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vendredi 2 septembre 2011

Le chant de la mission – John le Carré



Synopsis
:
Fils naturel d'un missionnaire catholique irlandais et d'une villageoise congolaise, Bruno Salvador, alias Salvo, a gardé de son enfance africaine une passion immodérée pour les langues. Devenu interprète éminent, il est régulièrement sollicité par de grandes entreprises et des tribunaux, mais aussi par le Renseignement britannique. Envoyé sur une île perdue pour une mission d'interprétariat lors d'une conférence secrète entre des bailleurs de fonds occidentaux et des chefs de guerre rivaux dont l'objectif affiché est de rétablir l'ordre et la paix en République démocratique du Congo, il devient malgré lui le seul témoin des machinations cyniques qui s'ourdissent dans l'ombre pour dépouiller de ses richesses un pays déjà ravagé par la guerre. Or l'amour qu'il porte à Hannah, la belle infirmière congolaise, a rallumé en lui l'étincelle de la conscience africaine qui couvait sous l'éducation catholique rigide jadis reçue à l'école de la Mission. Le naïf Salvo saura-t-il s'affranchir des inhibitions qui le brident pour devenir le héros d'un noble et dangereux combat ?
La profession d’interprète de conférence est auréolée de glamour, de mystère et de fascination. The Mission Song de John le Carré 1) reprend un à un tous les clichés et tous les poncifs qui circulent à notre sujet : les interprètes sont des demi-dieux qui tutoient les grands de ce monde ; ils voyagent en classe affaires et descendent dans les hôtels de standing, car rien de moins grandiose ne rendrait justice à leur gloire. Que de fadaises !


Voyons un peu ce que cela donne. Le personnage principal de ce roman, Bruno Salvador, annonce la couleur dès la deuxième phrase en indiquant quelle est sa profession : I am […] by profession a top interpreter of Swahili and […] the languages of the Eastern Congo […] hence my mastery of French 2). Voilà de quoi nous laisser perplexes. Personnellement, je ne connais aucun interprète qui déclamerait urbi et orbi qu’il est parmi les meilleurs de sa profession. On imagine tout aussi mal une cantatrice ou un chirurgien se présenter ainsi : je suis une personne éminente, c’est moi le meilleur. En outre, on comprend mal s’il interprète vers le swahili à partir du français ou vers l’anglais à partir du lingala. Ainsi, dès la première page, l’auteur étale au grand jour sa parfaite incompréhension de notre profession, ce qu’il confirme d’ailleurs au fil des pages suivantes. En effet, notre héros interprète dans tous les sens, même entre langues africaines. Il œuvre toujours seul, plusieurs heures d’affilée et son travail consiste essentiellement à être au service de la police ou de l’hôpital. Il sert de truchement entre ces instances et quelque pauvre diable africain. Voilà ce qu’il appelle être un top interpreter alors qu’en réalité, cela s’appelle être interprète communautaire, une variante de la profession qui ne demande aucune formation particulière, si ce n’est de savoir l’albanais, l’arabe ou l’urdu, selon la vague de réfugiés du moment. Il dit avoir un Master of Science degree in Translation and Public Service Interpreting. Pardon ? Il a aussi réalisé de nombreux interpreterships. Pas sûr qu’on trouve ce mot dans le dictionnaire… 3) Le terme top interpreter me ferait à la rigueur penser à ceux de mes collègues qui travaillent pour le G20 ou au sommet de Davos, mais ils n’utiliseront jamais ce qualificatif en parlant d’eux-mêmes, étant donné que, dès le contrat suivant, ils feront une réunion parfaitement terre à terre, sans le moindre chef d’Etat à l’horizon. Notre profession nous permet certes parfois de côtoyer, de très loin et cachés dans nos cabines, des gens qui ont leur photo dans le journal, mais elle nous contraint aussi constamment à rester humbles et à ne faire que de l’à-peu-près, étant donné qu’il nous est impossible de chercher le mot exact sur l’instant si nous ne le connaissons pas.

C’est la femme du héros, journaliste, qui travaille jusqu’à pas d’heure et qui lui téléphone pour lui dire qu’elle est retenue par une interview très importante. Du coup, il va passer la soirée tout seul au cybercafé. Le roman a été écrit en 2006, date à laquelle tout interprète digne de ce nom a un laptop et la WiFi à la maison. A l’hôpital, ce sont les infirmières qui lui donnent des instructions, voire des ordres, et qui signent un rapport attestant de la qualité satisfaisante du travail effectué, ce qui ne se fait évidemment jamais. Bruno Salvador travaille en free-lance. A qui va-t-il donc présenter son rapport de mission ? Les infirmières le prient instamment de répéter fidèlement les questions à interpréter, ce qui est une insulte : demanderait-on à un dentiste de bien faire son plombage ? Notons en outre qu’il n’y a personne d’autre que les infirmières pour prendre note des réponses du patient rwandais. Une des infirmières étant congolaise, Bruno Salvador interprète de swahili en kinyarwanda et retour, bien évidemment.


Les traducteurs ne sont pas en reste dans ce roman, jugez plutôt : Never mistake, please, your mere translator for your top interpreter. An interpreter is a translator, true, but not the other way round. A translator can be anyone with half a language skill and a dictionary and a desk to sit at while he burns the midnight oil : pensioned-off Polish cavalry officers, underpaid teachers, and anyone else who is prepared to sell his soul for seventy quid a thousand. He has nothing in common with the simultaneous interpreter sweating it out through six hours of complex negociations. Your top interpreter has to think as fast as a numbers boy in a coloured jacket buying financial futures. Better sometimes if he doesn’t think at all, but orders the spinning cogs on both sides of his head to mesh together, then sits back and waits to see what pours out of his mouth (p.14). On reste sans voix. La seule chose qui soit en partie exacte, c’est qu’il vaut mieux parfois ne pas réfléchir à ce qu’on dit, parce que le raisonnement de l’orateur n’est pas toujours parfaitement limpide ni cohérent.

Non seulement nous ne travaillons pas plus de trois heures à deux en cabine 4), mais il n’arrive jamais au grand jamais qu’au terme de la journée – between close of business and the cocktail frenzy – les délégués viennent vers nous en disant : Hey, Salvo… ! 5) Les délégués prennent grand soin de nous ignorer car, à leurs yeux, nous faisons partie du personnel, au même titre que les huissiers et les femmes de ménage. Ils ne connaissent bien évidemment pas nos prénoms. Ils ne connaissent d’ailleurs pas nos noms de famille non plus. Quant au mythe des cocktails façon jet set, vous repasserez. Non seulement il n’y a pas de cocktails, mais, une fois le travail terminé, tout le monde détale, comme des rats quittant le navire, qui pour aller chercher ses enfants, qui pour se rendre à son cours de yoga, de gym ou de tango, ou simplement faire des courses. Nous menons des vies très prosaïques en somme, contrairement à ce que veut la légende, qui a décidément la vie dure.

Les interprètes de le Carré exécutent d’autres tâches que nous, comme la transcription des enregistrements, sans doute obtenus au moyen d’écoutes placées ici ou là, assis chacun seul dans une cabine, dans une salle contenant quarante cubicles, supervisées par un floor manager installé sur une galerie dominant le tout (p.40). Notre top interpreter se sent très fier de travailler pour MI6. Une de nos collègues anglaise a en effet travaillé de la sorte, il y a fort longtemps, mais cela n’a rien à voir avec de l’interprétation, bien que cela puisse servir de passerelle vers ce métier.


