La lecture de Puhdistus (Purge, voir le texte précédent) de Sofi Oksanen en finnois étant un peu ardue, non seulement parce que l’auteur ne cesse de jouer aux devinettes avec son lecteur, mais aussi parce que le texte est bardé de concepts ethniques, historiques, agricoles et traditionnels que n’explique aucune note en bas de page, j’ai eu l’idée masochiste de comparer l’original à sa traduction française, l'œuvre de Sébastien Cagnoli.
Il ne m’a pas fallu bien longtemps avant de tomber sur plusieurs énormes contresens. Le traducteur a pourtant l’air de bien maîtriser le finnois, c’est pourquoi je ne comprends pas comment il a pu laisser passer des erreurs aussi grossières. Sans doute se repose-t-il sur l’idée (fausse) que personne ne comprend le finnois et que personne n’ira vérifier de toute façon. Quelques exemples, ceci n’est en rien une liste exhaustive :
P. 240 /223 *): "Ingel en avait fait douze" alors qu'en finnois, il est écrit: Ingel oli täyttänyt kahdeksantoista, c-à-d “Ingel avait / venait d'avoir dix-huit ans”. Il est vrai que douze et dix-huit sont parfois difficiles à distinguer à l’oral, surtout dans une forme déclinée, mais même google sait traduire kahdeksantoista. Et on ne sait pas à quoi se rapporte le pronom “en”. S’agit-il d’une inattention? Le traducteur n’avait-il que peu de temps pour faire ce travail?
P. 260 /244, un autre contresens: "elle voulait être l'enfant du grand Lénine" alors que l'original dit: .... kun hän ilmoitti haluavansa isona Leninin lapsen , ce qui signifie: …lorsqu'elle annonça que, quand elle serait grande, elle voulait avoir un enfant de Lénine. La version correcte est d’ailleurs bien plus plausible.
p. 266 / 250 : "Ce n’était même pas un vrai dentiste, mais un prisonnier de guerre allemand qui avait essayé d’apprendre tant bien que mal." L’original dit: Ei se mikään oikea lääkäri edes ollut, sotavankina ollut saksalainen hammaslääkäri oli yrittänyt opettaa sitä minkä pystyi (… un prisonnier de guerre allemand avait essayé de lui apprendre comment faire, tant que possible). Le dentiste s’appelle Boris et c’est le même homme qui l’a tourmentée dans la cave de la mairie (un Soviétique, donc). Il y a erreur sur la personne et confusion entre enseigner et apprendre.
P. 268 / 252 : juuriharja (juuri = racine, harja = brosse - Würzelbürste) devient une pierre ponce, alors qu’il s’agit d’une brosse à récurer. Ce n’est pas essentiel pour la compréhension du récit, mais pourquoi diable… ?
juuriharja - Würzelbürste en allemand - devient une pierre ponce en français
P. 277 / 261 : suttura devient une conne, alors que c’est une traînée, une fille pas propre, en un mot : une pute. C’est ce qu’est cette pauvre Zara, à son corps défendant. Rien ne nous dit que c’est une conne.
P. 286 / 270 : Villi länsi devient l’Occident sauvage, ce qui n’est pas faux, c'est juste un peu bizarre en français, je trouve. C’est surtout parfaitement littéral. L’équivalent serait le far-west, même si c’est de l’anglais. "Tallinn était son far west à lui", par exemple.
P. 290/ 273 : "Sa cuisse tirée par les poils trembla comme de la chair de poule". Même sans comprendre le finnois (linnunlihainen ja karvoista nypitty reisi tärisi ), le lecteur francophone devrait rester perplexe face à ce genre de phrase… Karvoista nypitty signifie épilé. Ce serait donc : elle avait la chair de poule et sa cuisse épilée trembla
P. 336+339 / 317+319 : korsu devient un blockhaus, alors que c’est plutôt un abri en bois. Passe encore, mais un "blockhaus de bandits" / bandiittien korsu, c’est carrément un peu ridicule.
deux exemples de "blockhaus" ;-)
P. 345 / 324: Lypsäjäemakko devient "la truie de trayeuse". Non seulement l’allittération est un peu malheureuse, mais il n’est pas nécessaire d’être aussi littéral. Si on veut rester dans l’insulte agricole, "cette grosse vache" ferait très bien l’affaire.
