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mercredi 31 juillet 2013

The Interpreter de Suki Kim




You must never forget your language; once you do, you no longer have a home.


Contrairement à ce que pourrait laisser entendre le titre de ce roman, le premier d’une jeune Américaine d’origine coréenne, la profession d’interprète n’est pas au coeur de l’intrigue. Ce n’est qu’un moyen, presque une coïncidence, permettant à la protagoniste, une jeune interprète judiciaire, de démêler l’écheveau entourant le meurtre de ses deux parents, tous deux abattus d’une seule balle en plein coeur.

Le roman décrit la vie des immigrés coréens aux Etats-Unis - plus particulièrement à New York - qui travaillent douze heures par jour et sept jours sur sept, dans des échoppes de fruits et légumes. C’est certainement l’expérience personnelle de l’auteur qui lui permet de décrire ce que ressent la génération 1,5, c’est-à-dire ces enfants d’immigrés, la deuxième génération, ceux qui ne sont plus vraiment Coréens, mais pas Américains non plus; ces enfants qui doivent servir d’interprètes à leur parents, que ce soit devant les services d’immigration, le fisc ou encore le médecin ou les pompes funèbres.

C’est ainsi que Suzy Park, l’héroïne du roman, finit par devenir interprète coréen-anglais pour les autorités américaines, comme l’était sa grande sœur Grace avant elle. Who’s side are you on? est une question qui revient comme une rengaine tout au long de l’intrigue. En effet, les Coréens convoqués devant la justice finissent souvent par être expulsés du pays ou condamnés pour avoir employé de la main-d’œuvre clandestine et Suzy Park est tiraillée entre sa conscience professionnelle et la nécessité de garder son job d’une part et le désir d’aider ses compatriotes soumis à l’interrogatoire d’autre part. 

Suki Kim
Au hasard de ses affectations professionnelles, elle sera confrontée à un témoin qu’on interroge pour une affaire de dumping salarial et de travail au noir. Il a connu ses parents, assassinés cinq ans plus tôt, sans que le crime n’ait jamais été résolu. Elle ne résistera pas à la tentation de remplacer les questions idiotes du District Attorney (Quel genre de contrat ont vos travailleurs? Suivent-ils une formation?) par des questions qui lui paraissent plus pertinentes, comme par exemple: Que s’est-il passé, il y a cinq ans, lorsque les époux Park ont été abattus? Avez-vous une idée de qui pouvait leur vouloir du mal? Elle doit alors garder son sang-froid lorsque le témoin lui répond que les Park n’étaient pas exactement populaires au sein de la communauté coréenne et qu’il n’y avait pas grand monde pour pleurer leur mort. Elle doit aussi veiller à ne pas perdre le fil de l’interrogatoire et servir des réponses bidon mais néanmoins cohérentes au sujet de la santé et sécurité au travail dans les épiceries coréennes.

On retrouve le même genre d’astuce, de tromperie même, dans The Greek Interpreter d’Arthur Conan Doyle. Un homme maîtrisant le grec est kidnappé par des bandits afin de servir d’interprète lors de l’interrogatoire d’un vieillard qu’ils détiennent. Il détourne le jeu des questions-réponses afin de venir en aide à la victime, afin de la sauver ainsi que sa fille. Le héros de Corazón tan blanco de Javier Marias, quant à lui, se vante de déformer un dialogue entre deux chefs d’Etat, ce qu’aucun interprète sain d’esprit ne rêverait de faire, à moins de souhaiter mettre rapidement un terme à sa carrière. N’oublions pas non plus que lors de rencontres de haut niveau, chaque partie apporte ses propres interprètes et vient accompagné de toute une suite. Une telle supercherie est donc parfaitement impensable.


Suki Kim donne une image réaliste du travail de l’interprète, une profession qu’elle pratique certainement elle-même. Pas de glamour ni de limousines, pas de champagne dans des réceptions clinquantes. C’est une agence qui lui indique où aller, quel jour et à quelle heure, en lui laissant un message sur son répondeur. Suzy Park envoie ensuite un compte rendu de sa prestation et touche une rémunération qui ne semble pas être mirobolante. Les habits chics qu’elle porte lui ont été offerts par son amant, un homme d’affaires qui lui téléphone des aéroports du monde entier. 

Même si l’interprétation judiciaire n’est pas exactement comparable à l’interprétation de conférence, les grandes lignes restent les mêmes: 
«It cannot be due to her bilingual upbringing, since not all immigrant kids make excellent interpreters. What she possesses is an ability to be at two places at once. She can hear a word and separate its literal meaning from its connotation. This is necessary, since the verbatim translation often leads to confusion. Languages are not logical. Thus an interpreter must translate word for word and yet somehow manipulate the breadth of language to bridge the gap. While one part of her brain does automatic conversion, the other part examines the linguistic void that results from such transference. It is an art that requires a precise and yet creative mind. Only the true solver knows that two plus two can suggest a lot of things before ending up at four» (chapitre 8).

L’auteur décrit aussi la neutralité et l’impartialité dont doit faire preuve l’interprète, même si elle se trouve entre le marteau de l’autorité américaine et l’enclume du compatriote interrogé. «The interpreter is the shadow. The key is to be invisible. ... One of the job requirements was no involvment: shut up and get the work done.» (chapitre 2). Toutefois, lorsqu’elle commence à toucher à la vérité et à comprendre ce qui s’est tramé derrière la mort de ses parents, elle sent qu’elle doit renoncer à son rôle d’intermédiaire linguistique: An interpreter cannot pick sides (chapitre 23). Elle efface tous les messages de l’agence et dort pendant des heures et des jours: The dream of the interpreter who no longer remembers her language. Suzy Park a non seulement perdu ses parents cinq ans plus tôt, mais elle ne reverra plus jamais sa sœur Grace, qui parcourt le roman tel un fantôme, un souvenir, Grace qui a été l’interprète de leurs parents quand Suzy était trop petite pour comprendre. Enfin, Suzy doit renoncer à sa profession, car sa conscience ne lui permet plus de continuer sur cette voie.


C’est l’histoire d’un double meurtre, mais c’est surtout l’histoire de deux cultures diamétralement opposées et de la difficulté de se trouver à cheval et en porte-à-faux entre les deux. La célébration de Thanksgiving semble être l’étalon absolu de l’américanité, quelque chose qui restera à jamais étranger et inaccessible à la génération 1,5 à laquelle appartient l’héroïne. La très belle plume de Suki Kim démontre toutefois qu’on peut très bien trouver sa place dans The Land of the Free, tout en gardant la fierté de ses racines. Un roman qui se lit avec plaisir et qu’on pourrait très bien adapter au cinéma. A bon entendeur...!
* * * * * * *
The Interpreter de Suki Kim, paru en 2003 aux éditions Picador, New York, ISBN 0-312-42224-5
Paru en français aux éditions Calmann-Lévy en 2004, sous le titre L’interprète, traduction de Maire Boudewyn, ISBN 978-2702134955 

Voir aussi:
Arthur Conan Doyle,1893, The Greek Interpreter 

Javier Marias,1992, Corazón tan blanco

Aussi paru sur le blog de l'aiic

jeudi 3 janvier 2013

Entre deux voix de Jenny Sigot Müller


Synopsis: Une jeune interprète fait ses premiers pas dans la profession. Elle se rend vite compte qu’il est difficile de se faire une place sur le marché et que les interprètes expérimentés craignent la concurrence que représente la jeune génération. Certains sont prêts à tout pour la faire disparaître.... Un roman à suspense, entrelardé d’une histoire d’amour, qui cherche à brosser un tableau de notre profession.