Un peu plus loin (p.60), Bruno Salvador raconte qu’il lui arrive d’avoir le privilège d’assister à des high-level conferences, où les délégués prononcent tous leur discours en anglais à la tribune. Forcément, puisque c’est international. C’est dans les corridors qu’il officie, servant de lien entre les délégués, dans leurs langues respectives, en aller-retour 6), cela va de soi. Dommage qu’il ne nous explique pas comment les délégués trouvent l’interprète qu’il leur faut. Suffit-il de traîner au bar en attendant qu’on vous harponne en passant ? C’est bien évidemment l’inverse qui se passe dans la réalité : chaque organisation a un chef interprète qui répartit les équipes dans les cabines des différentes salles, en fonction des langues demandées et des horaires de travail. Il est inconcevable que nous allions faire des heures supplémentaires dans les corridors ou au bar, c’est probablement même interdit. Ce serait en tout cas très mal vu. Nous pouvons bien sûr rendre service à quelqu’un qui ne sait pas comment prendre son ticket de bus, mais cela s’arrête là.

People expect their interpreters to be small, studious and bespectacled (p.57). Ouf ! Moi qui craignais plutôt qu’on ne nous imagine toutes en tailleur Mugler et sac YSL (costard Hugo Boss et cravate Hermès pour les messieurs). A vrai dire, on trouve de tout parmi nos rangs : des petits et des gros, des jeunes et des (parfois très) vieux, des Birkenstock ou des Vuitton. Pas de gothiques ou de punks heavy metal toutefois, je vous rassure.

Non seulement notre ami anglophone traduit un contrat, donc un texte de nature juridique, de français en swahili, mais il pratique aussi une sorte de simultanée spontanée sans cabine, vers le français cette fois-ci, qui n’est pas vraiment de la consécutive non plus, puisqu’il termine quasiment en même temps que l’orateur (p.127). Il nous donne en passant un précieux tuyau : il parle sur un ton monotone en fixant une bouteille de Perrier placée devant lui, pour ne pas regarder son public dans les yeux. En effet, cela risquerait de créer une connivence immédiate avec l’un ou l’autre des participants, ce qui nuirait bien sûr à l’objectivité de son travail. A l’ETI 7), on nous apprend, au contraire, à lever le nez de notre bloc-notes (en cas de véritable consécutive) afin de nous adresser à ceux qui nous écoutent. C’est la moindre des politesses. Lorsque l’orateur boit une gorgée d’eau à la fin de son intervention, Bruno Salvador fait de même, non pas parce qu’il aurait soif, mais parce qu’il habite entièrement la personne qu’il interprète. I become what I render (p.127). Je n’invente rien. Et lorsque le discours comporte des noms propres français, il ne les répète pas. On voit mal ce que ça donne dans la pratique : il suit l’orateur, mais laisse un blanc quand celui-ci prononce des noms français ? Par exemple : "En arrivant à l’aéroport … vous prenez le train jusqu’à la gare de … puis vous suivez le Boulevard … ". Décidément, non, ça ne marche pas comme ça.

Toutes les grandes conférences internationales, c’est bien connu, ont des imprévus, des cock-ups comme les appelle l’auteur. At any other conference, I would have taken matters over at this point, because top interpreters must always be prepared to act as diplomats when called upon and I have done so on many an occasion (p.123). Mais où diable va-t-il chercher tout ça ? Quand on pense que nous devons éviter à tout prix de descendre dans la salle chercher des copies du document dont ils sont en train de parler ! Un interprète est désigné chef d’équipe et c’est à lui seul d’interagir avec les participants, en demandant parfois le feu vert de son supérieur avant d’aller se faire remarquer. Quant à jouer les diplomates, le ciel nous en préserve ! Nous sommes rarement au courant des enjeux de la discussion et nous sommes bien les derniers à qui on demandera d’intervenir.


Le héros se plaint ensuite de ne pas être mis au courant de toutes les intrigues liées à l’opération pour laquelle il travaille : I’m just the interpreter (p.182), constate-t-il avec amertume. Eh oui, c’est bien là notre sort, répéter les choses dans une autre langue et rien d’autre. On ne nous demande pas notre avis et on ne va certainement pas nous mettre dans le secret des dieux, tout comme un traducteur ne saura pas ce qui se trame dans l’entreprise dont il traduit le rapport annuel. Au cours de sa mission, Salvo se voit confier le même genre de tâches qu’il exécutait pour MI6, dans le Chat Room, à savoir traduire des écoutes. Mais pendant qu’il fait ce qu’on imagine être de la simultanée, avec des écouteurs sur la tête, il prend des notes, what Mr Anderson likes to call my Babylonian cuneiform […] a bit of speedwriting, a bit of shorthand (p.180). Eh bien justement non : les notes de consécutive devraient être faites de symboles, ce qui facilite le passage d’une langue à l’autre. Décrypter de la sténo française ne favorise pas la consécutive vers l’anglais et prendre des notes en sténo anglaise en écoutant du français vous fait perdre de précieuses ressources (temps, mémoire). Une fois de plus, le Carré n’a pas fait son travail de documentation sur notre profession. Salvo restitue fidèlement ce qu’il entend dans ses écouteurs, sans censurer ou arranger comme le font certains de ses collègues, nous dit-il. C’est sans doute un fantasme très tentant, toutefois, la supercherie serait très vite découverte et il n’y aura plus qu’à se recycler dans un métier qui ne nécessite aucun rapport de confiance. Imaginez un peu qu’on doive recruter les interprètes en fonction de leurs opinions politiques et de leur religion, pour être sûr qu’ils ne trahissent pas le message. Un traducteur arrangerait-il le texte à traduire pour qu’il soit plus conforme à ses propres idées ? Ensuite, notre top interpreter, écoutant deux Africains parler leur langue ethnique, ne comprend pas Union Minière des Grands Lacs, alors qu’il maîtrise par ailleurs suffisamment bien le français pour interpréter vers cette langue. Il n’est finalement pas si top que ça… Et il garde ses écouteurs sur la tête alors que la séance d’écoute est terminée. Un défaut professionnel sans doute. C’est ce qui lui permettra d’entendre des choses secrètes !

Ses clients ou employeurs, comme on voudra, lui disent constamment : Tell them that, will you, old boy (chapitre 12). Non seulement il ne devrait pas être nécessaire de lui dire ce qu’il a à faire, mais ce ton paternaliste et condescendant est intolérable et inconcevable dans la vraie vie. En français, ça donne : "Dites-leur ça aussi, mon vieux".

Bruno Salvador ne travaille jamais réellement en simultanée. Il interprète à l’hôpital ou dans des corridors et, à l’occasion de la conférence secrète du roman, il fait une sorte de chuchotage. La seule fois où il a des écouteurs sur le crâne, il prend des notes en sténo. Il nous explique que sa technique prévoit des notes spéciales dans la marge pour indiquer les nuances (p.221) : une plaisanterie, des insinuations, du sarcasme, quoique le sarcasme ne se laisse pas aisément interpréter. Ma foi, ça n’engage que lui.

Ses clients insistent constamment pour qu’il participe à leurs cocktails et à leur repas, ce qu’il accepte bien évidemment, car a top interpreter must never be a killjoy (p.223). On ne cesse de l’admirer et de le féliciter, il est au centre de l’attention de tous et on le remercie à la fin de son contrat, though not lavishly (p.218). Eh bien, welcome to the real world ! Après avoir été couvert de louanges et de remerciements, il se voit remettre une enveloppe contenant 7.000 USD en liquide pour 24 heures de travail, certes entièrement seul et sans la moindre pause. C’est un montant tout à fait conforme à l’idée répandue qui veut que les interprètes soient surpayés. Merci John d’enfoncer le clou ! A mon avis, même les vrais top interpreters, ceux qui travaillent pour la CIA ou le Quai d’Orsay, ne sont pas payés autant que ça. Une fois de retour en Angleterre, il raconte à sa maîtresse tout se qui s’est passé pendant les négociations secrètes. No comment.

