Ma mère est veuve depuis un peu plus d’un an et, bien qu’ayant trouvé un nouveau modus vivendi, elle souffre malgré tout de solitude. C’est pourquoi elle a répondu à la petite annonce d’une jeune fille au pair allemande, pensant que celle-ci pourrait lui faire la conversation en guise de cours de langue, contre rémunération s’entend. L’au pair en question a répondu qu’elle avait déjà trouvé du travail. Cependant, peu de temps après, elle a repris contact avec ma mère, car elle n’avait plus où se loger. Ma mère lui a proposé une chambre, pensant que par la même occasion, elle aurait ainsi auprès d’elle quelqu’un qui pourrait l’aider avec de menues tâches, une présence rassurante.
Déjà, l’urgence dans laquelle la jeune fille avait besoin de se loger aurait dû nous mettre la puce à l’oreille. La première drôle de surprise a été de découvrir qu'elle avait 41 ans. Elle voulait postuler pour un job au Salon de l’Auto, à la veille de l’ouverture de celui-ci et sans aucun moyen de locomotion pour s’y rendre. Ses prétendues recherches d’emploi aboutissaient toujours dans une impasse, car elle s’estimait sur- ou sous-qualifiée. Le principal problème était surtout qu’elle dormait quasiment toute la journée.
Petit à petit, il est devenu assez évident qu’elle avait trouvé une bonne planque chez ma mère, qui a regretté de lui avoir offert la chambre gratuitement. En effet, ma mère n’a pas besoin de toucher de loyer, mais elle peut confirmer que ce qui est gratuit est sans valeur aux yeux de la plupart des gens. Son "invitée" avait non seulement la chambre, mais aussi l’internet, la cuisinière et le lave-linge gratuit. Il a même fallu que je lui précise que les repas n’étaient pas inclus dans l’arrangement. Elle n’allait certainement pas être pressée de trouver une autre solution, car ses journées s’écoulaient, ma foi, fort agréablement: grasse matinée, puis copieux petit-déjeuner pendant une heure ou deux, après quoi elle se rendait à son cours de yoga ou à son cours de peinture sur porcelaine.
Il a fallu mettre le holà à cette situation avant qu’elle ne s’éternise ni ne pourrisse. L’incruste s’est montrée fort marrie, surprise et déçue d’apprendre qu’elle ne pouvait pas prendre racine. Pour se défendre, elle a même dit qu’il était normal qu’elle ne fasse rien pour ma mère, puisque ce genre de service est normalement rémunéré: puisqu’elle ne paie rien pour la chambre, il n’est que normal qu’elle ne travaille pas bénévolement non plus. Logique ! Elle a soudainement commencé avoir toutes sortes de jobs potentiels : l’école enfantine d’en-face l’aurait engagée au 1er avril, un hôtel de la place au 1er mai. Une famille de très bon niveau l’aurait engagée pour qu’elle les suive à Londres et à Paris et lui aurait envoyé son billet d’avion; elle devait partir le surlendemain de notre ultimatum, espérant ainsi grapiller encore deux nuitées de plus.
Aux dernières nouvelles, elle est toujours dans la bourgade où vit ma mère. Elle prend des cours d’improvisation théâtrale, ce qui est approprié quand on n’a ni revenu, ni logement, ni travail et qu’on a laissé sa veille voiture en panne chez son précédent employeur. Les courriers électroniques qu’elle m’a envoyés me permettent sérieusement de douter de sa santé mentale. Elle a l’intention d’écrire aux Prince des Pays-Bas, qu’elle trouve fort sympathique pour l'avoir vu à la télé, pour lui demander d’intervenir auprès d’Angela Merkel afin que celle-ci intercède en faveur de sa mère (qui doit avoir autour de 60 ans) pour lui permettre de faire l’apprentissage de fleuriste qui lui a été refusé dans sa jeunesse. La Chancelière est une femme très compréhensive qui, entre les élections perdues en faveur des Verts et la guerre en Libye, n’a sans doute pas encore assez d’autres chats à fouetter.
Bref, voici une femme ni jeune ni vieille, qui n’a plus toute sa tête, qui n’a pas de revenus et qui n’a certainement pas l’intention de chercher de travail (trop ennuyeux, trop fatigant, il faut se lever le matin et il faudrait renoncer aux cours de yoga, pffh !) et qui arrive à apitoyer les gens pour qu’ils la logent. Elle semble avoir des économies, peut-être que ses parents lui envoient de l’argent. Mystère et boule de gomme.