Dans tout le roman : Le petit nom kuukunen devient "mon champignon" … Ma mère ne connaissait pas non plus ce mot, le dictionnaire nous confirme qu’il s’agit en effet d’un champignon, mais ce mot a sans doute été choisi pour sa sonorité, un peu comme "chou" en français. On ne traduirait pas "mon petit chou" par kaaliseni, non ? My little cabbage, mein Köhlchen…. Ça me fait penser à l’ouvrage Sky ! My Husband ! de J-L Chiflet
Pendant mes études, on m'a appris à être fidèle à l’original, sans toutefois être littérale. Il faut toujours rechercher ce qui est idiomatique dans la langue cible, quitte à transformer les champignons en choux, en trésors ou en petits cœurs. Il faut parfois remplacer un substantif par un verbe ou vice-versa et il faut parfois aller jusqu’à commettre un sacrifice, c-à-d éliminer quelque chose qui ne passe vraiment pas dans l’autre langue. Il ne faut surtout pas rappeler au lecteur qu’il est en train de lire une traduction, le texte doit être naturel et couler de source.
P.275/ 259: "Zara voulait croire au cahier de Pacha, qui avait une couverture plastique bleu foncé qui puait et une marque de qualité de l’Union soviétique" Ne serait-il pas plus élégant de dire, par exemple: Zara voulait croire au carnet de Pacha, recouvert de plastique bleu puant et portant le label de qualité soviétique ? De plus, "…qui puait et une marque…" est grammaticalement incorrect.
P. 288 / 271: "Zara ressentit le puissant désir de s'envelopper dans le giron de Lavrenti"
Il serait plus naturel de dire qu'elle avait envie de se blottir contre lui, dans ses bras? Il s'agit, une fois de plus, d'une traduction littérale. Le mot syli existe en allemand (Schoss) et en anglais (lap), mais pas en français. Alors giron est certes ce qu'il y a de plus proche, mais ça ne s'utilise quasiment qu'au sens figuré en français, me semble-t-il.
P.286 / 269: "Lavrenti s'était ramolli envers elle. Les ramollis ont la perspicacité qui baisse". En finnois, il est bien question de devenir plus mou (Lavrenti oli pehmennyt hänelle), mais je parlerais plutôt de s'attendrir, de devenir moins méchant, en un mot: il en pinçait pour elle. Et il faudrait plutôt écrire que Lavrenti allait devenir inattentif.
P. 283 / 266: "Le pays était plein d'emballages de glace blancs" . Ici, le pays (maa) est le sol, parterre, jonché d'emballages blancs. Maassa näkyi valkoisia jäätelöpapereita. On dirait que l’Estonie tout entière est parsemée de papiers blancs.
P. 297: "Par une de leurs fenêtres [voiture] avait été lancée une bouteille de bière"
P. 301: "Sur le couvercle de la boîte souriait un homme"
On trouve souvent ce genre de construction inversée, qui n’est pas du tout courante en français, me semble-t-il .
P. 336 / 317: « La fille était meilleure menteuse qu’Aliide l’avait jamais été »
Tyttö olikin parempi valehtelemaan kuin Aliide koskaan. Pourquoi, dans ce cas-ci, remplacer un verbe par un substantif ? Il serait plus naturel d’écrire : la fille mentait bien mieux qu’Aliide avait jamais su le faire.