Dans ce roman, il y a toutefois une bonne idée qui vaut la peine d’être retenue. Quelqu’un demande à Bruno Salvador – ou à Brian Sinclair, car on lui a donné une identité secrète le temps de cette mission – quelles langues il interprète. Il répond qu’il n’a pas le droit de le dire! (p.254) Quand je pense au nombre de fois qu’on m’a posé cette question, multiplié par tous mes collègues qui ont aussi eu à y répondre, je m’étonne que personne n’ait encore songé à répliquer ça.


Bruno Salvador a laissé son cœur en Afrique, où il a passé son enfance, et ne peut tolérer de rester passif face à l’outrage imminent dont il a eu connaissance en sa qualité de sound-thief, un qualificatif qu’il s’attribue volontiers. C’est pourquoi il entreprend de retranscrire ses notes de consécutive environ 24 heures après les avoir prises. N’importe quel interprète worth his salt vous dira que c’est tout simplement impossible. Nous nous focalisons tant sur le message à transposer, en évacuant chaque phrase pour faire place à la suivante, que nous avons beaucoup de peine à nous rappeler ce qui est passé par nos oreilles. Quant à relire des notes qui ne servent que de béquille à une mémoire à très court terme, on peut certes essayer, mais à mon avis c’est une preuve qui ne vaudra pas tripette devant un tribunal.

Ce qui est affligeant dans ce roman, c’est qu’il n’y a absolument rien qui corresponde à la réalité, du début à la fin. En effet, notre top interpreter déballe des secrets d’Etat à sa maîtresse et va ensuite tout révéler à la presse. De mémoire d’homme, aucun interprète n’a jamais trahi le secret professionnel. C’est sans doute dû au fait que nous oublions tout ce que nous avons entendu aussitôt que nous quittons la cabine, mais aussi au fait que cela équivaudrait à scier la branche sur laquelle nous sommes assis. Imaginez donc un médecin qui irait révéler tout ce qu’il a entendu dans l’intimité de son cabinet. Un suicide professionnel. Les écuyers et les gardes du corps n’ont, ma foi, pas ces scrupules.

A la fin du roman, notre héros est déchu de sa nationalité britannique, pour haute trahison. Il écrit au fils de sa maîtresse : An interpreter, even a top one, when he has nothing to interpret except himself, is a man adrift (p.330). En d’autres termes, si vous avez d’autres occupations que votre travail, vous n’êtes pas un vrai de vrai et vous n’êtes en tout cas pas top. Il est intéressant de constater que l’auteur remercie différentes personnes qui lui ont permis de se documenter sur les mercenaires, sur le métier d’infirmière et sur le Congo oriental. Il n’a pas jugé bon de se renseigner sur notre profession, ayant sans doute eu besoin de modeler la chose sur le déroulement de sa narration.

Quant au roman en tant que tel, l’intrigue est à la fois simple et compliquée. J’avoue que j’ai renoncé à suivre les différentes ethnies et leurs chefs respectifs. Le texte est hautement répétitif – chaque fois qu’il regarde l’heure, c’est toujours sur la montre de sa tante Imelda. Disons que si Harlan Coben et Barbara Cartland avaient un enfant, il écrirait sans doute un livre de cette trempe.

Texte paru dans la revue Hieronymus (www.astti.ch), septembre 2011

Voir aussi:  Hauch der Hydra de Helga Murauer et The Summer Before the Dark de Doris Lessing
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1) Editions Hodder, 2006; les numéros de page renvoient à cette édition
2) " … interprète éminent de swahili […] et de langues du Congo oriental […] d’où ma maîtrise du français " ; traduction de Mimi et d’Isabelle Perrin, éditions du Seuil, 2007
3) Une équivalence trouvée sur internet serait interprétariat, un terme honni par toute la profession, car cela ressemble trop à secrétariat.
4) Dans les organisations internationales, nos conditions de travail sont définies par l’équivalent d’une convention collective : deux séances de trois heures maximum par jour, avec deux interprètes par cabine.
5) Le personnage s’appelle Bruno Salvador, mais tout le monde l’appelle Salvo – notamment les délégués (page 15).
6) D’anglais en swahili et de swahili en anglais, par exemple
7) Ecole de traduction et d'interprétation de Genève

dimanche 30 janvier 2011

Purge – Puhdistus de Sofi Oksanen

AVERTISSEMENT : ne lisez ce texte que si vous avez déjà lu ce roman ou si vous n’avez pas l’intention de le faire ! Décidément, les livres à succès, les livres-événement, les livres-dont-tout-le-monde-parle ne sont pas pour moi. Millénium m’avait laissée de marbre (le premier tome m’a suffi) et je me suis maintenant attelée à lire Purge de Sofi Oksanen, le roman-choc qui croule sous les prix et qui sera bientôt adapté au cinéma. La plupart des gens l’ont dévoré en deux jours, j’ai mis péniblement trois semaines à le terminer. J’aurais pu le laisser tomber à tout moment, mais la dimension finlandaise de la chose m’a sans doute motivée à le lire jusqu’au bout. C’est peut-être aussi parce que je l’ai lu en V.O. que je n’ai pas réussi à me passionner pour cette intrigue lente et tortueuse (voir le texte suivant). Pendant les cent premières pages, il ne se passe rien. Zara, une jeune femme affolée, en haillons et couverte de bleus vient chercher refuge chez Aliide, une vieille femme qui vit seule dans sa ferme. L’histoire se passe en Estonie, entre 1936-39 et 1992. Aliide se méfie, Zara a peur. Aliide se méfie, Zara a peur. Aliide se méfie un peu moins, Zara sursaute au moindre bruit. L’auteur ne dit les choses que par allusions, le lecteur doit deviner ou alors être très patient. Enfin, dans la deuxième partie, un flash-back commence à nous dévoiler qui sont les personnages dont il était parfois question au début du livre. Ce jeu de ping-pong sous forme de cache-cache se poursuit jusqu’à la toute dernière page. Aliide pourrait ressembler à ma grand-mère Alviina C’est un roman qui parle de nazisme et de communisme, de la condition de la femme, du viol dans les régimes totalitaires, de prostitution et de l’amour fou de deux femmes pour le même homme. On notera que les nazis ont l’air moins affreux que les communistes ou les Russes, même capitalistes. Mais c’est surtout l’histoire de la jalousie dévorante d’une sœur : Ingel réussit tout mieux qu’Aliide, ses dents sont plus blanches, les rayons du soleil ne brillent que pour ses cheveux, elle fait la cuisine comme une déesse et quand elle trait les vaches, le lait est plus crémeux. Et c’est elle qui a épousé l’homme qu’Aliide a pourtant vu la première. Vivant sous le même toit familial, l’héroïne du roman se consume d’envie et de haine à devoir regarder le bonheur total dans lequel baigne sa sœur. La période stalinienne venue, elle se voit obligée de signer un document qui condamne sa sœur et sa nièce à la Sibérie. Elle ne pouvait pas faire autrement, sous ce genre de régime politique, on ne discute pas, on ne fait pas recours, une grève de la faim ne servirait à rien. Oui, mais voilà… elle en conçoit une certaine satisfaction, un sentiment de revanche et on découvre, à l’avant-dernière page, qu’en réalité, elle les a délibérément trahies. Hans, son amour tant convoité, est resté caché, tapi dans la maison. Elle a enfin l’homme de ses rêves rien que pour elle. C’est cette culpabilité qui fera l’objet d’une purge, d’une rédemption, environ un demi-siècle plus tard. Est-il vraisemblable d’arriver à cacher un ennemi du peuple pendant plusieurs années, alors qu’on est marié à un cadre du parti communiste ? Est-il plausible qu’une pauvre petite prostituée sous-alimentée parvienne à étrangler un boss mafieux ? Qu’elle arrive à garder une vieille photo cachée dans son soutien-gorge sans que son mac ne s’en aperçoive ? Peu importe, ce n’est que de la fiction. Est-ce parce que j’ai lu le roman en finnois que je me suis ennuyée ? Le récit est bardé de répétitions – Zara a peur – de faits historiques ou culturels que le lecteur lambda ne connaît pas, à moins d’avoir étudié le cas de l’Estonie – Aliide se méfie – les gens semblent manger constamment du raifort, un peu l’équivalent du café et des sandwiches chez Stieg Larsson. Alors oui, les filles qui rêvent d’aller gagner de l’argent en occident finissent souvent dans les griffes sordides de réseaux de proxénètes sans scrupules, mais je trouve que Chaos, le film de Coline Serreau, injustement méconnu, est bien plus éloquent pour dénoncer ce genre de drame. Sofi Oksanen Le texte comporte en outre de nombreux passages violents et pornographiques, où l’auteur ne recule pas devant des mots tels que “bite, chatte, sperme”, etc… Je serai curieuse de recevoir les réactions de ma mère (81 ans) et de ma soeur quand elles l’auront lu. Purge est d’ailleurs à l’origine d’une polémique en Estonie. En effet, les Estoniens n’apprécient pas l’image que le livre donne de leur pays et regrettent que d’autres auteurs estoniens, aux textes moins racoleurs, n’aient pas reçu le même écho (voir l’article du Nouvel Obs *). "Ce sont des romans comme celui de Sofi Oksanen qui expliquent pourquoi, à bord des ferries finlandais et sur les pistes de danse des hôtels, les Estoniennes se considèrent toujours comme les putes de l'Est." Malheureusement, pas besoin de romans pour constater que c’est bien le cas, du moins ça l’était dans les années qui ont suivi la chute du communisme. Le titre du roman reste cependant un peu incompréhensible. Avec sa façon de ne dire les choses qu’à moitié, Oksanen nous laisse comprendre qu’Aliide va s’immoler par le feu aux côtés du cadavre de son Hans chéri, resté enterré sous la maison pendant 40 ans. Elle a sauvé Zara, la petite-fille de sa sœur haïe, en abattant les proxénètes qui la poursuivent et choisit de se donner la mort avant que le reste du gang ne lui fasse un sort. Zara pourra hériter de ses terres. Ce serait donc ça, la Purge ? Près de 400 pages pour ça ? Je serai curieuse de voir le film qui en sera tiré. Il y a matière à quelques bonnes scènes de suspense, mais ça risque aussi de devenir un film finlandais glauque, lent et déprimant. En tous cas, Purge aura permis au public francophone de se familiariser avec l’Estonie et avec la Finlande, c’est déjà ça !