Le métier d’interprète de conférence est foncièrement toujours le même: il s’agit de transposer un message, de préférence oral, d’une langue à l’autre. Pour ce faire, les interprètes de conférence qui travaillent en simultanée se partagent, à deux, une cabine dans laquelle ils travaillent avec des écouteurs et des micros. Toutefois, selon qu’on soit fonctionnaire à la Cour de Justice européenne ou free lance en Amérique du sud, notre rythme de vie quotidien sera totalement différent. En lisant les aventures de Sonia Clancy, héroïne de Entre deux voix, je constate que mon expérience professionnelle ne correspond en rien au vécu d’une jeune interprète basée à Zurich.


Partager un espace exigu avec un(e) collègue qu’on n’a pas choisi n’est certes pas toujours facile, mais tout le monde fait un effort pour que la cohabitation se passe bien. Pour l’auteur, déterminer qui commencera à travailler en premier, qui prendra la première demi-heure dans notre jargon, donne lieu à toutes sortes de stratégies et de mini-drames. Il est vrai qu’on a souvent de la peine à se décider. Dans certaines organisations, où les réunions commencent systématiquement en retard, la première demi-heure est pour ainsi dire un cadeau. Dans d’autres, on doit s’organiser avec les autres cabines pour couvrir les relais 1), auquel cas ce sont les éventuels rendez-vous des uns et des autres ou le besoin de pouvoir passer un coup de fil à un moment précis qui décideront qui commence ou pas. Etre chef d’équipe vous fera prendre la demi-heure qui coïncide avec la fin prévue de la réunion. Et parfois on tirera au sort, mais il n’y a aucun avantage ou supériorité à être celui qui commence ou pas.

L’auteur nous décrit des interprètes qui insistent pour être assis à gauche ou à droite, d’autres qui notent les erreurs de leur collègue dans un petit carnet. Il y en a même qui allument le micro de leur collègue à leur place. Ce sont sans doute des us et coutumes qui ont cours outre-Sarine, car je n’ai jamais eu vent de ce genre de pratiques. Il semblerait aussi que la lumière s’éteigne et que la musique retentisse chaque fois qu’une réunion commence, un peu comme si on était au cinéma. Personnellement, cela ne m’est jamais arrivé, sauf peut-être au commencement d’un congrès syndical, lorsqu’on veut marquer le coup avec un son et lumière. J’apprends aussi que les interprètes donnent toutes sortes de noms à leur lieu de travail: la cabine, bien sûr, mais aussi la boîte, la cabane, la prison, les catacombes, le cockpit, la maison, la cage, les kits de verre... on pourrait encore ajouter le carnotzet ou le tipi, pourquoi pas? Les cabines que fréquente l’auteur sont en verre sur 360°, raison pour laquelle elle les compare à des cages de verre. Elle appelle ses collègues des cocabinières, alors que le terme que nous utilisons est concabin(e).

La cage de verre
Une des questions qu’on nous pose éternellement, après «mais comment vous faites?» ou encore «vous parlez combien de langues» est: «Vous travaillez pour une agence?» Patiemment, nous répondons pour la 739ème fois que non, nous ne travaillons pas pour une agence, nous sommes free lance, mais Sonia Clancy reçoit ses offres de travail, ses «mandats», par le biais d’une agence, qui semble toujours l’appeler la veille pour le lendemain. Elle n’a que l’anglais et le français, certes aller-retour, mais on l’envoie à Bruxelles faire un comité d’entreprise européen, où une dizaine d’interprètes chuchotent chacun pour leur délégué 2). Or, quiconque a déjà participé à une réunion en chuchotage sait fort bien qu’à dix langues, c’est tout simplement impossible à cause du brouhaha que cela entraîne. Plus personne ne parvient à entendre quoi que ce soit. Et puis, que se passe-t-il si le représentant des travailleurs danois voulait prendre la parole? Un retour en consécutive 3)? On y passerait une semaine. A moins qu’il ne s’agisse d’un comité d’entreprise où il n’y a que le Big Boss qui parle et les délégués travailleurs ne font qu’écouter sagement.
 
Le chemin de cette jeune interprète est semé d’embûches. On lui fait remarquer qu’elle aura de la peine à percer, étant donné qu’elle n’est pas bilingue. Voilà encore une idée reçue que les professionnels ne cessent de combattre: pour devenir interprète, nul besoin d’être bilingue, il faut surtout avoir une langue maternelle solide, qui ne dérapera pas sous l’effet du stress ou de la vitesse. Les bilingues sont souvent alingues et n’ont pas de vraie langue maternelle. Il y a bien sûr de vrais bilingues, mais ils sont plutôt l’exception que la règle. Quid alors des interprètes qui ont quatre langues passives? Devraient-ils être pentaligues?




Anglais-français ne suffit pas toujours
Ensuite, il y a les collègues chevronnés qui la redoutent, car elle leur fait concurrence. Il y en a même une qui l’enferme dans la cabine - la cage de verre - au terme de la journée de travail. C’est vraiment à se demander comment elle a pu faire, étant donné qu’il n’y a pas de verrous aux portes des cabines (pourquoi y en aurait-il?), ni à l’intérieur ni à l’extérieur. Il arrive bien que des gens frappent à notre porte avant d’entrer, ce qui est totalement absurde, car nous ne pouvons ni crier «Entrez!» ni nous lever pour ouvrir la porte.

L’auteur nous décrit la grande variété de sujets que nous avons à traiter dans notre vie professionnelle. Lorsqu’un avocat a besoin d’une interprète anglais-français au CERN, à Genève, on fait venir Sonia Clancy de Zurich, car on ne trouve pas d’interprètes dans la ville qui abrite une demi-douzaine d’organisations internationales. Une fois son badge en main, elle va partout-partout, car aucune porte ne lui résiste. Lorsqu’on la recrute pour une conférence médicale, elle se prépare en ingurgitant des séries télé américaines à haute doses, pour s’habituer à la vue du sang. Elle travaillera pour l’assemblée générale d’une compagnie pharmaceutique qui se déroule dans un stade, un lieu assez grand pour accueillir des milliers d’actionnaires. Elle aura même l’occasion d’interpréter le président des Etats-Unis, qui se déplace à Zurich à l’occasion de l’attribution d’un championnat sportif à une ville-hôte. Celui-ci insistera pour qu’elle pose à ses côtés sur la photo officielle, qui fera la une de tous les journaux dès le lendemain.


Décidément, j’ai beau avoir quelques heures de vol avec mes vingt-deux ans d’expérience dans la profession, je ne me reconnais pas du tout dans la description qu’en donne Jenny Sigot Müller. Elle affirme notamment que les interprètes ont une autre voix lorsqu’ils travaillent, d’où le titre de l’opus. Nous revêtirions une voix de travail, un peu comme l’avocat qui revêt sa robe. Cela ne m’a jamais frappée. Il est clair que nous passons notre temps à prononcer des idées qui ne sont pas les nôtres, mais notre voix reste la même. Je ne peux que constater que le marché zurichois m’est totalement étranger et que nos vécus ne coïncident manifestement pas.


La rivalité existe, c’est indéniable. Certains collègues sèment des insinuations malveillantes pour éliminer la concurrence, sans forcément qu’il y ait de clivage jeune/vieux. Il est vrai aussi que certains jeunes interprètes arrivent en conquérants, comme si le monde n’attendait qu’eux. Ceux-là seront plutôt fraîchement accueillis par leurs aînés et le jour où on apprend qu’ils sont devenus fonctionnaires à l’ONU, tout le monde pousse un soupir de soulagement, car cela signifie qu’on n’aura plus à les croiser (voir L’ONU a mal à ses interprètes). Il y a, par ailleurs, beaucoup de nouveaux venus qui savent avoir la bonne attitude, tout en faisant preuve de compétence et de collégialité et qui s’intègrent harmonieusement dans le petit univers que nous formons. Cela vaut pour n’importe quel groupe humain. Le nouveau qui débarque, quel que soit son âge ou sa profession, aura intérêt à commencer par faire profil bas et observer ce qui se fait et ce qui ne se fait pas.





