Rechercher dans ce blog

dimanche 2 septembre 2012

The Summer Before the Dark, (L’été avant la nuit) de Doris Lessing

 
Synopsis : Au commencement de l’été 1973, une femme de 45 ans, épouse et mère de quatre enfants, est à un tournant de sa vie. Ses enfants quittent le foyer un à un, sa jeunesse prend fin et elle s’appprête à entrer dans l’âge mur. Une expérience professionnelle imprévue va venir tout bouleverser.

Dans ce roman, Doris Lessing explore les émotions d’une femme sur le point de franchir une étape importante de son existence. Le fil conducteur cherche sans doute à être féministe, à nous décrire une femme qui veut s’émanciper de son rôle d’épouse et de mère, mais chassez le naturel et il reviendra au triple galop. Voilà la conclusion à laquelle aboutit l’auteur.

Le mari de Kate Brown est médecin. Il voyage beaucoup et participe à de nombreux congrès. Dans un aéroport, il a fait la connaissance d’Alan Post, qui travaille dans l’univers fascinant des organisations internationales, Global Food en l’occurrence. Alors que Kate sert le café à ces messieurs, il apparaît que la prochaine conférence de ladite organisation est en grande difficulté : plusieurs traducteurs font défaut, pour diverses raisons (maladies, empêchements divers).  Chérie, ne voudrais-tu pas nous dépanner ? Le lecteur apprend alors que le père de la protagoniste était d’origine portugaise et que, dans sa jeunesse, Kate a passé une année auprès de son pépé à Lourenço Marques (actuellement Maputo). Il n’en faut pas plus pour qu’elle accepte ce travail. D’ailleurs, elle commencera dès le lendemain.

Que faut-il pour devenir interprète, selon Doris Lessing ? Avant tout, plusieurs années d’expérience dans le dévouement maternel et conjugal, car les délégués, dont le travail est harassant, ont besoin qu’on s’occupe d’eux et qu’on soit toujours à leur disposition, prête à les aider. La veille de son premier jour de travail, Mrs Michael Brown commence par faire la vaisselle et ranger la cuisine, après quoi elle relit le roman qu’elle a traduit, il y a fort longtemps, de portugais en anglais. Elle se remémore ensuite les bons moments passés avec son grand-père au Mozambique (Portuguese East Africa à l’époque). Une bonne nuit de sommeil et la voilà fin prête à traduire à grande vitesse de l’anglais, du français et de l’italien vers le portugais et inversément. On peut se demander comment se passe le « inversément » (and back again, dans l’original). Avoir passé une année au Mozambique, il y a plus de vingt ans de cela, lui donne la compétence nécessaire pour interpréter de l’anglais, du français et de l’italien vers le portugais, le tout simultanément, bien sûr ! L’auteur ne parle jamais que de traducteurs, le mot « interprète » n’apparaît qu’une seule fois, presque accidentellement.


Global Food est aux anges qu’elle ait bien voulu accepter de venir les sauver dans leur immense embarras. Les délégués reviennent dans la salle de réunion dès qu’ils apprennent que Kate Brown est arrivée. Elle est immédiatement très compétente dans son travail et les lusophones viennent tous la féliciter personnellement de son excellente maîtrise de la langue portugaise. Il faut ajouter que, quand elle était jeune, elle a dactylographié le manuscrit d’un ouvrage sur la culture du café, pour dépanner un ami, car elle est toujours prête à rendre service. Elle connaît ainsi parfaitement le sujet des délibérations de cette importante commission pour laquelle elle travaille maintenant. L’auteur nous dira d’ailleurs que Kate Brown est la seule traductrice dûment qualifiée pour ce travail, en portugais. Etant donné que c’est son premier jour de travail, elle est toute surprise de voir arriver une relève, au bout de deux heures : an incredibly short time !


La salle de réunion a d’immenses baies vitrées. On est bien là dans la fiction, étant donné que les architectes ont horreur de la lumière : les salles de réunion sont souvent borgnes, si possible en sous-sol et surtout sans fenêtres. Ou alors, s’il y a des fenêtres, il y aura aussi d’épais rideaux qu’on fermera pour mieux voir les Power Points dont on nous afflige jour après jour. Quant aux délégués, what an extraordinarily attractive lot they were ! Ils dégagent un air d’assurance, ils ont une autorité et une élégance naturelles, ils sont à l’aise dans cet univers un peu magique, en un mot, ils sont vibrionnants de puissance et de pouvoir.