Traduttore Traditore


La lecture de Puhdistus (Purge, voir le texte précédent) de Sofi Oksanen en finnois étant un peu ardue, non seulement parce que l’auteur ne cesse de jouer aux devinettes avec son lecteur, mais aussi parce que le texte est bardé de concepts ethniques, historiques, agricoles et traditionnels que n’explique aucune note en bas de page, j’ai eu l’idée masochiste de comparer l’original à sa traduction française, l'œuvre de Sébastien Cagnoli.

Il ne m’a pas fallu bien longtemps avant de tomber sur plusieurs énormes contresens. Le traducteur a pourtant l’air de bien maîtriser le finnois, c’est pourquoi je ne comprends pas comment il a pu laisser passer des erreurs aussi grossières. Sans doute se repose-t-il sur l’idée (fausse) que personne ne comprend le finnois et que personne n’ira vérifier de toute façon. Quelques exemples, ceci n’est en rien une liste exhaustive :

P. 240 /223 *): "Ingel en avait fait douze" alors qu'en finnois, il est écrit: Ingel oli täyttänyt kahdeksantoista, c-à-d “Ingel avait / venait d'avoir dix-huit ans”. Il est vrai que douze et dix-huit sont parfois difficiles à distinguer à l’oral, surtout dans une forme déclinée, mais même google sait traduire kahdeksantoista. Et on ne sait pas à quoi se rapporte le pronom “en”. S’agit-il d’une inattention? Le traducteur n’avait-il que peu de temps pour faire ce travail?

P. 260 /244, un autre contresens: "elle voulait être l'enfant du grand Lénine" alors que l'original dit: .... kun hän ilmoitti haluavansa isona Leninin lapsen , ce qui signifie: …lorsqu'elle annonça que, quand elle serait grande, elle voulait avoir un enfant de Lénine. La version correcte est d’ailleurs bien plus plausible.

p. 266 / 250 : "Ce n’était même pas un vrai dentiste, mais un prisonnier de guerre allemand qui avait essayé d’apprendre tant bien que mal." L’original dit: Ei se mikään oikea lääkäri edes ollut, sotavankina ollut saksalainen hammaslääkäri oli yrittänyt opettaa sitä minkä pystyi (… un prisonnier de guerre allemand avait essayé de lui apprendre comment faire, tant que possible). Le dentiste s’appelle Boris et c’est le même homme qui l’a tourmentée dans la cave de la mairie (un Soviétique, donc). Il y a erreur sur la personne et confusion entre enseigner et apprendre.

P. 268 / 252 : juuriharja (juuri = racine, harja = brosse - Würzelbürste) devient une pierre ponce, alors qu’il s’agit d’une brosse à récurer. Ce n’est pas essentiel pour la compréhension du récit, mais pourquoi diable… ?


juuriharja - Würzelbürste en allemand - devient une pierre ponce en français

P. 277 / 261 : suttura devient une conne, alors que c’est une traînée, une fille pas propre, en un mot : une pute. C’est ce qu’est cette pauvre Zara, à son corps défendant. Rien ne nous dit que c’est une conne.

P. 286 / 270 : Villi länsi devient l’Occident sauvage, ce qui n’est pas faux, c'est juste un peu bizarre en français, je trouve. C’est surtout parfaitement littéral. L’équivalent serait le far-west, même si c’est de l’anglais. "Tallinn était son far west à lui", par exemple.

P. 290/ 273 : "Sa cuisse tirée par les poils trembla comme de la chair de poule". Même sans comprendre le finnois (linnunlihainen ja karvoista nypitty reisi tärisi ), le lecteur francophone devrait rester perplexe face à ce genre de phrase… Karvoista nypitty signifie épilé. Ce serait donc : elle avait la chair de poule et sa cuisse épilée trembla

P. 336+339 / 317+319 : korsu devient un blockhaus, alors que c’est plutôt un abri en bois. Passe encore, mais un "blockhaus de bandits" / bandiittien korsu, c’est carrément un peu ridicule.



deux exemples de "blockhaus" ;-)






P. 345 / 324: Lypsäjäemakko devient "la truie de trayeuse". Non seulement l’allittération est un peu malheureuse, mais il n’est pas nécessaire d’être aussi littéral. Si on veut rester dans l’insulte agricole, "cette grosse vache" ferait très bien l’affaire.

Dans tout le roman : Le petit nom kuukunen devient "mon champignon" … Ma mère ne connaissait pas non plus ce mot, le dictionnaire nous confirme qu’il s’agit en effet d’un champignon, mais ce mot a sans doute été choisi pour sa sonorité, un peu comme "chou" en français. On ne traduirait pas "mon petit chou" par kaaliseni, non ? My little cabbage, mein Köhlchen…. Ça me fait penser à l’ouvrage Sky ! My Husband ! de J-L Chiflet



Pendant mes études, on m'a appris à être fidèle à l’original, sans toutefois être littérale. Il faut toujours rechercher ce qui est idiomatique dans la langue cible, quitte à transformer les champignons en choux, en trésors ou en petits cœurs. Il faut parfois remplacer un substantif par un verbe ou vice-versa et il faut parfois aller jusqu’à commettre un sacrifice, c-à-d éliminer quelque chose qui ne passe vraiment pas dans l’autre langue. Il ne faut surtout pas rappeler au lecteur qu’il est en train de lire une traduction, le texte doit être naturel et couler de source.