Si ce roman avait pour but de faire connaître notre profession, on aurait alors aimé qu’il soit un peu plus proche de la réalité. La fiction permet certes une grande liberté, mais point trop n’en faut non plus. Lorsque Sonia Clancy se fait enfermer dans la cabine par sa collègue (???), elle regrette que les écouteurs aient déjà été rangés dans une valise (???) et qu’il soit par conséquent impossible de se relier aux haut-parleurs dans la salle (???). On nage en pleine science fiction. Elle se lie d’amitié avec divers délégués, ce qui est généralement très mal vu. On attend de nous une certaine distance et une certaine discrétion.



Je vais sans doute passer pour une vieille aigrie qui n’aime pas voir arriver de brillants jeunes concurrents. Je souhaite néanmoins beaucoup de succès littéraire à Jenny Sigot Müller, même si cela signifie que nous aurons encore beaucoup de mythes à détricoter. Je me console en me disant que les films et les séries-télé sur les chirurgiens esthétiques ou les médecins légistes sont encore plus fantaisistes que tous les romans qui décrivent notre profession. La fiction est tellement plus marrante que la réalité!




Quatrième de couverture:Jusqu’où iriez-vous par amour ? est une question fréquente. Mais jusqu’où iriez-vous par haine ? Jusqu’où ?Sonia Clancy, jeune interprète de conférence diplômée a tout pour réussir. Elle est motivée, sérieuse, douée pour les langues. Mais c’était sans compter sur un détail ou plutôt une personne qui allait croiser son chemin.Très vite, la cabine, son lieu de travail, se transforme en cage de verre et entre ses parois oppressantes, Sonia risque à tout moment de perdre sa voix.Premier roman de Jenny Sigot Müller, « Entre deux voix » ouvre les portes de la cabine d’une interprète de conférence, ce huis clos méconnu du public où tout devient possible, même l’impensable.

Voir aussi:
Le site du roman : ICI  
Jenny Sigot Müller au journal télévisé du 30 novembre 2012: ICI
Article dans Migros-Magazine: ICI
La page facebook du roman: ICI
Disponible sur amazon.fr: ICI
Interview dans WSLintern: ICI 
(Institut fédéral de recherche sur la forêt, la neige et le paysage WSL)


Relais, pivots et retours (2)
Relais, pivots et retours (3)

2)  Jenny Sigot Müller lit un extrait de son roman: ICI
Aussi sur vimeo

3) L’interprète chuchote dans l’oreille du délégué. Lorsque celui-ci veut prendre la parole, l’interprète prend des notes et reproduit le message dans une autre langue. C’est l’interprétation consécutive, qui ne peut fonctionner qu’entre deux langues. On peut également traduire une phrase à la fois, sans prendre de notes.

dimanche 2 septembre 2012

The Summer Before the Dark, (L’été avant la nuit) de Doris Lessing

 
Synopsis : Au commencement de l’été 1973, une femme de 45 ans, épouse et mère de quatre enfants, est à un tournant de sa vie. Ses enfants quittent le foyer un à un, sa jeunesse prend fin et elle s’appprête à entrer dans l’âge mur. Une expérience professionnelle imprévue va venir tout bouleverser.

Dans ce roman, Doris Lessing explore les émotions d’une femme sur le point de franchir une étape importante de son existence. Le fil conducteur cherche sans doute à être féministe, à nous décrire une femme qui veut s’émanciper de son rôle d’épouse et de mère, mais chassez le naturel et il reviendra au triple galop. Voilà la conclusion à laquelle aboutit l’auteur.

Le mari de Kate Brown est médecin. Il voyage beaucoup et participe à de nombreux congrès. Dans un aéroport, il a fait la connaissance d’Alan Post, qui travaille dans l’univers fascinant des organisations internationales, Global Food en l’occurrence. Alors que Kate sert le café à ces messieurs, il apparaît que la prochaine conférence de ladite organisation est en grande difficulté : plusieurs traducteurs font défaut, pour diverses raisons (maladies, empêchements divers).  Chérie, ne voudrais-tu pas nous dépanner ? Le lecteur apprend alors que le père de la protagoniste était d’origine portugaise et que, dans sa jeunesse, Kate a passé une année auprès de son pépé à Lourenço Marques (actuellement Maputo). Il n’en faut pas plus pour qu’elle accepte ce travail. D’ailleurs, elle commencera dès le lendemain.

Que faut-il pour devenir interprète, selon Doris Lessing ? Avant tout, plusieurs années d’expérience dans le dévouement maternel et conjugal, car les délégués, dont le travail est harassant, ont besoin qu’on s’occupe d’eux et qu’on soit toujours à leur disposition, prête à les aider. La veille de son premier jour de travail, Mrs Michael Brown commence par faire la vaisselle et ranger la cuisine, après quoi elle relit le roman qu’elle a traduit, il y a fort longtemps, de portugais en anglais. Elle se remémore ensuite les bons moments passés avec son grand-père au Mozambique (Portuguese East Africa à l’époque). Une bonne nuit de sommeil et la voilà fin prête à traduire à grande vitesse de l’anglais, du français et de l’italien vers le portugais et inversément. On peut se demander comment se passe le « inversément » (and back again, dans l’original). Avoir passé une année au Mozambique, il y a plus de vingt ans de cela, lui donne la compétence nécessaire pour interpréter de l’anglais, du français et de l’italien vers le portugais, le tout simultanément, bien sûr ! L’auteur ne parle jamais que de traducteurs, le mot « interprète » n’apparaît qu’une seule fois, presque accidentellement.


Global Food est aux anges qu’elle ait bien voulu accepter de venir les sauver dans leur immense embarras. Les délégués reviennent dans la salle de réunion dès qu’ils apprennent que Kate Brown est arrivée. Elle est immédiatement très compétente dans son travail et les lusophones viennent tous la féliciter personnellement de son excellente maîtrise de la langue portugaise. Il faut ajouter que, quand elle était jeune, elle a dactylographié le manuscrit d’un ouvrage sur la culture du café, pour dépanner un ami, car elle est toujours prête à rendre service. Elle connaît ainsi parfaitement le sujet des délibérations de cette importante commission pour laquelle elle travaille maintenant. L’auteur nous dira d’ailleurs que Kate Brown est la seule traductrice dûment qualifiée pour ce travail, en portugais. Etant donné que c’est son premier jour de travail, elle est toute surprise de voir arriver une relève, au bout de deux heures : an incredibly short time !


La salle de réunion a d’immenses baies vitrées. On est bien là dans la fiction, étant donné que les architectes ont horreur de la lumière : les salles de réunion sont souvent borgnes, si possible en sous-sol et surtout sans fenêtres. Ou alors, s’il y a des fenêtres, il y aura aussi d’épais rideaux qu’on fermera pour mieux voir les Power Points dont on nous afflige jour après jour. Quant aux délégués, what an extraordinarily attractive lot they were ! Ils dégagent un air d’assurance, ils ont une autorité et une élégance naturelles, ils sont à l’aise dans cet univers un peu magique, en un mot, ils sont vibrionnants de puissance et de pouvoir.



Le roman donne alors une description assez exacte, il faut le reconnaître, du fonctionnement du système :


At each place around the table was machinery for receiving languages not one’s own translated into one’s own : sound transformed in its passages from speaker to hearer. By Kate, among others. There were switches, each one a door into a foreign tongue. There were headphones. In glass-walled cubicles at either end of the room were more switches, receiving apparatus, headphones. It would be Kate’s task to sit in one of these cubicles, to listen to speeches made in English, French and Italian, and to translate them as she listenend into Portuguese, which she would speak aloud into a transmitter connected with the ears of the Portuguese speakers – mostly Brazilian , who did not speak English, or who did, but preferred, nevertheless, their own tongue. She would be like a kind of machine herself: into her ears would flow one language, and from her mouth would flow another.
 A noter toutefois qu'ici les translators travaillent toujours seuls.

