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mercredi 27 septembre 2023

Leçons de chimie - La brillante destinée d’Elizabeth Zott par Bonnie Garmus


Your ability to change everything, including yourself, starts here !


Quel bonheur que de lire un livre aussi intelligent ! Et quel plaisir que de lire un livre aussi drôle ! Il s’agit du premier roman de Bonnie Garmus (66 ans), rédactrice dans les domaines technologique, médical et pédagogique. On jurerait qu’elle est elle-même chimiste, mais non : elle s’est simplement documentée en lisant un vieux manuel de chimie du siècle dernier, afin d’être certaine d’éviter les anachronismes. Ce livre est né de sa « colère constructive » comme elle l’appelle, après qu’un collègue s’était approprié une de ses idées et que personne ne l’ait prise au sérieux. Elle a réussi a transformer cette énergie destructrice en quelque chose de créatif, mais aussi amusant et instructif. 

L’intrigue narre la destinée non pas tant brillante que freinée, frustrée, bloquée et entravée d’une chimiste américaine dans les années 1950-60. Elle est super intelligente, compétente, efficace, elle dépasse tous ses collègues, mais personne ne la prend au sérieux, puisque c’est une femme et que les femmes qui travaillent hors de la maison sont des secrétaires. Elle rencontre et tombe amoureuse de Calvin Evans, un HPI rancunier à tendance Asperger que nul ne supporte. Lui, tombe sous le charme du cerveau d’Elizabeth Zott, ils sont tous deux seuls sur la même planète, isolés du reste du monde. Personne ne comprend la chimie magique qui lie le crapaud misanthrope et cette belle plante si brillante, tout le monde les jalouse, personne ne veut leur succès, tout le monde ne rêve que de leur échec. Quand Elizabeth Zott tombe enceinte sans être mariée, un couperet tombe sur sa carrière, sa vie et sa personne ne se résument plus qu’à son statut scandaleux de fille mère. Elle avait refusé d’épouser l’homme qu’elle aimait tant, car elle savait qu’elle ne serait alors plus que Mme Evans et que tous ses travaux seraient alors attribués à son mari. 



Elle finit par retrouver un travail bien féminin, à savoir l’animation d’un programme culinaire à la télévision. Mais voilà : la cuisine, c’est de la chimie et, contre vents et marées, elle arrive à mitonner de bonnes petites recettes tout en expliquant les phénomènes chimiques qui lient les sauces ou qui découlent de la chaleur du four. Dans son émission, le vinaigre s’appelle acide acétique et le sel chlorure de sodium. Faire de la mayonnaise ou battre des blancs d’œuf en neige tient réellement de la magie ! Son émission devient immensément populaire dans tous les Etats-Unis, notamment parce qu’elle prend son public au sérieux et qu’elle s’adresse aux femmes comme à des personnes douées de raison, au lieu de les considérer comme de simples épouses et mères. Elle profite d’avoir l’attention de milliers de femmes au foyer pour faire passer des messages d’émancipation et de liberté de penser, tout en encourageant ses congénères à découvrir qui elles sont vraiment et à vivre pleinement la vie qui leur correspond.


Bonnie Garmus a écrit ce roman en hommage à sa propre mère, une infirmière qui aurait voulu être chirurgienne et qui a dû arrêter de travailler lorsqu’elle est tombée enceinte. Elle s’est rendu compte à quel point elle n’avait pas su apprécier ni comprendre les sacrifices qu’avait faits sa mère et combien la vie pouvait être dure et insatisfaisante pour les femmes. C’est la raison pour laquelle elle a situé l’action de son roman à une époque où sa propre maman était une maman.


Ce roman est devenu un best-seller traduit en 40 langues, une adaptation au format série télé (Apple TV) est en cours. C’est bien la preuve que, aujourd’hui encore, bien des personnes se reconnaissent dans ces vieux schémas qu’on croyait dépassés depuis longtemps. Bonnie Garmus dit que de nombreux lecteurs et lectrices sont retournés à l’école, ont divorcé, ont décidé de prendre leur destin en main, au lieu de se plier aux préjugés et convictions que d’autres tentent de leur imposer - parfois sans s’en rendre compte. Il est vraiment intéressant de constater à quel point le message, très rigolo et sarcastique, de l’auteur a trouvé un écho auprès d’un vaste public, tant féminin que masculin. 



Children, set the table. Your mother needs a moment to herself.

Lessons in Chemistry, Bonnie Garmus. Doubleday 2022

Leçons de chimie - La brillante destinée d’Elizabeth Zott par Bonnie Garmus. Editions Pocket. Les révélations, juin 2023


Note : ayant vu quelques minutes de la série télé, elle n'a pas grand chose à voir avec le roman. Les réalisateurs semblent n'avoir rien compris.... En effet, on y voit Elizabeth Zott séduire Calvin Evans grâce à ses petits plats si délicieux. Oh mon dieu, les clichés ont décidément la vie dure ! 







jeudi 2 février 2023

La véritable Ile au Trésor


Connaissez-vous Robert Louis Stevenson ? Ses romans L’Étrange cas du Dr Jekyll et Mr Hyde, ainsi que L’Ile au Trésor sont entrés dans l’histoire et ont été adaptés moult fois. Mais combien de personnes savent que cet Écossais, né en 1850 à Edimbourg, a choisi d’aller s’installer aux îles Samoa, dans le Pacifique Sud, où il est mort en 1894, à l’âge de 44 ans ? Ce choix peut paraître étrange aujourd’hui encore, mais au XIXème siècle ? L’auteur suisse, Alex Capus, a décidé d’aller creuser ce mystère.