P.275/ 259: "Zara voulait croire au cahier de Pacha, qui avait une couverture plastique bleu foncé qui puait et une marque de qualité de l’Union soviétique" Ne serait-il pas plus élégant de dire, par exemple: Zara voulait croire au carnet de Pacha, recouvert de plastique bleu puant et portant le label de qualité soviétique ? De plus, "…qui puait et une marque…" est grammaticalement incorrect.

P. 288 / 271: "Zara ressentit le puissant désir de s'envelopper dans le giron de Lavrenti"
Il serait plus naturel de dire qu'elle avait envie de se blottir contre lui, dans ses bras? Il s'agit, une fois de plus, d'une traduction littérale. Le mot syli existe en allemand (Schoss) et en anglais (lap), mais pas en français. Alors giron est certes ce qu'il y a de plus proche, mais ça ne s'utilise quasiment qu'au sens figuré en français, me semble-t-il.

P.286 / 269: "Lavrenti s'était ramolli envers elle. Les ramollis ont la perspicacité qui baisse". En finnois, il est bien question de devenir plus mou (Lavrenti oli pehmennyt hänelle), mais je parlerais plutôt de s'attendrir, de devenir moins méchant, en un mot: il en pinçait pour elle. Et il faudrait plutôt écrire que Lavrenti allait devenir inattentif.

P. 283 / 266: "Le pays était plein d'emballages de glace blancs" . Ici, le pays (maa) est le sol, parterre, jonché d'emballages blancs. Maassa näkyi valkoisia jäätelöpapereita. On dirait que l’Estonie tout entière est parsemée de papiers blancs.


P. 297: "Par une de leurs fenêtres [voiture] avait été lancée une bouteille de bière"
P. 301: "Sur le couvercle de la boîte souriait un homme"
On trouve souvent ce genre de construction inversée, qui n’est pas du tout courante en français, me semble-t-il .

P. 336 / 317: « La fille était meilleure menteuse qu’Aliide l’avait jamais été »
Tyttö olikin parempi valehtelemaan kuin Aliide koskaan. Pourquoi, dans ce cas-ci, remplacer un verbe par un substantif ? Il serait plus naturel d’écrire : la fille mentait bien mieux qu’Aliide avait jamais su le faire.


Sofi Oksanen

Ceci ne sont que quelques exemples, glanés ici ou là. Il suffit au lecteur qui connaît les deux langues d’ouvrir le roman n’importe où pour trouver soit des erreurs soit des tournures maladroites. C’est d’autant plus dommage que certains passages sont traduits de façon irréprochable. Si le traducteur était plus soigneux, plus attentif (moins ramolli…), s’il se relisait, cela n’arriverait pas. Mais ce qui est encore plus consternant, c’est que les lecteurs, à commencer par ceux de la maison d’édition, semblent ne rien remarquer. Sans doute pensent-ils que, puisque ça se passe en Estonie, c’est normal que ce soit un peu bizarre et boîteux.

Dorénavant, si je dois lire des traductions, je choisirai l’anglais ou l’allemand. Ainsi, s’il y a des erreurs de style ou de grammaire, je les remarquerai moins.

Allez, un p’tit dernier pour la route : la toute dernière phrase du roman, avant les notes secrètes :
"Puis elle irait s’étendre à côté de Hans, chez elle à côté de Hans. Elle aurait le temps de le faire avant les garçons – ou bien comptaient-ils le faire cette nuit même ?" Grammaticalement, on comprend que "les garçons" souhaitent aller s’étendre à côté de Hans. La solution dans le commentaire….


Prix du roman fnac 2010, Prix Femina Etranger 2010

*) le premier chiffre indique le numéro de page de l’édition française (Stock 2010), le deuxième celui de l’édition finlandaise (WSOY 2008)

mardi 26 octobre 2010

Un roman français

La baie de Saint-Jean-de-Luz, vue de Sainte-Barbe
Quelle drôle d’expérience que la lecture de ce livre de Frédéric Beigbeder… J’avais l’impression de lire un avatar de Mars de Fritz Zorn (voir le sujet précédent) et en même temps, je lisais les souvenirs d’enfance de mon ex-Jules, dont la prime jeunesse semble être un calque quasi-parfait de celle de ce Parisien mondain.

Tout comme Fritz Angst, alias Zorn, Frédéric Beigbeder a eu le malheur de naître dans une famille aisée. Le Neuilly de son enfance était une sorte de Genève, un village trop propre, où l’air était trop pur… une ville où le temps ne fait que passer. Il n’a jamais manqué de rien, ses parents ne se disputaient jamais. Il a été un adolescent sagement malheureux. Il n’est pas mort d’un lymphome malin, mais il se distingue par une vie de bâton de chaise. C’est sa garde à vue suite à une consommation de cocaïne sur la voie publique, largement relatée par les médias, qui est à l’origine de ce livre. L’enfermement l’a obligé à se pencher sur sa vie et sur ses souvenirs d’enfance qui lui échappaient jusqu’alors.

Ces mémoires sont parcourues de descriptions du pays basque, où l’auteur a régulièrement passé ses vacances – tout comme Jules le fait depuis cinquante ans. L’évocation des plages, Cénitz ou Ilbarritz, du toro de fuego, des macarons de chez Adam, de Biarritz ou de Saint-Jean-de-Luz me chatouille le cœur, car ce sont là des souvenirs d’une des périodes sans doute les plus heureuses de ma vie. Tout comme Jules, Beigbeder avait un grand-père aristocrate et une grand-mère américaine. Tout comme la famille de Jules, ils avaient une belle demeure, la Villa Navarre à Pau, qui est devenue un hôtel de luxe. A la mort de l’oncle de Jules, le baron de … , la belle grande maison ancienne a été vendue. Elle aurait pourtant tout ce qu’il faut pour devenir, elle aussi, un Relais & Château ou en tous cas, une très belle maison d’hôtes. Elle le deviendra peut-être un jour et y séjourner deviendra alors une expérience incontournable.


Frédéric Beigbeder appartenant – à cinq ans près – à la même génération que moi, nous avons les mêmes références culturelles, qu’il s’agisse du lion Clarence qui louchait dans Daktari ou encore des distributeurs de pastilles Pez. Nous ne recevions toutefois pas les frères Bogdanov à dîner à la maison, ni le gratin parisien. Il écrit : ma vie n’est pas plus intéressante que la vôtre, mais elle ne l’est pas moins. Les mémoires d’un contemporain ne sont certes pas moins dignes d’intérêt que celles d’un grand homme dont le nom est entré dans l’histoire et elles ont l’avantage de remuer quelque chose de proche, à quoi ceux de notre génération peuvent s’identifier.

Si un jour je me retrouve en garde à vue ou immobilisée dans un lit d’hôpital, j’aurai sans doute aussi l’occasion de réfléchir à ma vie, d’essayer de faire de l’ordre dans mes souvenirs et dans toutes les émotions qui se bousculent dans le disque dur de ma mémoire. Je ne vais malheureusement plus au pays basque, Jules y va désormais sans moi car, comme le constate très justement Frédéric Beigbeder : l’amour dure trois ans.

Une plage du pays basque...







L’amour dure trois ans, Frédéric Beigbeder, Gallimard, collection folio, 2001



Un roman français, Frédéric Beigbeder, Grasset 2009

dimanche 17 octobre 2010

Mars – Fritz Zorn


"Je suis jeune et riche et cultivé ; et je suis malheureux, névrosé et seul".

