d’un ouvrage sur la
culture du café, pour dépanner un ami, car elle est toujours prête à rendre
service. Elle connaît ainsi parfaitement le sujet des délibérations de cette
importante commission pour laquelle elle travaille maintenant. L’auteur nous
dira d’ailleurs que Kate Brown est la seule traductrice dûment qualifiée pour
ce travail, en portugais. Etant donné que c’est son premier jour de travail, elle est
toute surprise de voir arriver une relève, au bout de deux heures : an
incredibly short time !
La salle de réunion a
d’immenses baies vitrées. On est bien là dans la fiction, étant donné que les
architectes ont horreur de la lumière : les salles de réunion sont
souvent borgnes, si possible en sous-sol et surtout sans fenêtres. Ou alors,
s’il y a des fenêtres, il y aura aussi d’épais rideaux qu’on fermera pour mieux
voir les Power Points dont on nous afflige jour après jour. Quant aux délégués,
what an extraordinarily attractive lot they were ! Ils dégagent un air
d’assurance, ils ont une autorité et une élégance naturelles, ils sont à l’aise
dans cet univers un peu magique, en un mot, ils sont vibrionnants de puissance
et de pouvoir.
Le roman donne alors une
description assez exacte, il faut le reconnaître, du fonctionnement du
système :
At each place around the table was machinery for receiving languages not one’s own translated into one’s own : sound transformed in its passages from speaker to hearer. By Kate, among others. There were switches, each one a door into a foreign tongue. There were headphones. In glass-walled cubicles at either end of the room were more switches, receiving apparatus, headphones. It would be Kate’s task to sit in one of these cubicles, to listen to speeches made in English, French and Italian, and to translate them as she listenend into Portuguese, which she would speak aloud into a transmitter connected with the ears of the Portuguese speakers – mostly Brazilian , who did not speak English, or who did, but preferred, nevertheless, their own tongue. She would be like a kind of machine herself: into her ears would flow one language, and from her mouth would flow another.
A noter toutefois qu'ici
les translators travaillent toujours
seuls.
Très rapidement, les
délégués se rendent compte que Mrs Michael Brown est non seulement une brillante
interprète, mais qu’elle est une sorte de mère pour eux, une nounou, une main
tendue, une oreille bienveillante. Ils accourent vers elle pour toutes sortes
de bons conseils : quelle crème pour la peau leur
conseillerait-elle ? Où trouver des spécialités anglaises ou du bon
whisky ? Un bon restaurant ? Elle se rend compte qu’elle est devenue
un perroquet fort habile (a skilled parrot) et qu’on l’apprécie énormément, car
elle est toujours prête à dépanner et à donner un coup de main. Il lui faut cependant
de nouveaux habits pour être admise dans le monde merveilleux et
privilégié des grandes conférences internationales. Avant d’aller faire du
shopping, elle demande combien elle sera payée et étouffe un cri lorsqu’elle
entend le montant faramineux qu’on lui promet pour ses services. Elle gagnera
presque autant que son mari neurologue, c’est dingue !
Kate Brown a un talent
remarquable. Certaines personnes ont besoin de plusieurs semaines avant de
parvenir à traduire ainsi, à grande vitesse (to translate at speed). Elle ne
tarde d’ailleurs pas à être promue : elle sera responsable du bon
déroulement des réunions, elle veillera à ce qu’il y ait des blocs de papier et
des crayons dans la salle et que tout le monde ait de l’eau. En tant qu’épouse
et mère, elle a l’habitude de gérer ce genre de choses. Elle est maintenant
parfaitement à l’aise dans sa nouvelle vie, qu’elle trouve bien plus légère et
insouciante que celle de femme au foyer. Elle a même l’impression de ne rien
faire ! Ne pourrait-elle pas au moins donner un coup de main aux
traducteurs ? Tout le monde autour d’elle est sympa, il n’y a jamais la
moindre tension, les délégués qui gravitent dans ces sphères cosmopolites
semblent n’avoir jamais souffert, jamais eu faim, jamais pleuré tout seuls dans
le noir. Ils s’affrontent certes dans la salle de réunion, chacun devant
défendre des intérêts nationaux, mais le reste du temps, ce n’est qu’amour et
harmonie universelle.
Le contrat est court,
un mois, tout au plus – de nos jours, cinq jours consécutifs, c’est carrément
le Pérou ! On le lui prolonge, Global Food ne peut plus se passer d’elle.