Stevenson était un dandy plutôt chétif, aux poumons fragiles, fils et petit-fils d’ingénieurs ayant inventé et mis au point les phares portuaires. Il sera toutefois davantage attiré par l’écriture et mènera une vie de bohème, athéiste et dissolue, qui le détournera des métiers techniques liés à la sécurité maritime. Ayant été très souvent cloué au lit, enfant, pour cause de diverses maladies pulmonaires (fièvres, bronchites, pneumonies, croup), il a été bercé de nombreux contes, histoires et récits d’aventures que lui narrait sa nourrice. 

Robert Louis Stevenson
En 1879, Stevenson se trouve à San Francisco, où il attend patiemment que sa bien-aimée, Fanny Osbourne, parvienne à divorcer de son mari volage. C’est également cette année-là que deux navires reviennent bredouilles de l’Ile Cocos, alors que leurs équipages pensaient y trouver un immense trésor, caché par des pirates. En effet, une rumeur persistante laissait croire que le trésor ecclésiastique de Lima1) y aurait été enterré, en un lieu décrit sur d’innombrables cartes à l’authenticité plus ou moins douteuse, qui circulaient de main en main, de tripot en saloon, de marin à aventurier… Stevenson serait entré en possession d’un exemplaire. La recherche de coffres remplis d’or et de pierres précieuses, cachés ou perdus par des pirates semble avoir occupé pas mal de monde au cours du XIXème siècle. D’innombrables chasseurs de trésor ont retourné chaque caillou et exploré chaque crevasse de cette île particulièrement inhospitalière, entourée d’écueils de basalte fatals pour les embarcations. Un Allemand du nom de August Gissler y aura même consacré 17 ans de sa vie avec sa femme, en vain. Non seulement l’île est arrosée de pluies tropicales dix mois sur douze, mais elle est recouverte d’une épaisse jungle infranchissable, ainsi que de nombreux cocotiers. Pour agrémenter le tout, elle n’est habitée que d’innombrables oiseaux, papillons, sauterelles, cigales, guêpes, cafards, moustiques, fourmis rouges et lézards. Une population de cochons y a prospéré, ayant été importée par des explorateurs. Alex Capus parvient à la sage conclusion qu’après tant d’années à passer Cocos au peigne fin, à la pelle, à la pioche ou à la dynamite, il est plus que vraisemblable que le butin se trouve ailleurs. 



En 1881, Stevenson est à nouveau alité, malade des poumons. C’est alors qu’il se met à rédiger L’Ile au Trésor, tout d’abord pour distraire son neveu, puis sous forme de feuilleton à paraître dans la presse. Il terminera son roman à Davos, où il se trouve en cure. Avec le succès rencontré par L’Étrange cas du Dr Jekyll et Mr Hyde (1886), Stevenson est devenu une vedette aux Etats-Unis, où il effectuera une énième cure pour soigner son emphysème pulmonaire. De là, il décidera de partir naviguer dans les mers du Sud, afin de fournir des articles et récits de voyage à la presse américaine. Malgré un certain succès littéraire, Stevenson n’était toutefois pas particulièrement riche et devait compter sur le soutien financier de son père. Alors cherchait-il l’île au trésor, suivait-il la carte qu’il aurait obtenue à San Francisco ?


Il était impossible pour les pirates qui s’étaient emparés des richesses des colons espagnols de revenir sur les côtes du continent américain, où ils étaient recherchés. Ne restait plus que l’immensité de l’Océan Pacifique. Les courants marins et les alizés auront vraisemblablement mené leurs navires vers les îles Samoa et Tonga, en passant par les Galapagos et la Polynésie. Un anthropologue et navigateur norvégien, Thor Heyerdahl, en a d’ailleurs fait l’expérience en 1947, lorsqu’il a rallié la Polynésie sur un simple radeau, le Kon Tiki. Selon Capus, une autre île, également nommée Cocos, perdue dans le vaste océan mais située à 267 km au sud de Samoa, est le seul lieu plausible et sûr où les pirates ont pu cacher leur trésor. Les Hollandais l’avaient dénommée Cocos Eylandt au début du XVIIème siècle, comme il ressort des cartes navales de l’époque. C’est au début du XIXème siècle qu’elle a été appelée Tafahi, sans doute pour la distinguer des nombreuses îles Coco sur la planète. 



Mais revenons à Stevenson… Il a parcouru le Pacifique et ses innombrables îles, dont les Samoa. C’est après avoir fait un petit tour exploratoire en direction du sud-ouest d’Upolu qu’il décide, de façon aussi soudaine que surprenante de s’y installer et d’acheter un morceau de jungle qui sera dénommé Vailima. La raison affichée de ce choix était le climat tropical, prétendument favorable à sa mauvaise santé, mais Stevenson a continué à cracher ses poumons, alité et fiévreux. Il n’avait alors plus que cinq ans à vivre. Capus observe que le clan Stevenson a fait d’innombrables voyages à Sydney, en Nouvelle-Zélande, en Californie et ailleurs et suppose que c’était une façon discrète de convertir les richesse qu’il aurait pu découvrir, du blanchiment de biens mal acquis. En effet, dévoiler des pierreries et des doublons d’or en trop grandes quantités risquait d’éveiller la curiosité, voire des soupçons. 