Très rapidement, les délégués se rendent compte que Mrs Michael Brown est non seulement une brillante interprète, mais qu’elle est une sorte de mère pour eux, une nounou, une main tendue, une oreille bienveillante. Ils accourent vers elle pour toutes sortes de bons conseils : quelle crème pour la peau leur conseillerait-elle ? Où trouver des spécialités anglaises ou du bon whisky ? Un bon restaurant ? Elle se rend compte qu’elle est devenue un perroquet fort habile (a skilled parrot) et qu’on l’apprécie énormément, car elle est toujours prête à dépanner et à donner un coup de main. Il lui faut cependant de nouveaux habits pour être admise dans le monde merveilleux et privilégié des grandes conférences internationales. Avant d’aller faire du shopping, elle demande combien elle sera payée et étouffe un cri lorsqu’elle entend le montant faramineux qu’on lui promet pour ses services. Elle gagnera presque autant que son mari neurologue, c’est dingue !



Kate Brown a un talent remarquable. Certaines personnes ont besoin de plusieurs semaines avant de parvenir à traduire ainsi, à grande vitesse (to translate at speed). Elle ne tarde d’ailleurs pas à être promue : elle sera responsable du bon déroulement des réunions, elle veillera à ce qu’il y ait des blocs de papier et des crayons dans la salle et que tout le monde ait de l’eau. En tant qu’épouse et mère, elle a l’habitude de gérer ce genre de choses. Elle est maintenant parfaitement à l’aise dans sa nouvelle vie, qu’elle trouve bien plus légère et insouciante que celle de femme au foyer. Elle a même l’impression de ne rien faire ! Ne pourrait-elle pas au moins donner un coup de main aux traducteurs ? Tout le monde autour d’elle est sympa, il n’y a jamais la moindre tension, les délégués qui gravitent dans ces sphères cosmopolites semblent n’avoir jamais souffert, jamais eu faim, jamais pleuré tout seuls dans le noir. Ils s’affrontent certes dans la salle de réunion, chacun devant défendre des intérêts nationaux, mais le reste du temps, ce n’est qu’amour et harmonie universelle.

Le contrat est court, un mois, tout au plus – de nos jours, cinq jours consécutifs, c’est carrément le Pérou ! On le lui prolonge, Global Food ne peut plus se passer d’elle. La nouvelle conférence aura lieu à Istanbul. Ahmed, un employé de l’hôtel, sera son homologue. Il est ravi qu’elle ait ce qui lui manque, à savoir l’italien et le portugais, car lui-même n’a que l’anglais, le français et l’allemand. A eux deux, ils vont veiller au bon déroulement de la réunion, que la salle soit en ordre et que tout le monde ait un bloc, un stylo et de l’eau. Kate Brown se tient assise dans une salle adjacente, au cas où on aurait besoin d’elle : elle sautera alors sur le micro et se mettra au service des délégués. Elle se décrit comme un perroquet maternant parlant couramment les langues (a fluent parrot with maternal inclinations). Elle se sent vaguement coupable, car elle trouve qu’elle gagne des sommes folles alors qu’elle ne fait vraiment pas grand-chose. Elle soupçonne d’ailleurs que tout ceci ne soit qu’une immense combine pour se remplir les poches: Nonsense, it was all nonsense ; this whole damned outfit, with its committees, its conferences, its eternal talk, talk, talk, was a great con trick ; it was a mechanism to earn a few hundred men and women incredible sums of money. C’est Doris Lessing qui parle, en 1973.

Doris Lessing
Tout comme Bruno Salvador chez John le Carré, Kate Brown est au centre de la conférence. Elle est le soleil autour duquel gravitent tous les participants venus des quatre coins de la planète. Mère universelle, elle dispense amour, soins et bienveillance. Son travail est si intense au plan humain, que la tête lui tourne, elle est comme enivrée. Doris Lessing se lance alors dans un délire autour des hôtesse de l’air qui sont, elles aussi, entourées d’hommes et de femmes qui sillonnent le monde pour aller d’une réunion à l’autre. Elles aussi dispensent de l’amour, elles aussi attirent tous les regards et sont des astres vers lesquels migre l’activité foisonnante et excitante des instances internationales. L’interprétation de conférence est à la fois un travail exigeant (this demanding work), mais aussi un job comme un autre (quite an ordinary sort of job after all). Pour l’auteur, employé d’hôtel polyglotte ou hôtesse de l’air sont des professions comparables : il y s’agit surtout de dorloter les gens.

Une fois la conférence d’Istanbul terminée, Kate Brown aide les délégués dans leurs préparatifs de départ, elle prend encore un rendez-vous chez le coiffeur pour une participante venue du Sierra Leone. Elle s’est fait plein d’amis et a maintenant des invitations à venir leur rendre visite dans le monde entier. Cette incursion dans la vie professionnelle a bouleversé sa vie : la voilà qui part en Espagne avec un homme bien plus jeune qu’elle. Les deux-tiers restants du roman nous la décrivent faisant la garde-malade auprès de son toy boy qui souffre d’un mal étrange. Elle lui tient la main, observe son moindre souffle, essaie de trouver un médecin. Son rôle d’épouse et de mère lui colle décidément à la peau, il ne sert à rien d’essayer de s’émanciper. Elle finit par revenir à Londres, loue une chambre chez des hippies, erre et délire. A la dernière ligne, elle s’éclipse discrètement pour retourner chez elle, chez son mari. Comme quoi, les choses finissent toujours par rentrer dans l’ordre.

A tous ceux qui ne connaissent pas ce métier : tout ceci n’est qu’un tissu de fariboles à dormir debout. Un fonctionnaire ne devient pas quelqu’un de fascinant du simple fait qu’il est international. Les âmes des délégués ne sont pas plus nobles que celles de l’humain lambda, bien au contraire. Les conférences ne servent pas toujours à sauver l’humanité. Il est exclu que nous maternions qui que ce soit, d’ailleurs comment Doris Lessing imagine-t-elle les interprètes masculins ? Jouent-ils les papas ? Nous ne sommes surtout pas au cœur de l’attention de tous, au contraire, le bon interprète est celui qu’on oublie, l’auditeur doit avoir l’impression d’entendre l’original en direct, sans bafouillements, sans cliquetis de bijoux, sans râclements de gorge, de froissements de papier ou de glouglous d’eau qu'on verse en travaillant.

Décidément, notre profession suscite bien des fantasmes fantasmagoriques.

L'interprète de conférence est un animal fantastique
The Summer Before The Dark, Vintage International, 1973 (ISBN 978-0-307-39062-2) - L'Été avant la nuit, Albin Michel, 1981 (Livre de poche, 1992, ISBN 2-226-01275-3).

Le chapitre intitulé Global Food est celui où il est question du métier d’interprète de conférence.

Doris Lessing  a obtenu le Prix Nobel de littérature en 2007.

vendredi 2 décembre 2011

Hauch der Hydra – Helga Murauer


Synopsis : Sara Fazzan, interprète de conférence (cabine allemande avec l’italien en langue B et d’autres langues dans sa combinaison, comme l'anglais et le français, en train d’apprendre le portugais), entend par hasard des bribes de conversation entre deux Italiens qui envisagent d’assassiner un homme politique devenu gênant. Elle se trouve impliquée, bien malgré elle, dans une course poursuite impitoyable et doit constamment chercher à échapper à ceux qui lui veulent décidément beaucoup de mal. Le roman nous emmène dans différents lieux et nous décrit l’incroyable pouvoir de la mafia, ainsi que la dure vie des témoins protégés.
Contrairement au roman de John le Carré dont il était question dans le premier article de cette série, la profession d’interprète de conférence est décrite ici dans sa réalité, étant donné que l’auteur appartient elle-même à ce corps de métier. Cette histoire pourrait arriver à n’importe qui, mais notre travail nous donne sans doute plus souvent qu’à d’autres l’occasion d’entendre des choses qui devraient rester privées.

