Bild Lilli (Hong Kong) |
Les poupées existent depuis toujours, dans toutes les cultures du monde. Chez nous, elles ont longtemps représenté des bébés, des poupons, puisque les fillettes pré-pubères devaient forcément s’identifier à leur futur rôle de mère. L’avènement de Barbie est venu bouleverser ce paradigme, comme le démontrent les premières minutes du récent blockbuster de Greta Gerwig, où l’on reconnaît aisément les premières images de 2001 Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick: de sages petites filles jouent à la maman avec des poupées traditionnelles, jusqu’à ce qu’un monolithe surgi de nulle part leur adresse un sourire charmeur et un clin d’œil. A partir de ce moment-là, ces mini-femmes en devenir démolissent le destin traditionnel qui leur est assigné avant même qu’elles ne sachent lire et écrire, pour s’identifier à une irrésistible séductrice portant des escarpins assortis à une garde-robe illimitée.
Mais revenons au commencement. Dans les années -50, le journal allemand Bild a lancé une caricature coquine en guise de Page 3 Girl : une secrétaire avenante, blonde et coquine, pas bégueule, plutôt dévêtue et croqueuse d’homme, qui s’appelait Lilli. Elle est rapidement devenue populaire, au point qu’une poupée à son effigie a été créée. Ce qui est étonnant est que ladite poupée s’adressait à un public d’hommes adultes. Elle était vendue dans des bars, des boîtes de nuit et des bureaux de tabac. C’était un jouet gag qu’on offrait, par exemple, lors d’enterrements de vie de garçon.
1965 Barbie originale, photo : Nelson Tiffany, Los Angeles Times |
L’été 1956, Ruth Handler, co-fondatrice de Mattel, passe devant la vitrine d’un magasin de jouets à Lucerne avec sa fille et toutes deux restent scotchées devant une poupée Lilli. Cela faisait des années qu’elle tentait de convaincre ses collègues masculins de créer un jouet représentant une femme adulte plutôt qu’un bébé. L’idée était de permettre à sa fille, Barbara, de se projeter dans l’avenir, comme pouvaient le faire les garçons qui s’imaginent volontiers pompier ou astronaute, mais certainement pas papa. Grâce à la figurine Lilli existante, Ruth Handler a enfin réussi à convaincre l’équipe de Mattel de se lancer dans cette aventure. La poupée a été légèrement adaptée pour la rendre légèrement moins vulgaire et sexuelle ; les boucles d’oreilles et les escarpins de Lilli étaient peints, alors que Barbie a des orteils et une kyrielle d’escarpins - qui se perdent et qu’il faut racheter, voilà qui est bien commode ! Lilli portait une queue de cheval, Barbie aussi, mais par la suite, ses longs cheveux libres flottaient librement. Toutes deux ont une silhouette en sablier et de longues jambes dénuées de cellulite.
Barbara Millicent Roberts, alias Barbie, est officiellement née le 9 mars 1959, lorsqu’elle a été présentée à la New York Toy Fair par Ruth Handler en tant que « Teenage Fashion Model ». Greiner et Hausser, créateurs de Bild Lilli, ont intenté un procès contre Handler pour plagiat en 1961. Le litige a pu être réglé à l’amiable et c’est ainsi que Mattel a pu acheter les droits sur Lilli en 1964 pour 21.600 USD. A partir de ce moment-là, Lilli quitte la scène et disparaît à tout jamais. Un tel jouet pour hommes ne pourrait de toute manière plus exister de nos jours, ce serait bien trop sexiste.
éditions Assouline |
Toutes les fillettes du monde occidental - ou presque - ont eu une Barbie, certaines en ont des dizaines, ainsi que tous les habits et accessoires qui vont avec (maison, voiture, cheval ….). Toute femme normalement constituée a également un partenaire masculin et c’est ainsi que Ken a vu le jour en 1961. Mais comme il s’agit d’un joujou pour fillettes, celui-ci est évidemment dépourvu de tout attribut viril. On a amplement critiqué le physique impossible de Barbie, mais personne ne semble s’offusquer du corps glabre et non-binaire de son petit ami.
Aujourd’hui, Barbie est décriée comme étant le stéréotype sexiste de la femme objet, mais on oublie qu’au départ, elle offrait une perspective nouvelle de la femme, libérée des fourneaux, des bébés et du ménage. Le slogan de Barbie n’est-il pas : You can be anything you want ? Cette poupée a représenté une hôtesse de l’air, une astronaute, une policière, une zoologiste, une candidate aux élections présidentielles, une chimiste, une joueuse de baseball, une chirurgienne ….. liste non-exhaustive. Oui, mais toutes ces représentations sont toujours jeunes, belles et minces. Certes, mais est-ce bien différent dans les magazines féminins, les publicités, les films ? Barbie et tous ses avatars ont un physique impossible, aucune femme qui leur ressemblerait ne pourrait ni marcher ni tenir debout. De nos jours, Photoshop et les filtres glamour des réseaux sociaux ont pris le relais pour ce qui est de proposer des idéaux inatteignables aux jeunes filles et aux femmes, Barbie est finalement assez inoffensive de ce point de vue-là. Qui donc s’imagine ne mesurer que 29 centimètres ?
L’existence des Barbies dans le monde n’a en rien empêché de nombreuses femmes de devenir médecin, avocat, premier ministre ou lauréate du Prix Nobel. Les stéréotypes ont la vie dure et perdureront tels des cafards, même si toutes les Barbies devaient disparaître demain. Les religions et les traditions y veilleront. Dans le monde de Barbie tel que décrit dans le film éponyme, ce sont les Kens qui occupent la place des femmes : ils n’ont aucun pouvoir et ils consacrent tous leurs efforts à plaire au sexe opposé, ils ne sont que des faire-valoir. Le film aura au moins le mérite de nous faire rêver à un monde où les stéréotypes de genre auront disparu et où chacun et chacune sera libre d’être qui il ou elle souhaite être, en toute sincérité.
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