Il se peut que l’Ile Cocos au large du Costa Rica ait servi d’inspiration pour l’Ile au Trésor, à moins que Stevenson ne s’en soit servi pour lancer tout le monde sur une fausse piste. Parmi les nombreux textes, récits et articles qu’il a rédigés sur toutes les îles du Pacifique, jamais il ne mentionne Cocos Eylandt alias Tafahi… serait-ce parce que cette île est particulièrement anodine ? Stevenson a vécu dans l’opulence dans son domaine samoan, vénéré par les autochtones, reconnaissants pour ses prises de position contre la colonisation française, anglaise, allemande et américaine dans la région. « Tusitala » - celui qui raconte des histoires - a demandé à être enterré face à la mer, sur le mont Vaea, où il repose à ce jour. Sa maison est aujourd’hui un musée.

RL Stevenson, entouré de son clan, à Vailima

Après avoir effectué plusieurs voyages à Samoa, après s’être même obstiné à retrouver la fameuse grotte (aujourd’hui plus que vide) au-dessus de la fameuse plage, sable fin et cocotiers, de Tafahi, Alex Capus coule maintenant des jours tranquilles à Olten, où il exploite le Galicia Bar. L’observation de ses clients a débouché sur un nouveau roman intitulé Au Sevilla Bar (Das Leben ist Gut). Capus est derrière le comptoir de son bar tous les lundi soirs … à bon entendeur !


* * * * * * *

Alex Capus, Reisender unter den Sternen. Première parution 2005, © Carl Hanser Verlag München 2015 ; dtv Verlag 2016.

Voyageur sous les étoiles, traduction Emanuel Güntzburger, Arles, Actes Sud, 2017; éditions Babel, 2019


1) Sentant le vent de l’indépendance se lever sur le continent américain (Simon Bolivar), les colons espagnols ont voulu sauver et mettre à l’abri les montagnes d’or et de joyaux amassées dans la cathédrale de Lima (1821). Ils ont chargé le capitaine Thomson de prendre le large avec le trésor, en attendant que la situation se calme. Thomson n’a pas pu résister à la tentation… et les richesses ont disparu à tout jamais. Avant de mourir, Thomson aurait confié une carte à un dénommé Keating. A partir de là, les copies et fac simile se sont multipliés, entraînant d’innombrables expéditions aux Iles Cocos. 


https://www.letemps.ch/culture/veritable-etonnante-histoire-lile-tresor



jeudi 13 mai 2021

Is This Real Life ? - Philip K. Dick (1928-1982)

 


Nobody remembers Philip K. Dick, although everybody knows the many films that were made after his novels. He has had a lasting impact on popular culture for the past decades and his heritage still pervades our everyday lives, today more than ever before.


Philip Kindred Dick est un auteur américain injustement tombé dans l’oubli, seuls les boomers savent encore qui il était. Et pourtant, tout le monde le connaît sans en être conscient. Il a écrit de nombreuses nouvelles parues dans des revues de science fiction (pulps), puis des romans, sans vraiment rencontrer d’immense succès de son vivant, si ce n’est avec son roman Le Maître du Haut Château (The Man in the High Castle, récemment adapté en série télé). La science-fiction était alors considérée comme un genre mineur et il aurait aimé être reconnu comme auteur « généraliste » . Il est mort d’un AVC quelques mois avant la sortie au cinéma de Blade Runner, adaptation de Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? (Do Androids Dream of Electric Sheep ?). Il fait ainsi partie de ces génies incompris, qui vivotent malheureux et frustrés et dont l’œuvre finit par avoir un impact énorme sur un monde auquel ils n’appartiennent plus. 


Sa vie était loin d’être un fleuve tranquille. Sa sœur jumelle est décédée quelques semaines après leur naissance, un événement qui l’a fortement marqué. C’était un enfant calme, aimant la musique et qui était capable de reconnaître de nombreuses œuvres, rien qu’en écoutant les premières mesures. Il passait beaucoup de temps seul, à se raconter des histoires, il lisait Poe et Lovecraft. Jeune, il souffre de troubles psychiques - crises d’angoisse et introversion - et sa mère l’enverra consulter un psychiatre dès l’âge de 14 ans. S’étant bien renseigné sur les mille et une facettes de la psychologie, Dick finira par devenir maître de la manipulation, parvenant à mener les psys par le bout du nez. Il savait exactement comment il fallait répondre aux tests pour qu’on le juge normalement anormal ou anormalement normal. Il suivait des cours spéciaux pour HPI et se vantait d’avoir triché aux tests. Selon lui, un imposteur parvenant à se faire passer pour un génie était encore plus malin qu’un génie véritable. En outre, il a su exploiter l’incroyable effet dramatique que provoquait la mort de sa sœur jumelle, tout en faisant d’elle une compagne imaginaire. Agoraphobe, chétif, souffrant de vertiges et d’angoisses, aimant les arts et la musique, il pensait être homosexuel. Par amour de la musique et de Schubert, Schumann et Brahms, il s’est mis à apprendre l’allemand. Il a d’abord travaillé dans un magasin de musique, pensant en faire sa carrière, mais sa deuxième femme (il a été marié cinq fois) l’a encouragé à écrire, ce qu’il a fait et fera toute sa vie. 