L’héroïne est, malgré elle, témoin d’un échange entre deux personnages qui trament de noirs desseins. Ce n’est toutefois pas en cabine, en sa qualité d’interprète, qu’elle entend ces propos, mais dans la salle de repos. La conférence pour laquelle elle travaille, un congrès syndical, se tient vraisemblablement dans un hôtel, en tous cas dans un lieu où des cabines mobiles auront été montées à titre provisoire. La salle de repos des interprètes aura, elle aussi, été bricolée à l’aide de rideaux et de paravents, ce qui explique de façon parfaitement vraisemblable les circonstances qui font démarrer cette aventure décoiffante.

La cathédrale de Florence

Les interprètes étant des personnes extrêmement mobiles, ils n’ont pas de bureaux, mais des pièces qui leur sont réservées, avec quelques fauteuils, quelques téléphones, éventuellement un ou plusieurs ordinateurs, un tableau d’affichage. C’est le lieu où on trouve un peu de silence, où on peut déposer son manteau ou sa valise, où on donne rendez-vous à des collègues. Ce genre de coin tranquille n’est généralement pas prévu dans les hôtels ou autres sites improvisés où les conférences peuvent avoir lieu. C’est pourquoi, dans ce roman, cet espace n’est délimité que par de fines cloisons.

L’auteur décrit de façon tout à fait réaliste le déroulement d’une réunion. Les interprètes sont à deux dans une cabine et font chacune à leur tour une demi-heure. La deuxième réunion où travaille l’héroïne est toutefois différente : il s’agit cette fois-ci de chuchotage, mais le vrai, pas la version cinéma. Il n’y a qu’un participant germanophone qui ne comprend pas l’italien. L’interprète se place à ses côtés et chuchote simultanément en allemand ce qui se dit en italien dans la salle. Lorsque le germanophone – un commissaire européen – prend la parole en allemand, elle prend des notes pour restituer ensuite le message en italien, par après, c’est-à-dire en consécutive. Les participants qui comprennent l’allemand rient lorsque le commissaire fait des plaisanteries, en revanche, les italophones qui dépendent de l’interprète ne rient que lorsque celle-ci répétera le message, en italien. Contrairement à Bruno Salvador 1), qui fixe une bouteille de Perrier et parle sur un ton monotone, Sara Fazzan s’adresse à son public et parle avec une intonation animée. Elle ne rendrait pas service à son commissaire allemand si elle ne le faisait pas.


On croit souvent que la consécutive est plus facile. En effet, la simultanée paraît tout simplement magique et surhumaine, un tour d’acrobatie impossible pour le commun des mortels. En réalité, la plupart des interprètes chevronnés préfèrent de loin la simultanée. Non seulement elle nous permet de nous cacher dans nos cabines, qui sont en général placées loin, au fond de la salle, mais la durée de mémorisation du message à transposer est bien plus courte. N’oubliez pas que nous répétons les idées de quelqu’un d’autre et lorsqu’il s’agit du décret-loi N° 4561/02 sur le droit hypothécaire luxembourgeois ou encore des limites maximales de résidus de ractopamine, on préfère évacuer ça le plus vite possible. En consécutive, nous sommes sous les feux de la rampe, avec plusieurs dizaines de paires d’yeux braqués sur nous. Il faut savoir parler en public, ne pas être perturbé par le trac et être capable de relire les notes qu’on a prises à la hâte, parfois debout dans l’obscurité, alors que l’orateur raconte en quatrième vitesse l’histoire du château dans lequel se déroule le dîner de gala.

Contrairement aux conférences en simultanée, avec cabines et écouteurs, les prestations de chuchotage et/ou consécutive peuvent se faire seuls, ce qui est le cas ici. Après avoir terminé le travail proprement dit, Sara Fazzan est encore priée de servir de truchement, tard le soir, entre le commissaire et quelques journalistes. Lorsque les conférences se déroulent dans des lieux isolés – belles villas sur le lac de Côme, châteaux, croisières ou autre – les interprètes sont généralement plutôt farouches et préfèrent décliner les invitations au dîner ou au cocktail 2). En effet, nous savons d’expérience que nous finissons souvent par devoir interpréter entre des convives ou alors répondre aux sempiternelles questions : « Mais comment faites-vous ? Et vous parlez combien de langues ? »

Cabines mobiles
C’est à l’occasion de ce contrat d’un jour en chuchotage que les choses commencent à se corser pour notre héroïne. Elle n’a qu’une envie : prendre la poudre d’escampette ! Mais c’est impossible. En supposant qu’elle trouve le moyen matériel de s’en aller de ce lieu isolé, son absence serait immédiatement remarquée. En effet, même en simultanée, où on nous ignore royalement – l’interprétation étant réalisée par le petit bouton qui se trouve sur le pupitre des délégués – si les interprètes sont absents ou qu’il y a un problème technique avec la sono, la réunion ne peut tout simplement pas commencer.

Nous suivons ensuite la protagoniste dans une réunion à Bruxelles, probablement à la Commission européenne. Un Italien s’exprime (mal) en français, mais lorsqu’il repasse à l’italien, c’est Sara qui se charge de l’interpréter. Il arrive très souvent que les orateurs passent d’une langue à l’autre ; les interprètes doivent alors se relayer s’il s’agit d’une langue que l’un ou l’autre ne connaît pas. Lorsque l’orateur parle sa langue maternelle – ici : l’italien – il s’exprime bien mieux, plus clairement, son débit est facile à suivre et à comprendre, donc plus agréable à interpréter et le message peut être fidèlement transposé. C’est ce que nous ne cessons de demander, mais, pour une raison mystérieuse, les délégués préfèrent tous s’exprimer en globish 3) ou en BSE 4) (Badly Spoken English). Ils pensent que cela va plus vite et qu’ainsi, tout le monde les comprendra mieux. S’ils savaient…. Lorsque c’est ensuite au tour d’un orateur germanophone de prendre la parole, Sara parvient enfin à échanger quelques mots avec sa collègue, puisque la cabine allemande n’a alors rien à interpréter.

Ponte Vecchio, Firenze
Notre héroïne doit constamment fuir, se cacher et se méfier de tous. Mais quand elle travaille, elle est si concentrée qu’elle parvient, pendant quelques instants, à oublier les mafieux qui sont à ses trousses. Son métier est idéal, car il lui permet de changer constamment de lieu, en fonction de ses différents engagements. Tout le monde associe la vie d’interprète aux voyages. Ce n’est certainement pas faux mais, même si le travail proprement dit reste toujours le même, la fréquence des voyages et le type de destination dépendront énormément du domicile de l’interprète et de sa combinaison linguistique. En effet, si vous êtes basé à Genève ou à Bruxelles, qui concentrent un grand nombre de réunions, il se pourrait bien que vous ne voyagiez jamais, surtout si vous n’avez que des langues banales. En revanche, si vous habitez à Vienne ou à Londres, vous aurez souvent à vous déplacer, surtout si vous avez le russe ou le suédois. Les collègues qui sont domiciliés en Afrique ou en Asie font couramment de très longs voyages et passent la majeure partie de leur vie ailleurs que chez eux.

Le roman commence dans la petite localité de Senigallia, en Italie, d’où nous partons pour Lisbonne, puis Bruxelles ; nous visiterons ensuite le lac de Côme, Florence, Paris, Salonique, Prague, Tenerife, Tuscania (Italie), Malte, Londres et pour finir : retour à la case Florence, domicile de l’héroïne. Le roman décrit la vie presque ordinaire d’une interprète de conférence. Ce qui m’a intriguée, c’est que Sara Fazzan ne semble pas être en possession d’un ordinateur portable ni d’un téléphone mobile, ce qui est parfaitement inconcevable de nos jours. L’autre chose invraisemblable, c’est la romance avec un commissaire européen, mais c’était sans doute nécessaire pour les besoins de l’intrigue. N’oublions pas qu’il s’agit d’une œuvre de fiction et toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite !

Hauch der Hydra, par Helga Murauer, Collection Bitter Böse, éditions ViaTerra
ISBN 978-3-941970-04-5
Le roman n'est pas encore traduit en français.

Texte paru dans la revue Hieronymus (www.astti.ch), décembre 2011
Texte paru dans Communicate (www.aiic.net) en avril 2013
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1) Le personnage du chant de la mission, de John le Carré
2) Dans le précédent article, j’écrivais qu’il n’y avait jamais de cocktails à la fin de la journée de travail. Cela peut bien sûr arriver, mais nous devons souvent y travailler (discours de bienvenue, etc.)
3) Global English
4) Egalement l’abréviation de Bovine Spongiform Encephalopathy

Voir aussi: Le Chant de la Mission de John le Carré et The Summer Before the Dark de Doris Lessing



Interview de l’auteur:

Qu’est-ce qui vous a donné l’idée d’écrire ce roman? Ich habe wie viele Dolmetscher im Laufe meines Berufslebens gelegentlich kurze Gespräche, Bemerkungen etc. gehört, die unwissentlich bei offenem Mikrophon gemacht wurden und keineswegs einen öffentlichen Charakter hatten. Bei einer Plauderei mit Kolleginnen über diese Missgeschicke entstand die Idee, dies in einem Buch zusammen mit einigen wahren und vielen erfundenen Begebenheiten der italienischen Politik zu behandeln. Darüber hinaus wollte ich aber auch ein wenig über das Leben einer Konferenzdolmetscherin schreiben, die vorwiegend fern von ihrem Wohnort arbeitet - meine persönliche Erfahrung und natürlich auch die vieler Kolleginnen.

S’agit-il d’un premier roman? Qu’avez-vous écrit d’autre? Hauch der Hydra ist mein erster Roman. Ich habe außerdem einige Kurzkrimis in verschiedenen Anthologien und ein paar Essays und Reiseberichte in einer italienischen Zeitschrift veröffentlicht.

Dans quelle mesure est-ce autobiographique? Avez-vous entendu des choses que vous n’auriez pas dû entendre? L’héroïne a-t-elle la même combinaison linguistique que vous? Autobiografisch ist in meinem Text vor allem die Liebe zu den Sprachen, die Arbeit in der Kabine, die Reisen, die beschriebenen Orte, an denen ich auch gearbeitet habe. Wie Sara Fazzan lebte auch ich bis vor kurzem in Florenz, wohnte ebenfalls in der Altstadt und benutzte vor allem das Fahrrad als Transportmittel. Unsere Sprachkombination ist ebenfalls ähnlich, Portugiesisch habe ich aber nie gelernt. Sonst, glaube ich, ähneln wir uns nicht, außer natürlich das ganz unwillkürlich Persönliche, das beim Schaffen eines Charakters fast unvermeidlich mit einfließt.

Comment vos collègues ont-ils accueilli votre roman? Von meinen Kollegen habe ich viele sehr freundliche und positive Rückmeldungen bekommen, da sich wohl mehrere in Sara Fazzan wiedergefunden haben oder viele Parallelen zu ihrem Leben sahen.

Avez-vous d’autres projets littéraires? Zur Zeit arbeite ich an den letzten Kapiteln eines weiteren, ebenfalls politisch gefärbten Thrillers. Diesmal ist die Hauptfigur eine junge Geologin, die in Libyen in der Zeit von Gaddafis Machtergreifung für eine Erdölgesellschaft arbeitet. Es geht um Erdöl, Korruption, Wirtschaftsinteressen und wie Gaddafi seinen praktisch unblutigen Putsch vollbrachte, dazu kommt natürlich - wie könnte es anders sein - eine Liebesgeschichte, aber auch der Konflikt Israel/Palästina, der in den arabischen Ländern immer präsent war. Ich habe selbst sechs Jahre in Libyen gelebt und war auch zu jener Zeit in Tripolis.

Où peut-on se procurer votre roman? Hauch der Hydra kann bei www.amazon.de, direkt beim Verlag (www.viaterra-verlag.de) oder im Buchhandel bestellt werden.

vendredi 2 septembre 2011

Le chant de la mission – John le Carré



Synopsis
:
Fils naturel d'un missionnaire catholique irlandais et d'une villageoise congolaise, Bruno Salvador, alias Salvo, a gardé de son enfance africaine une passion immodérée pour les langues. Devenu interprète éminent, il est régulièrement sollicité par de grandes entreprises et des tribunaux, mais aussi par le Renseignement britannique. Envoyé sur une île perdue pour une mission d'interprétariat lors d'une conférence secrète entre des bailleurs de fonds occidentaux et des chefs de guerre rivaux dont l'objectif affiché est de rétablir l'ordre et la paix en République démocratique du Congo, il devient malgré lui le seul témoin des machinations cyniques qui s'ourdissent dans l'ombre pour dépouiller de ses richesses un pays déjà ravagé par la guerre. Or l'amour qu'il porte à Hannah, la belle infirmière congolaise, a rallumé en lui l'étincelle de la conscience africaine qui couvait sous l'éducation catholique rigide jadis reçue à l'école de la Mission. Le naïf Salvo saura-t-il s'affranchir des inhibitions qui le brident pour devenir le héros d'un noble et dangereux combat ?
La profession d’interprète de conférence est auréolée de glamour, de mystère et de fascination. The Mission Song de John le Carré 1) reprend un à un tous les clichés et tous les poncifs qui circulent à notre sujet : les interprètes sont des demi-dieux qui tutoient les grands de ce monde ; ils voyagent en classe affaires et descendent dans les hôtels de standing, car rien de moins grandiose ne rendrait justice à leur gloire. Que de fadaises !


Voyons un peu ce que cela donne. Le personnage principal de ce roman, Bruno Salvador, annonce la couleur dès la deuxième phrase en indiquant quelle est sa profession : I am […] by profession a top interpreter of Swahili and […] the languages of the Eastern Congo […] hence my mastery of French 2). Voilà de quoi nous laisser perplexes. Personnellement, je ne connais aucun interprète qui déclamerait urbi et orbi qu’il est parmi les meilleurs de sa profession. On imagine tout aussi mal une cantatrice ou un chirurgien se présenter ainsi : je suis une personne éminente, c’est moi le meilleur. En outre, on comprend mal s’il interprète vers le swahili à partir du français ou vers l’anglais à partir du lingala. Ainsi, dès la première page, l’auteur étale au grand jour sa parfaite incompréhension de notre profession, ce qu’il confirme d’ailleurs au fil des pages suivantes. En effet, notre héros interprète dans tous les sens, même entre langues africaines. Il œuvre toujours seul, plusieurs heures d’affilée et son travail consiste essentiellement à être au service de la police ou de l’hôpital. Il sert de truchement entre ces instances et quelque pauvre diable africain. Voilà ce qu’il appelle être un top interpreter alors qu’en réalité, cela s’appelle être interprète communautaire, une variante de la profession qui ne demande aucune formation particulière, si ce n’est de savoir l’albanais, l’arabe ou l’urdu, selon la vague de réfugiés du moment. Il dit avoir un Master of Science degree in Translation and Public Service Interpreting. Pardon ? Il a aussi réalisé de nombreux interpreterships. Pas sûr qu’on trouve ce mot dans le dictionnaire… 3) Le terme top interpreter me ferait à la rigueur penser à ceux de mes collègues qui travaillent pour le G20 ou au sommet de Davos, mais ils n’utiliseront jamais ce qualificatif en parlant d’eux-mêmes, étant donné que, dès le contrat suivant, ils feront une réunion parfaitement terre à terre, sans le moindre chef d’Etat à l’horizon. Notre profession nous permet certes parfois de côtoyer, de très loin et cachés dans nos cabines, des gens qui ont leur photo dans le journal, mais elle nous contraint aussi constamment à rester humbles et à ne faire que de l’à-peu-près, étant donné qu’il nous est impossible de chercher le mot exact sur l’instant si nous ne le connaissons pas.