Sofi Oksanen
Dans tout le roman : Le petit nom kuukunen devient "mon champignon" … Ma mère ne connaissait pas non plus ce mot, le dictionnaire nous confirme qu’il s’agit en effet d’un champignon, mais ce mot a sans doute été choisi pour sa sonorité, un peu comme "chou" en français. On ne traduirait pas "mon petit chou" par kaaliseni, non ? My little cabbage, mein Köhlchen…. Ça me fait penser à l’ouvrage Sky ! My Husband ! de J-L Chiflet
Pendant mes études, on m'a appris à être fidèle à l’original, sans toutefois être littérale. Il faut toujours rechercher ce qui est idiomatique dans la langue cible, quitte à transformer les champignons en choux, en trésors ou en petits cœurs. Il faut parfois remplacer un substantif par un verbe ou vice-versa et il faut parfois aller jusqu’à commettre un sacrifice, c-à-d éliminer quelque chose qui ne passe vraiment pas dans l’autre langue. Il ne faut surtout pas rappeler au lecteur qu’il est en train de lire une traduction, le texte doit être naturel et couler de source.
P.275/ 259: "Zara voulait croire au cahier de Pacha, qui avait une couverture plastique bleu foncé qui puait et une marque de qualité de l’Union soviétique" Ne serait-il pas plus élégant de dire, par exemple: Zara voulait croire au carnet de Pacha, recouvert de plastique bleu puant et portant le label de qualité soviétique ? De plus, "…qui puait et une marque…" est grammaticalement incorrect.
P. 288 / 271: "Zara ressentit le puissant désir de s'envelopper dans le giron de Lavrenti"
Il serait plus naturel de dire qu'elle avait envie de se blottir contre lui, dans ses bras? Il s'agit, une fois de plus, d'une traduction littérale. Le mot syli existe en allemand (Schoss) et en anglais (lap), mais pas en français. Alors giron est certes ce qu'il y a de plus proche, mais ça ne s'utilise quasiment qu'au sens figuré en français, me semble-t-il.
P.286 / 269: "Lavrenti s'était ramolli envers elle. Les ramollis ont la perspicacité qui baisse". En finnois, il est bien question de devenir plus mou (Lavrenti oli pehmennyt hänelle), mais je parlerais plutôt de s'attendrir, de devenir moins méchant, en un mot: il en pinçait pour elle. Et il faudrait plutôt écrire que Lavrenti allait devenir inattentif.
P. 283 / 266: "Le pays était plein d'emballages de glace blancs" . Ici, le pays (maa) est le sol, parterre, jonché d'emballages blancs. Maassa näkyi valkoisia jäätelöpapereita. On dirait que l’Estonie tout entière est parsemée de papiers blancs.
P. 297: "Par une de leurs fenêtres [voiture] avait été lancée une bouteille de bière"
P. 301: "Sur le couvercle de la boîte souriait un homme"
On trouve souvent ce genre de construction inversée, qui n’est pas du tout courante en français, me semble-t-il .
P. 336 / 317: « La fille était meilleure menteuse qu’Aliide l’avait jamais été »
Tyttö olikin parempi valehtelemaan kuin Aliide koskaan. Pourquoi, dans ce cas-ci, remplacer un verbe par un substantif ? Il serait plus naturel d’écrire : la fille mentait bien mieux qu’Aliide avait jamais su le faire.
Sofi Oksanen
Ceci ne sont que quelques exemples, glanés ici ou là. Il suffit au lecteur qui connaît les deux langues d’ouvrir le roman n’importe où pour trouver soit des erreurs soit des tournures maladroites. C’est d’autant plus dommage que certains passages sont traduits de façon irréprochable. Si le traducteur était plus soigneux, plus attentif (moins ramolli…), s’il se relisait, cela n’arriverait pas. Mais ce qui est encore plus consternant, c’est que les lecteurs, à commencer par ceux de la maison d’édition, semblent ne rien remarquer. Sans doute pensent-ils que, puisque ça se passe en Estonie, c’est normal que ce soit un peu bizarre et boîteux.
Dorénavant, si je dois lire des traductions, je choisirai l’anglais ou l’allemand. Ainsi, s’il y a des erreurs de style ou de grammaire, je les remarquerai moins.