Le roman donne alors une description assez exacte, il faut le reconnaître, du fonctionnement du système :


At each place around the table was machinery for receiving languages not one’s own translated into one’s own : sound transformed in its passages from speaker to hearer. By Kate, among others. There were switches, each one a door into a foreign tongue. There were headphones. In glass-walled cubicles at either end of the room were more switches, receiving apparatus, headphones. It would be Kate’s task to sit in one of these cubicles, to listen to speeches made in English, French and Italian, and to translate them as she listenend into Portuguese, which she would speak aloud into a transmitter connected with the ears of the Portuguese speakers – mostly Brazilian , who did not speak English, or who did, but preferred, nevertheless, their own tongue. She would be like a kind of machine herself: into her ears would flow one language, and from her mouth would flow another.
 A noter toutefois qu'ici les translators travaillent toujours seuls.

Très rapidement, les délégués se rendent compte que Mrs Michael Brown est non seulement une brillante interprète, mais qu’elle est une sorte de mère pour eux, une nounou, une main tendue, une oreille bienveillante. Ils accourent vers elle pour toutes sortes de bons conseils : quelle crème pour la peau leur conseillerait-elle ? Où trouver des spécialités anglaises ou du bon whisky ? Un bon restaurant ? Elle se rend compte qu’elle est devenue un perroquet fort habile (a skilled parrot) et qu’on l’apprécie énormément, car elle est toujours prête à dépanner et à donner un coup de main. Il lui faut cependant de nouveaux habits pour être admise dans le monde merveilleux et privilégié des grandes conférences internationales. Avant d’aller faire du shopping, elle demande combien elle sera payée et étouffe un cri lorsqu’elle entend le montant faramineux qu’on lui promet pour ses services. Elle gagnera presque autant que son mari neurologue, c’est dingue !



Kate Brown a un talent remarquable. Certaines personnes ont besoin de plusieurs semaines avant de parvenir à traduire ainsi, à grande vitesse (to translate at speed). Elle ne tarde d’ailleurs pas à être promue : elle sera responsable du bon déroulement des réunions, elle veillera à ce qu’il y ait des blocs de papier et des crayons dans la salle et que tout le monde ait de l’eau. En tant qu’épouse et mère, elle a l’habitude de gérer ce genre de choses. Elle est maintenant parfaitement à l’aise dans sa nouvelle vie, qu’elle trouve bien plus légère et insouciante que celle de femme au foyer. Elle a même l’impression de ne rien faire ! Ne pourrait-elle pas au moins donner un coup de main aux traducteurs ? Tout le monde autour d’elle est sympa, il n’y a jamais la moindre tension, les délégués qui gravitent dans ces sphères cosmopolites semblent n’avoir jamais souffert, jamais eu faim, jamais pleuré tout seuls dans le noir. Ils s’affrontent certes dans la salle de réunion, chacun devant défendre des intérêts nationaux, mais le reste du temps, ce n’est qu’amour et harmonie universelle.

Le contrat est court, un mois, tout au plus – de nos jours, cinq jours consécutifs, c’est carrément le Pérou ! On le lui prolonge, Global Food ne peut plus se passer d’elle. La nouvelle conférence aura lieu à Istanbul. Ahmed, un employé de l’hôtel, sera son homologue. Il est ravi qu’elle ait ce qui lui manque, à savoir l’italien et le portugais, car lui-même n’a que l’anglais, le français et l’allemand. A eux deux, ils vont veiller au bon déroulement de la réunion, que la salle soit en ordre et que tout le monde ait un bloc, un stylo et de l’eau. Kate Brown se tient assise dans une salle adjacente, au cas où on aurait besoin d’elle : elle sautera alors sur le micro et se mettra au service des délégués. Elle se décrit comme un perroquet maternant parlant couramment les langues (a fluent parrot with maternal inclinations). Elle se sent vaguement coupable, car elle trouve qu’elle gagne des sommes folles alors qu’elle ne fait vraiment pas grand-chose. Elle soupçonne d’ailleurs que tout ceci ne soit qu’une immense combine pour se remplir les poches: Nonsense, it was all nonsense ; this whole damned outfit, with its committees, its conferences, its eternal talk, talk, talk, was a great con trick ; it was a mechanism to earn a few hundred men and women incredible sums of money. C’est Doris Lessing qui parle, en 1973.

Doris Lessing
Tout comme Bruno Salvador chez John le Carré, Kate Brown est au centre de la conférence. Elle est le soleil autour duquel gravitent tous les participants venus des quatre coins de la planète. Mère universelle, elle dispense amour, soins et bienveillance. Son travail est si intense au plan humain, que la tête lui tourne, elle est comme enivrée. Doris Lessing se lance alors dans un délire autour des hôtesse de l’air qui sont, elles aussi, entourées d’hommes et de femmes qui sillonnent le monde pour aller d’une réunion à l’autre. Elles aussi dispensent de l’amour, elles aussi attirent tous les regards et sont des astres vers lesquels migre l’activité foisonnante et excitante des instances internationales. L’interprétation de conférence est à la fois un travail exigeant (this demanding work), mais aussi un job comme un autre (quite an ordinary sort of job after all). Pour l’auteur, employé d’hôtel polyglotte ou hôtesse de l’air sont des professions comparables : il y s’agit surtout de dorloter les gens.