C’est la femme du héros, journaliste, qui travaille jusqu’à pas d’heure et qui lui téléphone pour lui dire qu’elle est retenue par une interview très importante. Du coup, il va passer la soirée tout seul au cybercafé. Le roman a été écrit en 2006, date à laquelle tout interprète digne de ce nom a un laptop et la WiFi à la maison. A l’hôpital, ce sont les infirmières qui lui donnent des instructions, voire des ordres, et qui signent un rapport attestant de la qualité satisfaisante du travail effectué, ce qui ne se fait évidemment jamais. Bruno Salvador travaille en free-lance. A qui va-t-il donc présenter son rapport de mission ? Les infirmières le prient instamment de répéter fidèlement les questions à interpréter, ce qui est une insulte : demanderait-on à un dentiste de bien faire son plombage ? Notons en outre qu’il n’y a personne d’autre que les infirmières pour prendre note des réponses du patient rwandais. Une des infirmières étant congolaise, Bruno Salvador interprète de swahili en kinyarwanda et retour, bien évidemment.


Les traducteurs ne sont pas en reste dans ce roman, jugez plutôt : Never mistake, please, your mere translator for your top interpreter. An interpreter is a translator, true, but not the other way round. A translator can be anyone with half a language skill and a dictionary and a desk to sit at while he burns the midnight oil : pensioned-off Polish cavalry officers, underpaid teachers, and anyone else who is prepared to sell his soul for seventy quid a thousand. He has nothing in common with the simultaneous interpreter sweating it out through six hours of complex negociations. Your top interpreter has to think as fast as a numbers boy in a coloured jacket buying financial futures. Better sometimes if he doesn’t think at all, but orders the spinning cogs on both sides of his head to mesh together, then sits back and waits to see what pours out of his mouth (p.14). On reste sans voix. La seule chose qui soit en partie exacte, c’est qu’il vaut mieux parfois ne pas réfléchir à ce qu’on dit, parce que le raisonnement de l’orateur n’est pas toujours parfaitement limpide ni cohérent.

Non seulement nous ne travaillons pas plus de trois heures à deux en cabine 4), mais il n’arrive jamais au grand jamais qu’au terme de la journée – between close of business and the cocktail frenzy – les délégués viennent vers nous en disant : Hey, Salvo… ! 5) Les délégués prennent grand soin de nous ignorer car, à leurs yeux, nous faisons partie du personnel, au même titre que les huissiers et les femmes de ménage. Ils ne connaissent bien évidemment pas nos prénoms. Ils ne connaissent d’ailleurs pas nos noms de famille non plus. Quant au mythe des cocktails façon jet set, vous repasserez. Non seulement il n’y a pas de cocktails, mais, une fois le travail terminé, tout le monde détale, comme des rats quittant le navire, qui pour aller chercher ses enfants, qui pour se rendre à son cours de yoga, de gym ou de tango, ou simplement faire des courses. Nous menons des vies très prosaïques en somme, contrairement à ce que veut la légende, qui a décidément la vie dure.

Les interprètes de le Carré exécutent d’autres tâches que nous, comme la transcription des enregistrements, sans doute obtenus au moyen d’écoutes placées ici ou là, assis chacun seul dans une cabine, dans une salle contenant quarante cubicles, supervisées par un floor manager installé sur une galerie dominant le tout (p.40). Notre top interpreter se sent très fier de travailler pour MI6. Une de nos collègues anglaise a en effet travaillé de la sorte, il y a fort longtemps, mais cela n’a rien à voir avec de l’interprétation, bien que cela puisse servir de passerelle vers ce métier.


Un peu plus loin (p.60), Bruno Salvador raconte qu’il lui arrive d’avoir le privilège d’assister à des high-level conferences, où les délégués prononcent tous leur discours en anglais à la tribune. Forcément, puisque c’est international. C’est dans les corridors qu’il officie, servant de lien entre les délégués, dans leurs langues respectives, en aller-retour 6), cela va de soi. Dommage qu’il ne nous explique pas comment les délégués trouvent l’interprète qu’il leur faut. Suffit-il de traîner au bar en attendant qu’on vous harponne en passant ? C’est bien évidemment l’inverse qui se passe dans la réalité : chaque organisation a un chef interprète qui répartit les équipes dans les cabines des différentes salles, en fonction des langues demandées et des horaires de travail. Il est inconcevable que nous allions faire des heures supplémentaires dans les corridors ou au bar, c’est probablement même interdit. Ce serait en tout cas très mal vu. Nous pouvons bien sûr rendre service à quelqu’un qui ne sait pas comment prendre son ticket de bus, mais cela s’arrête là.

People expect their interpreters to be small, studious and bespectacled (p.57). Ouf ! Moi qui craignais plutôt qu’on ne nous imagine toutes en tailleur Mugler et sac YSL (costard Hugo Boss et cravate Hermès pour les messieurs). A vrai dire, on trouve de tout parmi nos rangs : des petits et des gros, des jeunes et des (parfois très) vieux, des Birkenstock ou des Vuitton. Pas de gothiques ou de punks heavy metal toutefois, je vous rassure.

Non seulement notre ami anglophone traduit un contrat, donc un texte de nature juridique, de français en swahili, mais il pratique aussi une sorte de simultanée spontanée sans cabine, vers le français cette fois-ci, qui n’est pas vraiment de la consécutive non plus, puisqu’il termine quasiment en même temps que l’orateur (p.127). Il nous donne en passant un précieux tuyau : il parle sur un ton monotone en fixant une bouteille de Perrier placée devant lui, pour ne pas regarder son public dans les yeux. En effet, cela risquerait de créer une connivence immédiate avec l’un ou l’autre des participants, ce qui nuirait bien sûr à l’objectivité de son travail. A l’ETI 7), on nous apprend, au contraire, à lever le nez de notre bloc-notes (en cas de véritable consécutive) afin de nous adresser à ceux qui nous écoutent. C’est la moindre des politesses. Lorsque l’orateur boit une gorgée d’eau à la fin de son intervention, Bruno Salvador fait de même, non pas parce qu’il aurait soif, mais parce qu’il habite entièrement la personne qu’il interprète. I become what I render (p.127). Je n’invente rien. Et lorsque le discours comporte des noms propres français, il ne les répète pas. On voit mal ce que ça donne dans la pratique : il suit l’orateur, mais laisse un blanc quand celui-ci prononce des noms français ? Par exemple : "En arrivant à l’aéroport … vous prenez le train jusqu’à la gare de … puis vous suivez le Boulevard … ". Décidément, non, ça ne marche pas comme ça.

Toutes les grandes conférences internationales, c’est bien connu, ont des imprévus, des cock-ups comme les appelle l’auteur. At any other conference, I would have taken matters over at this point, because top interpreters must always be prepared to act as diplomats when called upon and I have done so on many an occasion (p.123). Mais où diable va-t-il chercher tout ça ? Quand on pense que nous devons éviter à tout prix de descendre dans la salle chercher des copies du document dont ils sont en train de parler ! Un interprète est désigné chef d’équipe et c’est à lui seul d’interagir avec les participants, en demandant parfois le feu vert de son supérieur avant d’aller se faire remarquer. Quant à jouer les diplomates, le ciel nous en préserve ! Nous sommes rarement au courant des enjeux de la discussion et nous sommes bien les derniers à qui on demandera d’intervenir.