Elle a toutes ses possessions terrestres dans une multitude de sacs. Plus de voiture, pas de travail et une sérieuse fêlure entre les oreilles. Quand ses ressources seront taries, elle finira sans doute sur un banc, dans un parc, avec ses baluchons dans un caddie pour toute compagnie. Peut-être même qu’elle parcourra les rues en haranguant la foule de ses quatre vérités, comme le fait une femme dans les rues de Genève. Qui sont-ils, ces personnages qui vivent sous les ponts ou sur les trottoirs ? Il y en a plusieurs à Genève. Un Grison qui vivait dans un kiosque et qui a refusé le logement propre, chaud, aseptisé et solitaire que les services sociaux lui ont proposé ; le monsieur japonais du square derrière le monument Brunswick ; la dame française et son fils qui vivent dans les toilettes publiques vers les Halles de l’Ile ; le peintre africano-belge qui vivait sous la gare et qui a fini par être rapatrié en Belgique ; et combien d’autres encore. Je n’inclus pas dans ce groupe les djeuns à chiens, tatoués et piercés qui font la manche devant la Coop : ils ont sûrement une chaîne stéréo et une télé à écran plat qui les attend chez papa et maman. Ceux-là ne méritent qu’un coup de pied au cul, pardon my french ! Les Roms forment une catégorie à part aussi.
On a vite fait de se retrouver à la rue : on perd son emploi, on ne peut plus payer son loyer. On loge chez des amis, ça va pendant quelques semaines. Sans logement, impossible d’avoir des chemises repassées, d’être présentable pour les entretiens d’embauche qui sont de toute manière impitoyables, même si on a tout pour soi. On se décourage, on n’a plus l’énergie de prendre soin de son apparence. A partir de là, tout dégringole. On finit par perdre tout espoir, toute dignité, on cesse de lutter et, avec un peu de chance, l’Armée du Salut vous tend la main.
Quand j’étais plus jeune, j’avais parfois le fantasme de sauver un clochard, d’aider ceux dans le besoin. Ça peut certainement être gratifiant, si on arrive à sortir quelqu’un de la déchéance. Toutefois, ceux qui finissent dans la rue sont sans doute souvent responsables de leur sort, comme semble le prouver la jeune fille au pair dont il est question plus haut. Il est difficile de passer froidement devant les mendiants, mais à quoi sert-il de leur donner deux francs ? Ils achèteront des cigarettes et resteront sur le trottoir. Alors que faire ?
2 commentaires:
Ton texte appelle à plein de commentaires.
Pour aller au plus simple, la pensionnaire de ta mère est sans doute au premier stade qui mène aux situations des exemples suivants. Elle n'est pas cliniquement folle, pas (encore) dans la précarité, mais tous les éléments sont réunis pour que ça arrive.
Les "clochards" sont probablement dans cette situation parce qu'à un moment, un équilibre a été rompu, le "système" a failli.
Dans le cas des "jeunes à chiens", ça me touche plus particulièrement, parce que ce sont des gens de "chez nous", des voisins peut-être qui, à un moment, ont adhéré à un idéal "squat" ou communautaire ou punk (les tatouages et les piercings n'aident pas forcément à trouver un boulot).
Bref, on ne peut trop juger "ces gens-là" trop vite.
Réjouissons-nous plutôt de ne pas être dans leur situation.
Le mendiant ou la mendiante nous mettent mal à l'aise, forcément. Cela ne faisait pas tellement partie du paysage genevois jusqu'à présent. Je me demande effectivement à chaque fois : comment en est-il/elle arrivé là ? N'est-ce pas horriblement humiliant de tendre la main ainsi ?
Il doit y avoir plusieurs parcours-type. Il semblerait que les personnes ayant des troubles psychiatriques soient dans la rue justement à cause de ces problèmes et non l'inverse : ce n'est pas la pauvreté qui les a rendus bizarres.
Les jeunes en rupture sont un chapitre vraiment difficile : qu'est-ce qui amène un ado à se mettre en marge, à contester la norme en vivant de façon très anti-establishement ?
Quant à la jeune fille de 41 ans : nous avons mis un petit moment pour arriver à notre "diagnostic". Force est de constater qu'il existe des personnes hors-norme, hors-raison, qui arrivent à faire illusion un moment.
J'ai réalisé à cette occasion qu'il faudrait toujours expliciter les règles de jeu, ne jamais partir de l'idée qu'il y aurait une façon raisonnablement correcte de se comporter en société qui serait admise de façon implicite par tous !
Et encore ceci: Ma maison est mon château : il faut montrer patte blanche avant d'y entrer !
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