Une fois la conférence d’Istanbul terminée, Kate Brown aide les délégués dans leurs préparatifs de départ, elle prend encore un rendez-vous chez le coiffeur pour une participante venue du Sierra Leone. Elle s’est fait plein d’amis et a maintenant des invitations à venir leur rendre visite dans le monde entier. Cette incursion dans la vie professionnelle a bouleversé sa vie : la voilà qui part en Espagne avec un homme bien plus jeune qu’elle. Les deux-tiers restants du roman nous la décrivent faisant la garde-malade auprès de son toy boy qui souffre d’un mal étrange. Elle lui tient la main, observe son moindre souffle, essaie de trouver un médecin. Son rôle d’épouse et de mère lui colle décidément à la peau, il ne sert à rien d’essayer de s’émanciper. Elle finit par revenir à Londres, loue une chambre chez des hippies, erre et délire. A la dernière ligne, elle s’éclipse discrètement pour retourner chez elle, chez son mari. Comme quoi, les choses finissent toujours par rentrer dans l’ordre.

A tous ceux qui ne connaissent pas ce métier : tout ceci n’est qu’un tissu de fariboles à dormir debout. Un fonctionnaire ne devient pas quelqu’un de fascinant du simple fait qu’il est international. Les âmes des délégués ne sont pas plus nobles que celles de l’humain lambda, bien au contraire. Les conférences ne servent pas toujours à sauver l’humanité. Il est exclu que nous maternions qui que ce soit, d’ailleurs comment Doris Lessing imagine-t-elle les interprètes masculins ? Jouent-ils les papas ? Nous ne sommes surtout pas au cœur de l’attention de tous, au contraire, le bon interprète est celui qu’on oublie, l’auditeur doit avoir l’impression d’entendre l’original en direct, sans bafouillements, sans cliquetis de bijoux, sans râclements de gorge, de froissements de papier ou de glouglous d’eau qu'on verse en travaillant.

Décidément, notre profession suscite bien des fantasmes fantasmagoriques.

L'interprète de conférence est un animal fantastique
The Summer Before The Dark, Vintage International, 1973 (ISBN 978-0-307-39062-2) - L'Été avant la nuit, Albin Michel, 1981 (Livre de poche, 1992, ISBN 2-226-01275-3).

Le chapitre intitulé Global Food est celui où il est question du métier d’interprète de conférence.

Doris Lessing  a obtenu le Prix Nobel de littérature en 2007.

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Malheureurement, je n'ai pas lu le roman mais selon ce que tu écris, on regrette qu'il n'y a pas au moins un peu de sexe quelque part, étant donné que l'interprète fait pratiquement tout pour les délégués. Au moins, ça donnerait un peu de "spice" à l'histoire. Sexe dans la cabine...ou derrière le podium pendant la pause-café. De toute façon, je me demande si je ne devrais pas mettre à jour mon CV en ajoutant: "Proven record of maternal skills"ou quelque chose comme ça :-). Antje

Anonyme a dit…

Après avoir réfléchi de nouveau sur l'histoire du livre, je crois que - sur un ton plus sérieux que dans mon dernier commentaire - ce qui pourrait peut-être faire bien à ce roman, ce serait une belle histoire d'amour (D'ailleurs l'interprète-protagoniste est quand-même une héroine et ne pas une femme frivole). Ta critique a d'ailleurs suscité ma curiosité de le lire, puisque curieusement la plupart des lecteurs qui ont écrit une critique dans le site d' "Amazon" semblent adorer le livre! Mais ce ne sont sans doute pas des interprètes :-)Ce qui m'a étonné aussi un peu c'est de constater que le roman a été publié en 1973, donc à une époque où on dirait que les femmes étaient déjà bien plus émancipées et épanouies. Antje

Tiina a dit…

Sans doute que l'émancipation réside dans le fait que Kate Brown parte (à l'étranger!) travailler, en abandonnant son mari et son foyer. Après quoi, elle a une histoire d'amour avec un homme bien plus jeune qu'elle. Mais D. Lessing n'arrive pas à imaginer un rapport autre que le maternant. Avec son jeune amant, la protagoniste se remet à jouer les mamans dévouées.

Lire un tel roman avec les 40 ans de recul que nous avons aujourd'hui montre bien le chemin parcouru depuis lors!

Enregistrer un commentaire