Sa vie intérieure était intense, tourmentée, animée d’une riche imagination, alimentée par ses phobies, ainsi que par une palette de drogues et de médicaments, qui lui permettront d’entrevoir l’avenir tel un visionnaire particulièrement perspicace. Il a en effet deviné et pressenti l’intelligence artificielle, la société de surveillance, les réseaux sociaux, le Big Data et les univers virtuels qui parcourent tous ses romans. Sa paranoïa et ses délires lui ont permis de décrire des réalités distordues, des mondes parallèles, des mirages quasi palpables et des univers dystopiques. Il est devenu l’écrivain le plus adapté au cinéma, avec des films connus de tous : Blade Runner, Minority Report, Total Recall, A Scanner Darkly, le Maître du Haut Château (série télé). D’autres films ont clairement été inspirés des œuvres de Dick : Matrix, Ghost in the Shell, The Truman Show, Eternal Sunshine of the Spotless Mind, eXistenZ, Inception …


Autour de 1974, il commencera à avoir des hallucinations et tombera dans des élucubrations mystiques. Il était persuadé de vivre simultanément au XXème siècle et à l’époque de Jésus Christ. Etant très populaire en France, il sera invité à un congrès de science-fiction à Metz en 1977. De très nombreux fans attendaient avec impatience de boire les paroles de leur idole. Au lieu de leur parler de ses œuvres, de sa vision du réel et de l’irréel ou encore de l’avenir du futur, il les a assommés avec des péroraisons théologiques fumeuses. Son discours était intitulé : Si vous trouvez ce monde mauvais, vous devriez en voir quelques autres. Le public avait tout d’abord pensé qu’il s’agissait d’une astuce dickienne, qu’il allait y avoir un retournement de situation, la révélation de l’ironie d’un deuxième degré, mais non : Philip K. Dick était tout ce qu’il y a de plus sérieux. C’était une erreur de casting totale, l’orateur ne correspondant plus du tout à son public. L’interprète avait cessé de traduire et ceux qui comprenaient l’anglais ne pouvaient que constater que Dick était devenu non seulement fou mais bigot. Au retour de cette expérience humiliante, il se mettra à rédiger son Exégèse, un pavé contenant des réflexions philosophico-religieuses. Il écrira encore quelques romans teintés de mysticisme, avant de s’éteindre en 1982.




Le destin est cruel et la vie profondément injuste. Dick est aujourd’hui tombé dans l’oubli, alors que le monde dans lequel nous vivons pourrait parfaitement servir de décor à un de ses romans : chacun vit dans sa bulle, le regard vissé sur son téléphone mobile déverrouillé à l'aide d'une empreinte digitale ; nous communiquons par le biais de messages WhatsApp ou des réseaux sociaux; certains ont recours à la chirurgie esthétique pour correspondre à l’idéal artificiel des filtres Instagram ou pour avoir un meilleur aspect sur Zoom; un tweet écrit à l’autre bout de la planète peut provoquer des réactions violentes partout ailleurs, alors qu’un DJ sud-africain parvient à faire danser toute la planète sur Jerusalema. Et que dire de l’actuelle pandémie de la Covid-19 : nous circulons masqués, séparés les uns des autres par des parois en plexiglas, nous scannons des codes barres pour qu’on puisse nous suivre à la trace et nous nous faisons implanter des puces 5G pour que Bill Gates…. ah non, ça, ça reste encore de la fiction. A moins que … comme dans un roman de Dick, la réalité ne soit pas vraiment la réalité, que la fiction dépasse la fiction et que, dans la vraie vie, nous soyons tous des androïdes qui ne savent pas qu’ils le sont.



Emmanuel Carrère : Je suis vivant, vous êtes tous morts (biographie de Philip K. Dick) Éditions Seuil, Collection Points N° P258


France Culture, Regards sur Philip K. Dick  https://www.franceculture.fr/emissions/series/regards-sur-philip-k-dick 


If you find this world bad, you should see some of the othershttp://empslocal.ex.ac.uk/people/staff/mrwatkin/PKDick.htm 


https://www.eklecty-city.fr/cinema/jane-alfonso-cuaron-et-charlize-theron-vont-explorer-la-vie-et-limaginaire-de-philip-k-dick/


mercredi 2 mars 2016

La dame dans l'auto avec des lunettes et un fusil

  

C'est en 1966 que Sébastien Japrisot écrit cet extraordinaire polar, La dame dans l'auto avec des lunettes et un fusil, qui a fait l'objet de deux adaptations cinématographiques: la première d'Anatole Litvak (1970) en collaboration avec l'auteur (musique de Michel Legrand, interprétée par Petula Clark), objet introuvable et, plus récemment de Joann Sfar (2015), qui sembla avoir été un bide retentissant. J'aimerais beaucoup voir la version de Litvak, étant donné que le livre baigne dans une délicieuse atmosphère sixties. Les polars de cette époque sont bien plus intéressants, étant donné toutes les entraves qu'on ne connaît plus aujourd'hui. Les personnages doivent trouver des cabines téléphoniques et il ne suffit pas de faire une recherche Google pour retrouver l'assassin.

L'histoire démarre un peu comme Psycho de Hitchcock: une jeune secrétaire se voit confier la belle voiture de son patron (une forte somme d'argent liquide dans Psycho) et décide de garder la voiture pendant l'absence de son patron, se disant qu'il n'y verrait que du feu. À partir de là, les événements dérapent et la jeune narratrice se demande, pendant tout le roman, si elle n'est pas en train de devenir folle. Le lecteur se fait délicieusement mener en bateau, lui non plus ne sait jamais si c'est du lard ou du cochon. Les événements semblent cohérents et, en même temps, parfaitement invraisemblables.