C’est sur ces mots que commence le récit d’un homme en colère. Fritz Angst a choisi comme pseudonyme la colère (Zorn) plutôt que la peur (Angst) qui était son vrai nom de famille. Dans ce livre choc paru en 1977, il règle ses comptes avec la trop bonne éducation que sa très bonne famille lui a donnée. Pour son malheur, il est né de parents très aisés, vivant dans un des plus beaux quartiers d’une ville riche dans un pays riche, c’est-à-dire la Goldküste, à Zurich, en Suisse. Il en est mort à 32 ans des suites d’un lymphome qui, selon lui, était l’aboutissement de toutes ses névroses, de toutes ses frustrations, de toutes ses émotions retenues, de ses larmes ravalées. Son livre est devenu un best-seller – il n’a pas vécu assez longtemps pour jouir de ce succès post mortem – et il n’a malheureusement rien perdu de son actualité.

Ses parents étaient des gens très bien, très respectables, irréprochables. Mais la seule façon de ne jamais perdre cette illusion de perfection était de ne jamais se compromettre, de ne jamais rien faire qui soit ridicule, déplacé, vulgaire ou excessif. Ils n’écoutaient que de la bonne musique et ne lisaient que de bons livres, c’est-à-dire des œuvres d’artistes morts. La variété, le jazz et la littérature moderne, donc facile, ne franchissaient pas le seuil de leur univers clos et protégé. Un peu comme Ariane et Solal dans Belle du Seigneur 1), qui cherchent à tout prix à préserver la merveilleuse perfection des premiers jours d’une relation amoureuse.

Chez eux, tout n’était qu’harmonie. Tout le monde était toujours d’accord avec tout le monde, pas le moindre conflit ou désaccord ne venait jamais troubler leur sérénité. Cela n’était possible qu’en restant tiède ou indifférent. Vis-à-vis de tiers, ils attendaient toujours de savoir d’abord ce que pensait leur interlocuteur, afin de ne surtout pas le froisser en étant d’un autre avis. Paradoxalement, une recherche aussi utopique de la perfection vous mène forcément droit dans le mur.



Dans les années -70, la sexualité était encore fortement taboue. A l’école, l’éducation sexuelle consistait en une présentation strictement anatomique de la mécanique de la chose. On leur a en outre appris qu’en Amérique, un certain pourcentage de jeunes garçons se masturberaient, ce qui était bien sûr une grave déviance. Mais pas de quoi s’inquiéter : ça se passe loin, là-bas, de l’autre côté de l’Océan. Le jeune Fritz a grandi dans un milieu si pudibond, qu’il avait même de la peine à prononcer des mots tels que "corps ou jambe", des mots comme "poitrine ou sexe" ne franchissaient jamais ses … lèvres (sûrement encore un mot interdit !). La conséquence logique en a été qu’il a été incapable d’avoir la moindre relation, le moindre contact avec les femmes.

Tout en reconnaissant qu’on n’est pas forcément plus heureux dans les goulags soviétiques, l’auteur se lance dans une diatribe contre le calme tranquille qui caractérise la Suisse. Ce qui m’a rendue attentive au fait que le mot Ruhe se traduit de dix façons différentes en français : le silence, le calme, la sérénité, le repos, la paix, la tranquillité, l’ordre, la retraite, la lenteur et même la mort (le repos éternel). On ne doit surtout pas déranger ni faire de bruit, il faut toujours être comme il faut (en français dans le texte). Et quand on meurt, il ne faut surtout pas le dire à voix haute, on dira plutôt que quelqu’un s’en est allé.

Fritz, quant à lui, veut lancer un cri urbi et orbi, convaincu qu’il est de ne pas être un cas isolé. Il veut que son expérience serve à sauver d’autres pauvres diables, victimes, comme lui, de leur éducation et de leur milieu. Il parvient à la conclusion que, contrairement aux personnages d’opéra, qui meurent d’amour, sa mort à lui est due à un manque d’amour, à une parfaite incapacité de ressentir des émotions vis-à-vis d’une femme ou de n’importe quelle personne. Il règle ses comptes avec son milieu, sa famille, le système, mais aussi avec Dieu : "un Dieu qui a inventé la Gestapo, les camps de concentration et la torture devrait exister rien que pour qu’on puisse lui casser la figure". Pour lui, Dieu incarne tout ce qui est comme il faut, le calme, l’harmonie, l’évitement de tout conflit, de toute émotion, en bref : la non-vie. C’est pourquoi il lui préfère le diable et l’enfer, où au moins, on a une chance d’exister.

Jusqu’à la fin, Zorn se battra contre le mal qui le ronge. Sa colère ne lui permet pas de capituler et son livre se clôt sur ces mots : "Je me déclare en état en guerre totale".

Kindler Verlag, Munich, 1977
Gallimard, 1979 pour l'édition française
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1) Belle du Seigneur, Albert Cohen, Gallimard 1968

vendredi 4 juin 2010

Le suédois est-il intraduisible ?



Après m’être grattée la tête de perplexité face à la VF de Millénium, j’ai vécu un sentiment de déjà-vu en lisant un polar de Sjöwall & Wahlöö, un couple suédois qui est devenu célèbre dans les années -60 avec leurs romans policiers réalistes situés en Suède, précurseurs de Henning Mankell et de son mélancolique commissaire Wallander.

Il s’agit de L’Abominable Homme de Säffle, paru en Suède sous le titre Den vedervärtige mannen från Säffle en 1967, selon le livre en suédois que m’a prêté une amie. Déjà là, l’édition française indique qu’il serait paru en 1971. La traduction française, quant à elle, est parue en 1987. Comme avec Millénium, je me réjouissais de lire un de ces romans dont j’avais tant entendu parler. Et assez rapidement, je me suis dit qu’il y avait quelque chose de pourri au Royaume de Suède.

Tout d’abord, les maladresses en français ; oh ! rien de grave, mais suffisamment gênant pour déconcentrer le lecteur un tant soit peu critique. Quelques exemples :

- "Le temps le quittait à toute allure" (p.23) – s’agissant de quelqu’un qui vient de se faire assassiner et qui agonise.
- "Ils avaient mangé de la viande grillée" (p. 24). Je n’ai encore jamais commandé de viande grillée au restaurant. L’original parle de råbiff 1), littéralement raw beef, c-à-d du steak tartare. Etrange…
- "Désirez-vous autre chose, avant que nous n’arrêtions la vente de boissons ?" Ne serait-il pas plus naturel de dire avant que nous ne fermions ? Avant que nous ne fermions le bar ? L’original dit innan kassan stänger, littéralement : avant que la caisse ne ferme.
-"Avez-vous parlé à ceux qui occupent les chambres de chaque côté de celle-ci ? demanda Martin Beck." No comment…
-"Et combien de fois ne me suis-je fait agonir ?" (p.112) On dit que les traductions vieillissent moins bien que la version originale, cette phrase en est bien la preuve 2).

La page 115 est un véritable festival :
"Lorsqu’il s’efforçait d’écrire quelque chose sans faute de suédois ni de frappe" (ça me fait penser à Victor Hugo et son "vêtu de probité et de lin blanc") ... "Il essuya ses verres de lunettes" (pourquoi pas simplement "ses lunettes"?) ... "malgré son écriture tremblée" …" Ils sont venus me prendre mon litre" (il s’agit d’une bouteille de gnôle) 3).

- "Puis il fit des yeux le tour de ceux qui se trouvaient près de lui…" (p.272)
- "Le nombre de ceux qui aimaient Gunvald Larsson se réduisait à une seule unité, facile à désigner : Rönn" (p.372). Quel francophone s’exprime donc ainsi ? Ne serait-il pas plus idiomatique de dire que ses amis se comptaient sur les doigts d’une main ?

