Pour bien faire son travail, l’interprète doit bien maîtriser ses langues. Il doit connaître les différents niveaux de langue (argotique, familier, rhétorique), les termes courants dans divers domaines (comptabilité, droit, schiste bitumineux ou pêche au chalut), ne pas être désarçonné par les accents des orateurs (indo-pakistanais, écossais, québequois, cubain, australien) et savoir manier la paraphrase au cas où le sens du discours ou le mot juste lui échapperait.
Mais ça ne suffit de loin pas. Il faut aussi savoir qui est celui qui parle, à qui il s’adresse et dans quel but ; savoir d’où il vient (Somalie ou Etats-Unis), connaître son orientation politique (militant de Greenpeace ou représentant du FMI, intellectuel de gauche ou monarchiste) et pressentir quel est le message qu’il veut faire passer. Tous ces éléments forment une sorte d’équation ou de recette de cuisine qui font que le résultat qui sortira du micro sera réussi ou raté : un accent marqué, un discours lu trop vite et un micro détourné de l’orateur et vous aurez un gâteau brûlé ou trop salé ; un discours cohérent, prononcé dans la langue maternelle de l’intervenant sur un sujet connu et l’interprète pourra faire briller tout son talent, en choisissant de belles tournures, agrémentées de termes triés sur le volet. Notre métier nous contraint pourtant à avaler des couleuvres et à apprendre l’humilité, même si on sait qu’à l’impossible nul n’est tenu. Dans quel autre métier doit-on se contenter d’un travail fait "au mieux", tout simplement parce que les conditions ne sont que rarement réunies pour nous permettre de fournir un produit correct ?
Récemment, la séance plénière du Parlement européen débattait des conclusions du Conseil européen tenu le mois précédent. Il y était question du sauvetage de l’euro, de création d’emplois, de tests de résistance des centrales nucléaires, rien que des thèmes courants traités quotidiennement dans la presse. Et voilà qu’un député britannique appartenant au groupe ELD1) prend la parole en disant : "Mr President, I would like to go back to the matter of Libya if I may." Il n’était pas, à proprement parler, hors sujet, le printemps arabe et Lampedusa ayant également été régulièrement évoqués par les eurodéputés. C’est toutefois suffisant pour désarçonner l’interprète. Rappelez-vous qu’au moment où un délégué ouvre la bouche, nul ne sait ce qui va en sortir. Et voilà que Monsieur Godfrey Bloom, car c’est son nom, enchaîne les images, les piques sarcastiques, les tournures britanniques à l’extrême, donc intraduisibles. Le coup de grâce a été : the British Prime Minister… is nothing but a superannuated schoolboy whistling in the dark. Nous avons aussi eu droit à the chickens have now come home to roost et a homicidal baboon, s’agissant de Robert Mugabe. Tout cela, en une minute et demie. Une fois le micro fermé, il ne vous reste plus qu’à vous demander ce qui vient de vous arriver, ce que vous avez fait au bon dieu pour mériter ça et surtout : quel rapport avec la choucroute ?
En réalité, un orateur comme celui-là se fiche pas mal d’être compris du citoyen portugais ou slovaque auquel il est pourtant censé s’adresser. Les débats du Parlement européen sont publics et accessibles en webcasting. Dans le cas d’espèce, le but de l’exercice était de se faire remarquer par sa circonscription et par la presse britannique, et de créer un buzz : le jour même, son intervention était sur YouTube 2).
Nous sommes de véritables caméléons et nous interprétons tous les discours, qu’ils soient prononcés par des hommes ou des femmes, des jeunes, des vieux, des fachos, des gauchos, des végétariens, des militaristes, des Témoins de Jéhovah, des personnages politiques ou des nobodys. Pendant que le micro est ouvert, nous devenons quelqu’un d’autre, nous sommes émus, nous nous indignons, nous haranguons, nous félicitons, nous insultons, nous souhaitons la bienvenue, nous observons une minute de silence, nous nous faisons conciliants et invoquons les statuts ou le règlement. Peu importe que le discours soit technique et rapide, nous demandons simplement qu’il soit cohérent et oralisé. C’est alors que nous pouvons mettre tout notre savoir-faire au service de la communication internationale.