Mais ce qu'il y a de plus amusant, c'est le voyage dans le temps que nous offre ce roman. "Je n'ai jamais vu la mer". La phrase d'ouverture place déjà le décor. De nos jours, plus personne ne dit ça, ce rêve devenu possible grâce aux congés payés: des vacances à la plage. De nos jours, tous les gamins sont déjà allés en Thaïlande ou au Brésil, ou à tout le moins, en Grèce ou aux Îles Canaries. Ensuite, la jeune secrétaire - aujourd'hui, elle serait assistante - tape à la machine. Attention! Avec une IBM électrique! Les jeunes, qui tweetent avec leurs pouces opposables, savent-ils seulement ce que ça veut dire? Il n'est toutefois pas question de copies carbone, que j'ai encore connues, avec le petit pinceau de TippEx, mais qui sait encore ce que signifie "Cc" dans nos mails quotidiens?


Comble de la modernité, les collègues ont des "transistors made-in-Japan avec magnétophone incorporé, on peut piquer tous les trucs d'Europe 1 en même temps que ça passe". Moi aussi, quand j'étais jeune, j'avais un cassettophone, la qualité des enregistrements n'était pas top, mais on ne connaissait pas iTunes à l'époque. Et encore, je n'ai pas fait la transition vers Spotify ou Deezer. Les collègues masculins vont en Yougoslavie, parce que là-bas, "pour cinq voltaires par jour, on vit comme un nabab sur des plages à couper le souffle". Cinq voltaires = 50 francs français, attention: des nouveau francs! Le roman ayant été écrit en 1966, ça équivalait à 50 francs suisses.


Des diapositives couleur, des Agfacolor; le téléphone qui est mis aux abonnés absents; deux pièces de vingt centimes dans le compteur automatique du parking; une Caravelle de Swissair (ah! Swissair!); un beau brun au sourire Gibbs; la station service où on vous fait le plein et où on vous nettoie votre pare-brise; une radiophoto ....? Une radiographie, sans doute; un gamin de treize ans, coiffé comme les Beatles; Alain Barrière chante à travers des sonneries de billard électrique; elle cherche un disque de Bécaud sur le cadran de la boîte à musique (juke-box?); dans un bureau de poste, une rangée d'annuaires des départements; un numéro de téléphone 2-20 ou encore Colbert 09.10, qu'on demande à la standardiste; étant en province, il faut attendre pour avoir Paris au bout du fil, attendre même une heure pour atteindre Genève; les standardistes qui écoutent les conversations; des camions Somua ou Berliet; une tante qui était yéyé; chercher à atteindre la frontière italienne ou espagnole pour échapper à la police (elle est bien bonne, celle-là!); une 2CV; l'aéroport des Invalides (je paie un cornet de frites à celui/celle qui a connu ça); des négatifs et une planche contact; quelqu'un qui ressemble à Gary Cooper; une enveloppe de salaire; un trousseau de jeune fille brodé à l'orphelinat. Il ne manque plus qu'un flipper, un vélosolex, un scopitone...



La dame s'appelle Danielle Longo, l'auto est une Thunderbird, le fusil, une Winchester à répétition, de calibre 7.62, à canon rayé. Quant aux lunettes, elles n'étaient pas de marque en ce temps-là.

Parlant de Genève, l'auteur écrit ceci: "Je n'ai jamais vu Genève, mais je présume qu'il doit y avoir, au moins pour les Caravaille [son patron] et ceux qui leur ressemblent, des hôtels ouatés, de grandes terrasses ouvertes sur la lune et la douceur mélancolique des violons, des journées lumineuses et des soirées illuminées, enfin des heures comme je n'en connaîtrai jamais, et pas seulement parce qu'elles sont payables en francs lourds ou en dollars."

Sébastien Japrisot, Jean-Baptiste Rossi de son vrai nom, est mort en 2003, à 71 ans. Il laisse derrière lui une œuvre prolifique qui a souvent inspiré le cinéma, comme par exemple L'été meurtrier ou Un long dimanche de fiançailles. Il a remporté de nombreux prix littéraires et à traduit Catcher in the Rye de Salinger.

L'été meurtrier - Adjani & Souchon

mercredi 31 juillet 2013

The Interpreter de Suki Kim




You must never forget your language; once you do, you no longer have a home.


Contrairement à ce que pourrait laisser entendre le titre de ce roman, le premier d’une jeune Américaine d’origine coréenne, la profession d’interprète n’est pas au coeur de l’intrigue. Ce n’est qu’un moyen, presque une coïncidence, permettant à la protagoniste, une jeune interprète judiciaire, de démêler l’écheveau entourant le meurtre de ses deux parents, tous deux abattus d’une seule balle en plein coeur.

Le roman décrit la vie des immigrés coréens aux Etats-Unis - plus particulièrement à New York - qui travaillent douze heures par jour et sept jours sur sept, dans des échoppes de fruits et légumes. C’est certainement l’expérience personnelle de l’auteur qui lui permet de décrire ce que ressent la génération 1,5, c’est-à-dire ces enfants d’immigrés, la deuxième génération, ceux qui ne sont plus vraiment Coréens, mais pas Américains non plus; ces enfants qui doivent servir d’interprètes à leur parents, que ce soit devant les services d’immigration, le fisc ou encore le médecin ou les pompes funèbres.

C’est ainsi que Suzy Park, l’héroïne du roman, finit par devenir interprète coréen-anglais pour les autorités américaines, comme l’était sa grande sœur Grace avant elle. Who’s side are you on? est une question qui revient comme une rengaine tout au long de l’intrigue. En effet, les Coréens convoqués devant la justice finissent souvent par être expulsés du pays ou condamnés pour avoir employé de la main-d’œuvre clandestine et Suzy Park est tiraillée entre sa conscience professionnelle et la nécessité de garder son job d’une part et le désir d’aider ses compatriotes soumis à l’interrogatoire d’autre part. 