Ensuite, les faits culturels suédois qui sont soit effacés soit présentés tels quels : "un sac en papier du monopole de l’alcool" (p. 115, palme d’or des boulettes). Quiconque est allé en Finlande, en Suède ou dans certains Etats des U.S.A. comprendra sans peine, que les autres se débrouillent.

Et puis les généreuses libertés, par exemple :
"Je ne connais pas ce nom-là dans la police". L’original dit : Är ni över huvud tagit polis? 4) c-à-d "Vous êtes de la police, au moins ?" La nuance d’ironie disparaît complètement en français.
Ou encore : Kan jag få använda min egen ? (pistol) qui devient : "Si vous n'y voyez pas d'inconvénient , je préfère utiliser le mien" (de pistolet), alors que la VO dit simplement : Je peux utiliser le mien ? Le traducteur rend l’individu bien plus courtois qu’il ne l’est.

Il est très difficile de prendre un roman – a fortiori un polar – au sérieux, de se plonger dedans jusqu’à en oublier d’aller dormir quand la traduction ne cesse de vous ramener sur le plancher des vaches. A l’occasion du Salon du Livre, j’ai découvert que cette série de dix romans allait paraître dans une nouvelle traduction. D’autant plus que certains d’entre eux (les six premiers) ont été traduits de l’anglais. Il faut croire que le nombre de ceux qui traduisaient du suédois se réduisait à une seule unité dans les années quatre-vingt !
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Le roman a été adapté au cinéma sous le titre Un flic sur le toit

(1) la lettre å se prononce o
(2) l'original dit Hur många gånger har jag blivit nerspydd?", ce qui signifie "Combien de fois ne m'a-t-on pas vomi dessus?; reste à savoir si c'est au propre ou au figuré...
(3) l'original dit kvarting, qui est une bouteille de 37,5 cl, mais là, je pinaille...

(4) en allemand, cela donnerait : Sind Sie überhaupt Polizist ? Ce qui m’a rendu attentive au mot über (över) + haupt (huvud) : pourquoi diable dit-on "au-dessus de la tête" pour exprimer un doute empreint d’ironie ?


L’Abominable Homme de Säffle, éditions Rivages /Noir
traduit par Philippe Bouquet, auteur de plus de 100 traductions du suédois, Docteur honoris causa de l'université de Linköping (Suède), Officier des palmes académiques, Chevalier de l'ordre de l'Etoile polaire, Prix de traduction de l'Académie suédoise (1988), Prix de la Fondation suédoise des écrivains (1994), Prix personnel Ivar Lo-Johansson 1995, Nominé pour le prix Aristeion 1999.


Voir aussi: http://tiina-gva.blogspot.com/2010/05/le-phenomene-millenium.html
et: http://tiina-gva.blogspot.com/2012/05/le-suedois-est-intraduisible.html

dimanche 23 mai 2010

Le goût des pépins de pomme

...ou Der Geschmack von Apfelkernen, de Katharina Hagena

Quelle merveilleuse surprise que ce roman, découvert un peu par hasard. Un best-seller qui mérite bien son succès. Un roman d’une écriture très originale, avec des images surprenantes, des jeux autour des mots, qui me font avoir une pensée toute particulière pour toutes les personnes qui ont eu à le traduire. Le livre est sorti en français et a été traduit en d’autres langues également.

Le plus difficile n’est sûrement pas de trouver les équivalences aux nombreuses plantes, fleurs et fruits, qui parsèment cet ouvrage. Certains jeux de mots se laissent transposer en français – « Harriet begriff, warum Leidenschaft eben auch so heißen muß » - à propos d’une peine d’amour, on peut jouer avec le mot passion / douleur ; ou encore : « Daß ein Heim ausgerechnet Heim hieß, war eine Gemeinheit… », foyer / foyer, à la rigueur. Mais certaines phrases ont une poésie véritablement casse-gueule : « Die monddurchflutete Nachtluft funkelte von Splitterstaub und Scherben » (après qu’une jeune fille est tombée, de nuit, par les vitres d’une vieille serre abandonnée). L’air de la nuit était baigné de rayons de lune, de poussières et d’éclats de verre… ?* Un peu kitsch, non ?

Ou encore Rosemarie qui se rend compte qu’elle a « assimilé » Mira, car le nom de celle-ci est contenu dans le sien. Un nom qui contient d’ailleurs plein de choses, telles que irre, mies, Rose, Eis, Morse, Reim, Möse et Mars. Allez donc traduire ça…. Et Iris de constater qu’elle ne contient rien, juste une fleur et un œil (ouf ! ça, ça passe !)

Heureusement, j’ai tout de même réussi à mettre mes reflexes professionnels de côté pour savourer ce roman plein de mélancolie, où il est beaucoup question de la vie, de la mort, de l’amour, mais surtout de la mémoire. Une citation de Paul Valéry figure en exergue : La mémoire ne nous servirait à rien si elle fût rigoureusement fidèle. C’est une idée qui revient souvent, se souvenir est une façon d’oublier et vice-versa. La grand-mère souffre d’Alzheimer et l’auteur écrit : Celui qui oublie le temps arrête de vieillir. L’oubli vainc le temps, ennemi de la mémoire. Car après tout, le temps guérit toutes les blessures, mais uniquement parce qu’il s’allie à l’oubli. *

Un livre de femmes aussi, dans le bon sens du terme ; beaucoup de personnages féminins, la grand-mère Bertha, ses trois filles Christa, Inga et Harriet, ses petites-filles Rosemarie et Iris (la narratrice) et leur copine Mira. Les hommes ne sont mentionnés qu’en passant. Iris hérite de la maison de sa grand-mère et c’est l’occasion pour elle de démêler tout un écheveau de souvenirs, dont certains étaient bien cachés. Le tout dans le décor du nord de l’Allemagne, dans une petite bourgade si tranquille qu’il faut aller boire du vin au cimetière si on veut qu’il s’y passe quelque chose.

Selon le Nouvel Obs : « Masqué en aimable bluette, enraciné au pommier patrimonial où trois générations s'affairent à leur compote, voici un pur chef-d'oeuvre, pépins compris. »

*ceci n'est qu'une pitoyable tentative de traduction par votre serviteur. Je n'ai pas (encore) eu la VF entre les mains...

Le Goût des pépins de pomme, par Katharina Hagena, traduction de Bernard Kreiss, Anne Carrière, 268 p., 19,50 euros.


samedi 22 mai 2010

Tintin au tribunal



Monsieur Bienvenu Mbutu Mondondo, un Congolais résidant en Belgique, porte plainte contre Tintin au Congo (probablement plutôt contre la Société Moulinsart) pour racisme. Pour savoir s’il faut en rire ou en pleurer, je suis allée me procurer cette œuvre, créée en 1931 et encore en vente libre à la fnac.

A la 2ème case, on voit Milou converser, en français, avec ses copains chiens. A la page 2, Milou se fait mordre la queue par un perroquet et Tintin lui dit : « Milou, malheureux ! As-tu songé à la psittacose ? » Et Milou de lui répondre : « Dis, Tintin, crois-tu que je pourrais attraper la psittacose ? » Et voilà qu’il faudrait mettre un avertissement sur cette bande dessinée, pour que le lecteur comprenne bien qu’il s’agit d’une œuvre de fiction. Un peu comme les mises en garde sur les gobelets contenant du café : « Attention, le contenu peut être chaud ». Un homme averti en vaut deux. Et une femme aussi, bien évidemment...