Allez, un p’tit dernier pour la route : la toute dernière phrase du roman, avant les notes secrètes :
"Puis elle irait s’étendre à côté de Hans, chez elle à côté de Hans. Elle aurait le temps de le faire avant les garçons – ou bien comptaient-ils le faire cette nuit même ?" Grammaticalement, on comprend que "les garçons" souhaitent aller s’étendre à côté de Hans. La solution dans le commentaire….
Prix du roman fnac 2010, Prix Femina Etranger 2010
*) le premier chiffre indique le numéro de page de l’édition française (Stock 2010), le deuxième celui de l’édition finlandaise (WSOY 2008)
Dorénavant, si je dois lire des traductions, je choisirai l’anglais ou l’allemand. Ainsi, s’il y a des erreurs de style ou de grammaire, je les remarquerai moins.
Allez, un p’tit dernier pour la route : la toute dernière phrase du roman, avant les notes secrètes :
"Puis elle irait s’étendre à côté de Hans, chez elle à côté de Hans. Elle aurait le temps de le faire avant les garçons – ou bien comptaient-ils le faire cette nuit même ?" Grammaticalement, on comprend que "les garçons" souhaitent aller s’étendre à côté de Hans. La solution dans le commentaire….
Prix du roman fnac 2010, Prix Femina Etranger 2010
*) le premier chiffre indique le numéro de page de l’édition française (Stock 2010), le deuxième celui de l’édition finlandaise (WSOY 2008)
6 commentaires:
Déjà, l’original dit : « … chez elle, à côté de SON Hans. » Détail, mais qui a son importance. Et la dernière phrase dit : « Peut-être en aurait-elle le temps, avant que les garçons ne fassent ce qu’ils avaient l’intention de faire (foutre le feu à la maison) »
Le degré ultime du masochisme serait maintenant de comparer avec la traduction anglaise ou allemande et voir s’ils ont commis moins d’erreurs et d’approximations.
Ne serait-ce tout simplement pas un cas classique de roman dont les agents littéraires s'arrachent les droits pour leur aire linguistique parce que tout le (petit) monde (des professionnels invités au salon du livre de Francfort) est d'accord pour décider que le livre va pulvériser les records de vente, entrainant une pression forte sur le traducteur pour rendre sa copie pour hier déjà? Ce pauvre traducteur n'ayant pas le temps de relire, ni de trouver quelqu'un de compétent pour le faire, présente un texte mal torché et ca part à l'imprimerie illico car le plan média est déjà bouclé et le traducteur allemand/italien/espagnol a déjà fini et ca urge, etc...
L'original est dur à avaler, car la forme se veut novatrice voire radicale. Le contenu, une histoire horrible plus ou moins crédible dans un contexte historique douloureux et inconnu hors d'Estonie, ne s'absorbe pas non plus à la vitesse d'un "Arlequin". Je ne jette pas la pierre au traditore...son contrat avec l'éditeur ne prévoyait surement pas de délais raisonnables.
En effet, le traducteur a sans doute dû travailler sous pression. En constatant tout ce que je décris dans ce texte, je ressens sans doute la même chose qu'un musicien qui entend massacrer du Bach ou du Debussy. Le roman se vend bien et bien des gens le lisent à la vitesse d'un Arlequin, parce qu'ils sont complètement emballés par l'histoire, à tel point que les bizarreries passent totalement inaperçues.
Il est clair que mon jugement tant sur le roman que sur sa traduction est marqué par mon expérience personnelle, bien moins traumatique que celle d'Oksanen.
C´est vrai que s´est un peu dommage de voir des œuvres détérioré à cause d´une pression financière..
Je n'en suis pas certain, mais...
si "... qui pue et une marque..." est grammaticalement incorrect d'après vous, et admettons-le, que pensez-vous de "... qui pue , et une marque..." ?
"... qui puait et QUI AVAIT une marque..." Dans un premier temps, nous avons un verbe (puer) et dans le deuxième cas, un substantif (une marque). On doit répéter QUI.
C'est comme si on disait: "Il monta dans un bus qui allait vers la ville et le logo des transports publics" au lieu de ".... et qui portait le logo..."
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