Suki Kim
Au hasard de ses affectations professionnelles, elle sera confrontée à un témoin qu’on interroge pour une affaire de dumping salarial et de travail au noir. Il a connu ses parents, assassinés cinq ans plus tôt, sans que le crime n’ait jamais été résolu. Elle ne résistera pas à la tentation de remplacer les questions idiotes du District Attorney (Quel genre de contrat ont vos travailleurs? Suivent-ils une formation?) par des questions qui lui paraissent plus pertinentes, comme par exemple: Que s’est-il passé, il y a cinq ans, lorsque les époux Park ont été abattus? Avez-vous une idée de qui pouvait leur vouloir du mal? Elle doit alors garder son sang-froid lorsque le témoin lui répond que les Park n’étaient pas exactement populaires au sein de la communauté coréenne et qu’il n’y avait pas grand monde pour pleurer leur mort. Elle doit aussi veiller à ne pas perdre le fil de l’interrogatoire et servir des réponses bidon mais néanmoins cohérentes au sujet de la santé et sécurité au travail dans les épiceries coréennes.

On retrouve le même genre d’astuce, de tromperie même, dans The Greek Interpreter d’Arthur Conan Doyle. Un homme maîtrisant le grec est kidnappé par des bandits afin de servir d’interprète lors de l’interrogatoire d’un vieillard qu’ils détiennent. Il détourne le jeu des questions-réponses afin de venir en aide à la victime, afin de la sauver ainsi que sa fille. Le héros de Corazón tan blanco de Javier Marias, quant à lui, se vante de déformer un dialogue entre deux chefs d’Etat, ce qu’aucun interprète sain d’esprit ne rêverait de faire, à moins de souhaiter mettre rapidement un terme à sa carrière. N’oublions pas non plus que lors de rencontres de haut niveau, chaque partie apporte ses propres interprètes et vient accompagné de toute une suite. Une telle supercherie est donc parfaitement impensable.


Suki Kim donne une image réaliste du travail de l’interprète, une profession qu’elle pratique certainement elle-même. Pas de glamour ni de limousines, pas de champagne dans des réceptions clinquantes. C’est une agence qui lui indique où aller, quel jour et à quelle heure, en lui laissant un message sur son répondeur. Suzy Park envoie ensuite un compte rendu de sa prestation et touche une rémunération qui ne semble pas être mirobolante. Les habits chics qu’elle porte lui ont été offerts par son amant, un homme d’affaires qui lui téléphone des aéroports du monde entier. 

Même si l’interprétation judiciaire n’est pas exactement comparable à l’interprétation de conférence, les grandes lignes restent les mêmes: 
«It cannot be due to her bilingual upbringing, since not all immigrant kids make excellent interpreters. What she possesses is an ability to be at two places at once. She can hear a word and separate its literal meaning from its connotation. This is necessary, since the verbatim translation often leads to confusion. Languages are not logical. Thus an interpreter must translate word for word and yet somehow manipulate the breadth of language to bridge the gap. While one part of her brain does automatic conversion, the other part examines the linguistic void that results from such transference. It is an art that requires a precise and yet creative mind. Only the true solver knows that two plus two can suggest a lot of things before ending up at four» (chapitre 8).

L’auteur décrit aussi la neutralité et l’impartialité dont doit faire preuve l’interprète, même si elle se trouve entre le marteau de l’autorité américaine et l’enclume du compatriote interrogé. «The interpreter is the shadow. The key is to be invisible. ... One of the job requirements was no involvment: shut up and get the work done.» (chapitre 2). Toutefois, lorsqu’elle commence à toucher à la vérité et à comprendre ce qui s’est tramé derrière la mort de ses parents, elle sent qu’elle doit renoncer à son rôle d’intermédiaire linguistique: An interpreter cannot pick sides (chapitre 23). Elle efface tous les messages de l’agence et dort pendant des heures et des jours: The dream of the interpreter who no longer remembers her language. Suzy Park a non seulement perdu ses parents cinq ans plus tôt, mais elle ne reverra plus jamais sa sœur Grace, qui parcourt le roman tel un fantôme, un souvenir, Grace qui a été l’interprète de leurs parents quand Suzy était trop petite pour comprendre. Enfin, Suzy doit renoncer à sa profession, car sa conscience ne lui permet plus de continuer sur cette voie.


C’est l’histoire d’un double meurtre, mais c’est surtout l’histoire de deux cultures diamétralement opposées et de la difficulté de se trouver à cheval et en porte-à-faux entre les deux. La célébration de Thanksgiving semble être l’étalon absolu de l’américanité, quelque chose qui restera à jamais étranger et inaccessible à la génération 1,5 à laquelle appartient l’héroïne. La très belle plume de Suki Kim démontre toutefois qu’on peut très bien trouver sa place dans The Land of the Free, tout en gardant la fierté de ses racines. Un roman qui se lit avec plaisir et qu’on pourrait très bien adapter au cinéma. A bon entendeur...!
* * * * * * *
The Interpreter de Suki Kim, paru en 2003 aux éditions Picador, New York, ISBN 0-312-42224-5
Paru en français aux éditions Calmann-Lévy en 2004, sous le titre L’interprète, traduction de Maire Boudewyn, ISBN 978-2702134955 

Voir aussi:
Arthur Conan Doyle,1893, The Greek Interpreter 

Javier Marias,1992, Corazón tan blanco

Aussi paru sur le blog de l'aiic

vendredi 21 juin 2013

Les tribulations d’un centenaire polyglotte




ATTENTION: SPOILERS!