Alors bien sûr que c’est colonialiste, mais pouvait-il en être autrement en 1931 ? Quelle aurait dû être la description faite par Hergé à l’époque ? Les autochtones parlaient sans doute mal le français, mais on semble oublier qu’il s’agissait pour eux d’une langue étrangère. Si on parle mal le français, on est forcément idiot. C’est en tout cas l’interprétation que font ceux qui attaquent Tintin. Une case à la page 20 où Milou dit : « Allons, tas de paresseux, à l’ouvrage ! » fait polémique également. Le fait qu’un chien affirme cela semble confirmer que les Africains sont paresseux. A la page 12 cependant, le même Milou dit, en parlant de Tintin : « Eh bien ! Où est-il, ce paresseux ? » Reporters Sans Frontières devrait porter plainte. Et à la page 14, Tintin traîte Milou de poltron. Que fait la SPA ?

En réalité, on devrait s’étonner que le WWF, la CITES et Brigitte Bardot n’aient pas encore intenté de procédure judiciaire, car les animaux sont allégrement massacrés et maltraités dans cette BD. D’abord Milou qui attrape la psittacose ; ensuite, un crocodile à qui on laisse une carabine en travers de la gueule ; 15 antilopes abattues par erreur (Tintin croit toujours tirer sur la même) ; un chimpanzé abattu froidement, Tintin le dépèce, enfile sa peau pour se déguiser, l’autre chimpanzé n’y voit que du feu (pour rappel : ceci est une œuvre de fiction) ; un lion se fait arracher la queue par Milou ; une demi-douzaine de crocodiles se fait abattre par un missionnaire ; un boa se fait ouvrir le ventre, mais n’en meurt pas ; un léopard apprivoisé attrape une indigestion après avoir avalé une éponge et bu de l’eau ; un éléphant se fait abattre par un singe (ceci est une œuvre de fiction) et Tintin emporte fièrement ses deux défenses ; et enfin, un rhinocéros est détruit à l’explosif.

Mais tout est bien qui finit bien, Tintin rentre en Europe et une maman africaine dit à son enfant : « Si toi pas sage, toi y en sera jamais comme Tintin ». N’oublions pas que ce livre s’adressait aux petits Belges et que cette phrase s’adressait plus à eux qu’aux petits Congolais.

Ce qui est certain, c’est que Tintin au Congo est un ouvrage très dangereux, à ne pas mettre entre les mains d’un public non averti.

Et maintenant, je m’en vais relire Les Malheurs de Sophie.



Voir aussi : Le Musée africain de Tervuren


Tintin acquitté - le 10 février 2012

Décembre 2023 : Tintin au Congo a dorénavant une nouvelle couverture, de laquelle le personnage africain a disparu. Voilà comment on résoud le problème du racisme : il suffit de faire disparaître les noirs !! https://www.rts.ch/info/culture/livres/14549171-tintin-au-congo-muni-dune-preface-contextuelle-et-dune-nouvelle-couverture.html 
La revue Jeune Afrique trouve elle aussi que les éditions Moulinsart et Casterman invisibilisent les Africains en pensant déracialiser la bande dessinée : https://www.jeuneafrique.com/1513559/culture/tintin-au-congo-preface-et-revisite-une-fausse-bonne-idee/


samedi 15 mai 2010

Le phénomène Millénium

Le succès phénoménal de la trilogie Millénium de Stieg Larsson, me laisse perplexe. A la demande pressante de ma mère, qui a avalé les trois tomes et qui les a même relus plusieurs fois, j’ai fini par me lancer dans le premier tome, Les hommes qui n’aimaient pas les femmes. Et comme c’est un phénomène de société, un peu comme facebook, j’ai essayé, juste pour savoir de quoi qu’ils causent, tous, là… Ma foi, les deux autres tomes attendront.

J’ai tendance à me méfier des best-sellers, pas par préjugé mais par expérience : je n’aime pas Marc Lévy, je n’aime pas Douglas Kennedy, pas même en VO…

Au bout de 50, 100, 150 pages, je commençais à me demander ce qui clochait chez moi, parce que je ne ressentais pas l’effet "pot de nutella", rien à faire. Et puis, j’ai commencé à me rendre compte que c’était terriblement mal écrit. Ou plutôt, terriblement mal traduit. Une bonne traduction sait se faire oublier; la mauvaise ne cesse d’attirer l’attention sur elle. Et ça, c’était avant de découvrir l’article assassin du NouvelObs *), qui m’a rassurée, car je n’étais pas la seule à trouver le texte franchement mauvais. Pour tout dire, vers le milieu, je suis passée à une traduction allemande et c’est le jour et la nuit ! L’allemand est certainement plus proche du suédois, mais ce n’est pas une excuse.

Quelques perles:
"Il fait un peu fonction de l'obligatoire original du village" (à propos d'un peintre) p. 141
"Sa dernière pensée avant de s'endormir fut que le danger était grand et imminent que l'isolement le rende fou" p. 149
"le demeuré local" (l'idiot du village, sans doute...) p. 151
"elle la salua d'un mouvement poli de la nuque" p. 112
"Le signal ne pourrait aussi être que clairement perçu: on amenait le pavillon de la peste flottant au-dessus de la rédaction de Millénium et le journal avait des protecteurs qui n'étaient pas près de céder" p.217
"Les entreprises Vanger... formaient toujours un groupement industriel de poids et capable de jouer sur la place publique si nécessaire" p. 217
"Une conclusion s'imposait progressivement: la seule voie carrossable qu'il pouvait emprunter était d'essayer de trouver les motivations psychologiques des personnes impliquées" p. 225
"Je ne veux pas me réveiller demain matin avec toi ici, avant que j'aie mis de l'ordre dans mes muscles et mon visage" p. 237
"La réceptionniste de l'hôtel perdu des lointains nordiques... n'en n'avait jamais entendu parler" p.356

Les bras m'en tombent et je reste sans voix...
Et puis évidemment, "définitivement" et "éventuellement" utilisés dans le sens anglais, à tout bout de champ.
"... elle s'était éventuellement ... intéressée de loin à un garçon..."
Peut-on tomber éventuellement amoureux ?

Cette traduction d’anthologie a été commise par Lena Grumbach et Marc de Gouvenain, directeur de la série actes noirs chez Actes Sud, donc pas le premier venu. Cette maison d’édition a toutefois fait ses choux gras avec Millenium, en dépit de sa VF calamiteuse.

En fait, la vie de Stieg Larsson donnerait matière à un roman : sa copine/concubine n’a hérité de rien, étant donné qu’ils n’étaient pas mariés et n’avaient pas d’enfant. Le père et le frère de Larsson, avec qui il n’était pas particulièrement proche, ont tout raflé (un peu comme Henrik Vanger qui ne tient pas à ce que sa fortune aille forcément aux membres de sa famille….).

« Lundi soir, à sa demande, Eva, la veuve de Stieg Larsson, le journaliste d'investigation spécialisé dans l'extrême droite suédoise, et auteur du best-seller Millénium n'était pas invitée à l'avant-première mondiale du film. «Tout cela ne me concerne plus, je veux qu'on me laisse tranquille», suppliait-elle, visiblement émue. Depuis le décès brutal de son compagnon en 2004, des suites d'une crise cardiaque, cette Suédoise connaît un double deuil : la perte de son grand amour avec lequel elle a vécu trente-deux ans. Et la douleur de découvrir que, jamais mariée, sans enfant et faute de testament, elle n'a aucun droit sur l'œuvre qu'elle a vu écrire. La fortune générée par les livres et par le film va au père et au frère de Stieg. » Le Figaro, Culture, 18.2.2009_______________________________
*) L'article du NouvelObs :http://bibliobs.nouvelobs.com/romans/20080417.BIB1139/les-bourdes-de-millenium.html

Voir aussi: http://tiina-gva.blogspot.com/2010/06/le-suedois-est-il-intraduisible.html
et http://tiina-gva.blogspot.com/2012/05/le-suedois-est-intraduisible.html

Les hommes qui n'aimaient pas les femmes, Millénium 1, de Stieg Larsson, Actes Sud