L’anecdote ci-dessus m’a toutefois ébranlée. Vingt ans d’expérience professionnelle au compteur et je me suis retrouvée à faire des bulles comme un poisson dans un aquarium. Disons que j’ai sauvé les meubles. Malgré une quarantaine d’années de pratique de l’anglais, que je me targue pourtant de bien connaître, j’ai appris une expression que je n’avais encore jamais rencontrée auparavant : to whistle in the dark, c’est-à-dire être optimiste et gai alors qu’il n’y a aucune raison de l’être. Pourtant, au cours de la même séance, nous avons entendu : Wir haben alles im Griff, auf dem sinkenden Schiff et Tout va bien, Madame la Marquise, qui offrent de bonnes équivalences.
Décidément, les langues sont un océan insondable et une vie entière ne suffit pas à les découvrir entièrement.
Godfrey Bloom, on behalf of the EFD Group.
Mr President, I would like to go back to the matter of Libya if I may.
When did the political class and the great and the good suddenly catch up with the fact that Colonel Gaddafi is an evil man? When, since that wonderful photograph with you embracing him, Mr President, did you suddenly come to realise that he was a “wrong’un”?
I can tell you that the victims of Lockerbie in Scotland and the victims of IRA atrocities in my country knew very well what sort of scoundrel this man was. But he has got oil and he has got money so you all turned a blind eye, didn’t you?
Well, the chickens have come home to roost. The most absurd figure in all this is the British Prime Minister, who stands there rattling his empty scabbard – having disestablished the Royal Navy, having disestablished the Royal Air Force – making threats from the sidelines, with no aircraft carriers, nothing, and calls himself a Conservative but is just a superannuated schoolboy whistling in the dark.
We talk a great deal about violence against the people, we talk a lot about democracy. And yet we have had a homicidal baboon in Zimbabwe for years now, and we do not do anything about it, do we? We do not care because there is no money and there is no oil. That is so typical of this place: full of hypocrisy and humbug.
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Discours prononcé dans l'hémicycle du Parlement européen le 5 avril 2011
Les transcriptions des interventions des eurodéputés sont disponibles sur www.europarl.europa.eu quelques jours après qu’elles ont été prononcées. Il y a de pauvres diables qui font ce travail-là. Les traductions suivent, mais bien plus tard.________________________________________
1) Groupe Europe libertés démocratie (droite)
2)
Texte paru dans la revue Hieronymus, www.astti.ch , juin 2011
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Traduction de l'intervention de M. Godfrey Bloom par les services du Parlement européen:
Godfrey Bloom, au nom du groupe EFD. – (EN) Monsieur le Président, je voudrais revenir sur la Libye, si vous me le permettez.
Quand la classe politique et les grands de ce monde ont-ils subitement compris que le colonel Kadhafi était un homme malfaisant? Quand, depuis cette merveilleuse photographie de votre accolade, Monsieur le Président, vous êtes-vous rendu compte que c’était un «sale type»?
Je peux vous dire que les victimes de Lockerbie en Écosse et les victimes des atrocités de l’IRA dans mon pays savaient très bien quel genre de fripouille était cet homme. Mais il a du pétrole et il a de l’argent, alors vous avez tous fermé les yeux, n’est-ce pas?
Eh bien, cela se retourne à présent contre nous. Le plus absurde dans tout cela, c’est le Premier ministre britannique, qui est là à agiter son fourreau vide, ayant séparé la Royal Navy et la Royal Air Force de l’État, et à proférer des menaces depuis les coulisses, sans porte-avions, sans rien, et qui se dit conservateur, mais n’est en fait qu’un écolier ringard qui tente de se donner du courage.
Nous parlons beaucoup de la violence à l’encontre de la population, nous parlons beaucoup de démocratie. Et pourtant, nous avons un babouin meurtrier au Zimbabwe depuis des années maintenant, et nous ne faisons rien pour y remédier, n’est-ce pas? Nous nous en fichons, parce qu’il n’y a ni argent ni pétrole. C’est si typique de cette Assemblée: pleine d’hypocrisie et de fumisterie.