La nouvelle conférence aura lieu à Istanbul. Ahmed, un employé de l’hôtel, sera
son homologue. Il est ravi qu’elle ait ce qui lui manque, à savoir l’italien et
le portugais, car lui-même n’a que l’anglais, le français et l’allemand. A eux
deux, ils vont veiller au bon déroulement de la réunion, que la salle soit en
ordre et que tout le monde ait un bloc, un stylo et de l’eau. Kate Brown se
tient assise dans une salle adjacente, au cas où on aurait besoin d’elle :
elle sautera alors sur le micro et se mettra au service des délégués. Elle se
décrit comme un perroquet maternant parlant couramment les langues (a fluent
parrot with maternal inclinations). Elle se sent vaguement coupable, car elle
trouve qu’elle gagne des sommes folles alors qu’elle ne fait vraiment pas
grand-chose. Elle soupçonne d’ailleurs que tout ceci ne soit qu’une immense
combine pour se remplir les poches: Nonsense, it was all nonsense ;
this whole damned outfit, with its committees, its conferences, its eternal
talk, talk, talk, was a great con trick ; it was a mechanism to earn a few
hundred men and women incredible sums of money. C’est Doris Lessing qui
parle, en 1973.
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Doris Lessing |
Tout comme Bruno Salvador chez John le Carré, Kate Brown est au centre de la conférence.
Elle est le soleil autour duquel gravitent tous les participants venus des
quatre coins de la planète. Mère universelle, elle dispense amour, soins et
bienveillance. Son travail est si intense au plan humain, que la tête lui
tourne, elle est comme enivrée. Doris Lessing se lance alors dans un délire
autour des hôtesse de l’air qui sont, elles aussi, entourées d’hommes et de
femmes qui sillonnent le monde pour aller d’une réunion à l’autre. Elles aussi
dispensent de l’amour, elles aussi attirent tous les regards et sont des astres
vers lesquels migre l’activité foisonnante et excitante des instances
internationales. L’interprétation de conférence est à la fois un travail
exigeant (this demanding work), mais aussi un job comme un autre (quite an
ordinary sort of job after all). Pour l’auteur, employé d’hôtel polyglotte ou
hôtesse de l’air sont des professions comparables : il y s’agit surtout de
dorloter les gens.
Une fois la conférence
d’Istanbul terminée, Kate Brown aide les délégués dans leurs préparatifs de
départ, elle prend encore un rendez-vous chez le coiffeur pour une participante
venue du Sierra Leone. Elle s’est fait plein d’amis et a maintenant des
invitations à venir leur rendre visite dans le monde entier. Cette incursion
dans la vie professionnelle a bouleversé sa vie : la voilà qui part en
Espagne avec un homme bien plus jeune qu’elle. Les deux-tiers restants du roman
nous la décrivent faisant la garde-malade auprès de son toy boy qui souffre
d’un mal étrange. Elle lui tient la main, observe son moindre souffle, essaie
de trouver un médecin. Son rôle d’épouse et de mère lui colle décidément à la
peau, il ne sert à rien d’essayer de s’émanciper. Elle finit par revenir à
Londres, loue une chambre chez des hippies, erre et délire. A la dernière
ligne, elle s’éclipse discrètement pour retourner chez elle, chez son mari.
Comme quoi, les choses finissent toujours par rentrer dans l’ordre.
A tous ceux qui ne
connaissent pas ce métier : tout ceci n’est qu’un tissu de fariboles à
dormir debout. Un fonctionnaire ne devient pas quelqu’un de fascinant du simple
fait qu’il est international. Les âmes des délégués ne sont pas plus nobles que
celles de l’humain lambda, bien au contraire. Les conférences ne servent pas
toujours à sauver l’humanité. Il est exclu que nous maternions qui que ce soit,
d’ailleurs comment Doris Lessing imagine-t-elle les interprètes
masculins ? Jouent-ils les papas ? Nous ne sommes surtout pas au cœur
de l’attention de tous, au contraire, le bon interprète est celui qu’on oublie,
l’auditeur doit avoir l’impression d’entendre l’original en direct, sans
bafouillements, sans cliquetis de bijoux, sans râclements de gorge, de
froissements de papier ou de glouglous d’eau qu'on verse en travaillant.
Décidément, notre
profession suscite bien des fantasmes fantasmagoriques.
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L'interprète de conférence est un animal fantastique |
The Summer Before The
Dark, Vintage International, 1973 (ISBN 978-0-307-39062-2) - L'Été avant la
nuit, Albin Michel, 1981 (Livre
de poche, 1992, ISBN 2-226-01275-3).
Le chapitre intitulé
Global Food est celui où il est question du métier d’interprète de conférence.