Ne lisez ce texte que si vous avez déjà lu ce roman ou n’avez pas l’intention de le lire!

Le centenaire qui sauta par la fenêtre et disparut - ou Le vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire, selon son titre officiel en français - est un best-seller d’un auteur suédois, Jonas Jonasson, traduit en de nombreuses langues et dont l’adaptation cinématographique est prévue pour bientôt (réalisé par Felix Herngren, sortie décembre 2013). Ce qui m’a frappée dans ce roman est non seulement son intrigue formidable et son humour très pince-sans-rire, mais aussi le fait qu’il y soit beaucoup question de langues.

Il y a tout d’abord le père du personnage principal, Allan, celui qui deviendra centenaire, qui part pour la Russie, à l’époque de la révolution bolchévique. Il constatera qu’il n’y a rien d’étonnant à ce que le peuple russe soit analphabète, il n’y a qu’à regarder l’alphabet qu’ils ont (chapitre 4)! Le père a eu la mauvaise idée de prêter allégeance au tsar juste avant l’avènement de Lénine; Allan, devenu orphelin, se voit contraint d’aller travailler à l’usine, plus précisément une usine d’explosifs, où il fera la connaissance d’Esteban, un Espagnol qui a atterri là grâce aux services d’un prêtre-interprète incompétent, qui n’a pas compris qu’Esteban savait cueillir des tomates et rien d’autre. L’Espagnol apprendra le suédois et le Suédois l’espagnol. Les deux amis partiront ensuite pour l’Espagne à l’époque de la guerre civile (chapitre 7).



Ayant, un peu par hasard, sauvé la vie du Caudillo, Allan se voit offrir le voyage pour rentrer au pays. Il choisit cependant de prendre le premier bateau en partance et atterrit ainsi aux Etats-Unis (chapitre 9). Il explique à l’interprète des services d’immigration qu’il vient de Suecia et montre la lettre de recommandation que Franco lui a remise. C’est parce qu’il parle l’espagnol qu’on l’envoie à Los Alamos, où il apprendra l’anglais en servant le café à ces messieurs du Projet Manhattan. Ayant donné un sérieux coup de pouce aux Américains pour leur bombe atomique, Allan deviendra potes avec Harry Truman, qui l’envoie en Chine pour faire sauter quelques ponts et ainsi soutenir le Kuomintang dans sa lutte contre le communisme. Il apprendra évidemment le chinois, à force de fricoter avec le cuisiner qui accompagne le groupe de résistants à ce pantin de Mao (chapitre 11).

Une fois sa mission en Chine terminée, Allan décide de rentrer en Suède, en franchissant l’Himalaya à pied ou, pourquoi pas, à dos de chameau. Le marchand de chameaux veut lui refiler sa fille pour le même prix, mais celle-ci ne parle qu’un dialecte tibétain. Allan se dit alors qu’il préfère encore bavarder avec sa monture. En route, il rencontre trois autres voyageurs et tente de communiquer avec eux: il essayera l’espagnol, le chinois, le suédois... C’est finalement l’anglais qui leur permettra de s’entendre. Il s’agissait de révolutionnaires iraniens, qui espéraient importer le communisme dans leur pays (chapitre 11). Arrivé à Téhéran et au terme de quelques rebondissements explosifs, Allan ira frapper à la porte de l’ambassade de Suède où il sera admis grâce au fait qu’il parle le dialecte du Södermanland et que les locuteurs de cette langue ne courent pas les rues en Iran (chapitre 13).

Après plusieurs détours, Allan se retrouve en Union soviétique. Il a été kidnappé pour sa bonne connaissance de la dynamite et de sa participation à l’élaboration de la bombe atomique. Il se retrouvera à table avec Stalin, Beria et quelques autres convives, ainsi qu’avec un personnage parfaitement insignifiant, qui n’a reçu ni à boire ni à manger et que tout le monde ignore: il s’agit de l’interprète. Celui-ci tombera dans les pommes quand Allan suggère à Staline de raser sa moustache. Notre héros finira par être condamné à trente ans de goulag. Lors de son transfert, il fait la connaissance de Herbert Einstein, le demi-frère d’Albert, qui a grandi en Italie et qui a été kidnappé pour les mêmes raisons qu’Allan, sauf qu’il y a eu erreur sur la personne. Entre l’italien et l’espagnol, les deux compères arrivent à se comprendre et deviendront les meilleurs amis du monde (chapitre 16). Après cinq ans passés à Vladivostock, Allan parle couramment le russe et rafraîchit son chinois en bavardant avec les marins qui accostent souvent au port.



Ayant réussi à s’évader dans des circonstances rocambolesques, les deux amis se dirigent à pied vers la Corée du Nord. Ils ont réussi à chiper les uniformes d’un maréchal soviétique et de son chauffeur, ainsi que leur véhicule. Allan, qui parle le russe, jouera le rôle du chauffeur et Herbert ne doit apprendre qu’une seule phrase: «Je suis le maréchal Meretskov d’Union soviétique. Conduisez-moi à votre dirigeant». Malheureusement, il est aussi bête que son demi-frère est intelligent et, incapable de mémoriser ces quelques mots, il dira: « Je suis le dirigeant, conduisez-moi en Union soviétique». Fort heureusement, le garde nord-coréen ne comprend pas le russe et Allan, jouant les interprètes, lui transmet la bonne phrase, en chinois (chapitre 18). Arrivés auprès de Kim-Il-Sung, Allan parvient à bavarder tant avec le Grand Timonier en visite qu’avec le Leader Bien-Aimé, ce qui lui permettra de sauver sa peau, ainsi que celle de Herbert.