Le héros se plaint ensuite de ne pas être mis au courant de toutes les intrigues liées à l’opération pour laquelle il travaille : I’m just the interpreter (p.182), constate-t-il avec amertume. Eh oui, c’est bien là notre sort, répéter les choses dans une autre langue et rien d’autre. On ne nous demande pas notre avis et on ne va certainement pas nous mettre dans le secret des dieux, tout comme un traducteur ne saura pas ce qui se trame dans l’entreprise dont il traduit le rapport annuel. Au cours de sa mission, Salvo se voit confier le même genre de tâches qu’il exécutait pour MI6, dans le Chat Room, à savoir traduire des écoutes. Mais pendant qu’il fait ce qu’on imagine être de la simultanée, avec des écouteurs sur la tête, il prend des notes, what Mr Anderson likes to call my Babylonian cuneiform […] a bit of speedwriting, a bit of shorthand (p.180). Eh bien justement non : les notes de consécutive devraient être faites de symboles, ce qui facilite le passage d’une langue à l’autre. Décrypter de la sténo française ne favorise pas la consécutive vers l’anglais et prendre des notes en sténo anglaise en écoutant du français vous fait perdre de précieuses ressources (temps, mémoire). Une fois de plus, le Carré n’a pas fait son travail de documentation sur notre profession. Salvo restitue fidèlement ce qu’il entend dans ses écouteurs, sans censurer ou arranger comme le font certains de ses collègues, nous dit-il. C’est sans doute un fantasme très tentant, toutefois, la supercherie serait très vite découverte et il n’y aura plus qu’à se recycler dans un métier qui ne nécessite aucun rapport de confiance. Imaginez un peu qu’on doive recruter les interprètes en fonction de leurs opinions politiques et de leur religion, pour être sûr qu’ils ne trahissent pas le message. Un traducteur arrangerait-il le texte à traduire pour qu’il soit plus conforme à ses propres idées ? Ensuite, notre top interpreter, écoutant deux Africains parler leur langue ethnique, ne comprend pas Union Minière des Grands Lacs, alors qu’il maîtrise par ailleurs suffisamment bien le français pour interpréter vers cette langue. Il n’est finalement pas si top que ça… Et il garde ses écouteurs sur la tête alors que la séance d’écoute est terminée. Un défaut professionnel sans doute. C’est ce qui lui permettra d’entendre des choses secrètes !

Ses clients ou employeurs, comme on voudra, lui disent constamment : Tell them that, will you, old boy (chapitre 12). Non seulement il ne devrait pas être nécessaire de lui dire ce qu’il a à faire, mais ce ton paternaliste et condescendant est intolérable et inconcevable dans la vraie vie. En français, ça donne : "Dites-leur ça aussi, mon vieux".

Bruno Salvador ne travaille jamais réellement en simultanée. Il interprète à l’hôpital ou dans des corridors et, à l’occasion de la conférence secrète du roman, il fait une sorte de chuchotage. La seule fois où il a des écouteurs sur le crâne, il prend des notes en sténo. Il nous explique que sa technique prévoit des notes spéciales dans la marge pour indiquer les nuances (p.221) : une plaisanterie, des insinuations, du sarcasme, quoique le sarcasme ne se laisse pas aisément interpréter. Ma foi, ça n’engage que lui.

Ses clients insistent constamment pour qu’il participe à leurs cocktails et à leur repas, ce qu’il accepte bien évidemment, car a top interpreter must never be a killjoy (p.223). On ne cesse de l’admirer et de le féliciter, il est au centre de l’attention de tous et on le remercie à la fin de son contrat, though not lavishly (p.218). Eh bien, welcome to the real world ! Après avoir été couvert de louanges et de remerciements, il se voit remettre une enveloppe contenant 7.000 USD en liquide pour 24 heures de travail, certes entièrement seul et sans la moindre pause. C’est un montant tout à fait conforme à l’idée répandue qui veut que les interprètes soient surpayés. Merci John d’enfoncer le clou ! A mon avis, même les vrais top interpreters, ceux qui travaillent pour la CIA ou le Quai d’Orsay, ne sont pas payés autant que ça. Une fois de retour en Angleterre, il raconte à sa maîtresse tout se qui s’est passé pendant les négociations secrètes. No comment.

Dans ce roman, il y a toutefois une bonne idée qui vaut la peine d’être retenue. Quelqu’un demande à Bruno Salvador – ou à Brian Sinclair, car on lui a donné une identité secrète le temps de cette mission – quelles langues il interprète. Il répond qu’il n’a pas le droit de le dire! (p.254) Quand je pense au nombre de fois qu’on m’a posé cette question, multiplié par tous mes collègues qui ont aussi eu à y répondre, je m’étonne que personne n’ait encore songé à répliquer ça.


Bruno Salvador a laissé son cœur en Afrique, où il a passé son enfance, et ne peut tolérer de rester passif face à l’outrage imminent dont il a eu connaissance en sa qualité de sound-thief, un qualificatif qu’il s’attribue volontiers. C’est pourquoi il entreprend de retranscrire ses notes de consécutive environ 24 heures après les avoir prises. N’importe quel interprète worth his salt vous dira que c’est tout simplement impossible. Nous nous focalisons tant sur le message à transposer, en évacuant chaque phrase pour faire place à la suivante, que nous avons beaucoup de peine à nous rappeler ce qui est passé par nos oreilles. Quant à relire des notes qui ne servent que de béquille à une mémoire à très court terme, on peut certes essayer, mais à mon avis c’est une preuve qui ne vaudra pas tripette devant un tribunal.

Ce qui est affligeant dans ce roman, c’est qu’il n’y a absolument rien qui corresponde à la réalité, du début à la fin. En effet, notre top interpreter déballe des secrets d’Etat à sa maîtresse et va ensuite tout révéler à la presse. De mémoire d’homme, aucun interprète n’a jamais trahi le secret professionnel. C’est sans doute dû au fait que nous oublions tout ce que nous avons entendu aussitôt que nous quittons la cabine, mais aussi au fait que cela équivaudrait à scier la branche sur laquelle nous sommes assis. Imaginez donc un médecin qui irait révéler tout ce qu’il a entendu dans l’intimité de son cabinet. Un suicide professionnel. Les écuyers et les gardes du corps n’ont, ma foi, pas ces scrupules.

A la fin du roman, notre héros est déchu de sa nationalité britannique, pour haute trahison. Il écrit au fils de sa maîtresse : An interpreter, even a top one, when he has nothing to interpret except himself, is a man adrift (p.330). En d’autres termes, si vous avez d’autres occupations que votre travail, vous n’êtes pas un vrai de vrai et vous n’êtes en tout cas pas top. Il est intéressant de constater que l’auteur remercie différentes personnes qui lui ont permis de se documenter sur les mercenaires, sur le métier d’infirmière et sur le Congo oriental. Il n’a pas jugé bon de se renseigner sur notre profession, ayant sans doute eu besoin de modeler la chose sur le déroulement de sa narration.

Quant au roman en tant que tel, l’intrigue est à la fois simple et compliquée. J’avoue que j’ai renoncé à suivre les différentes ethnies et leurs chefs respectifs. Le texte est hautement répétitif – chaque fois qu’il regarde l’heure, c’est toujours sur la montre de sa tante Imelda. Disons que si Harlan Coben et Barbara Cartland avaient un enfant, il écrirait sans doute un livre de cette trempe.

Texte paru dans la revue Hieronymus (www.astti.ch), septembre 2011

Voir aussi:  Hauch der Hydra de Helga Murauer et The Summer Before the Dark de Doris Lessing
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1) Editions Hodder, 2006; les numéros de page renvoient à cette édition
2) " … interprète éminent de swahili […] et de langues du Congo oriental […] d’où ma maîtrise du français " ; traduction de Mimi et d’Isabelle Perrin, éditions du Seuil, 2007
3) Une équivalence trouvée sur internet serait interprétariat, un terme honni par toute la profession, car cela ressemble trop à secrétariat.
4) Dans les organisations internationales, nos conditions de travail sont définies par l’équivalent d’une convention collective : deux séances de trois heures maximum par jour, avec deux interprètes par cabine.
5) Le personnage s’appelle Bruno Salvador, mais tout le monde l’appelle Salvo – notamment les délégués (page 15).
6) D’anglais en swahili et de swahili en anglais, par exemple
7) Ecole de traduction et d'interprétation de Genève