Les deux amis, quittant la Corée du Nord, atterrissent à Bali où Herbert s’éprend d’une serveuse aussi bête que lui, qui a appris l’allemand par erreur. Son père voulait lui faire apprendre la langue de la puissance coloniale, le néerlandais, pensant ainsi améliorer ses perspectives d’avenir. Manque de bol, il s’est trompé de méthode Assimil, mais cela a fini par tourner à l’avantage de la jeune femme, puisque Herbert et elle ont ainsi pu exprimer leur amour l’un pour l’autre dans la langue de Goethe. En dépit de sa stupidité, la jeune femme, Amanda, a réussi à devenir ambassadeur d’Indonésie et se fait envoyer à Paris. Nous sommes en mai 1968. Elle est invitée à se présenter à l’Elysée pour son accréditation, au moment même ou Lyndon B. Johnson est en visite. Madame l’ambassadeur est accompagnée d’un interprète barbu et chevelu (Allan) qui ressemble au Bon Sauvage de Bornéo. Allan reformule de A à Z les propos d’Amanda, qui sont d’une bêtise insondable et reconnaît l’interprète du président américain, qui est précisément celui qui s’était évanoui quelques chapitres plus tôt. C’était en réalité un espion soviétique! (chapitre 23).

Allan finira par rentrer au pays, ayant passé la majeure partie de sa vie en tant que clandestin, prisonnier ou détenteur d’un faux passeport, émis par les autorités du pays correspondant. Il est athée, apolitique et polyglotte, avec un penchant certain pour la gnôle.

Ayant lu le roman en suédois, en le comparant à d’autres versions linguistiques (en guise de béquille), j’ai pu constater que la traduction allemande est sans aucun doute la meilleure, la plus fidèle. Le traducteur anglais a très souvent pris la liberté de supprimer des phrases, voire des paragraphes entiers, sans que cela ne se justifie aucunement (jeux de mots intraduisibles, par exemple). Quant à la version française, la traductrice a carrément inventé des mots nouveaux: une personne qui s’exprime dans la langue natale ou encore quelqu’un qui part pour le Lettland (capitale: Riga).

On aimerait bien lire la suite des aventures de ce sympathique centenaire, qui affirme que rien ne dure éternellement, si ce n’est la bêtise humaine.


lundi 11 février 2013

Le centenaire qui sauta par la fenêtre et disparut



Si vous vous intéressez à la littérature suédoise et que vous êtes capables de lire ces romans en une autre langue que le français, de grâce faites-le. Ceci est le quatrième texte que j’écris sur la qualité déplorable des traductions françaises faites à partir du suédois. Il y a tout d’abord eu Millenium, que j’ai dû terminer en allemand. Puis j’ai découvert Sjöwall et Wahlöö, tels que traduits par Philippe Bouquet1), qui a longtemps été le pape du suédois en France, probablement parce qu’il était le seul. Les Français étant si nuls en langues, personne n’a eu l’idée de comparer ses traductions aux autres versions linguistiques. En outre, étant si pleins d’eux-mêmes, ils trouvent sans doute normal que les étrangers écrivent comme des pieds. En effet, c’est l’impression qu’on a quand on lit ces pauvres textes. La dernière victime de ce massacre s’appelle Jonas Jonasson, auteur d’un best seller traduit en trente langues ou plus et dont on est en train de faire un film. Son livre s’appelle Hundraåringen som klev ut genom fönstret och försvann . Si vous voulez savoir ce que cela veut dire, l’anglais vous dira: The Hundred-Year-Old Man Who Climbed Out the Window and Disappeared, l’allemand: Der Hundertjährige, der aus dem Fenster stieg und verschwand, l’italien: Il centenario che saltò dalla finestra e scomparve, l’espagnol: El abuelo que saltó por la ventana y se largó. Google vous donnera: Cent ans qui a grimpé par la fenêtre et a disparu. Et en français, me demanderez-vous? Ça devient: Le vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire, traduit par Caroline Berg

On sait bien que les titres de romans ou de films ne doivent pas forcément être traduits à la lettre. On constatera toutefois que les traducteurs des autres langues ont cru déceler une certaine intention stylistique chez l’auteur, qui a délibérément choisi un titre long et compliqué. En français, il reste long et compliqué, alors pourquoi diable l’avoir transformé à ce point? Serait-il impossible d’intituler ce roman: Le centenaire qui sauta par la fenêtre et disparut? Tant qu’à changer, pourquoi pas Un senior en cavale ou La vieille évasion? De plus, «le vieux» est vraiment moche et même pas drôle. Malheureusement, la traductrice a décidé, tout au long du roman, de remplacer le style croustillant de l’original par le sien, fade et plat.

Une erreur de sens apparaît dès la deuxième page et ce n’est certainement pas faute de connaître le vocabulaire. Là où le suédois dit: Allan [...] slog sig ner på en bänk intill några gravstenar, la traduction vous dira que «Allan s’assit sur une tombe...». Pas besoin de savoir le suédois pour constater que le banc à disparu. On peut certes se demander s’il est plausible qu’un centenaire qui a mal aux genoux s’assoie sur une tombe plutôt que sur un banc. Du coup, quand, en suédois, il voit qu’un certain Henning Algotsson est enterré sur la tombe mitt emot (en face) du banc sur lequel il est assis, en français, le même Henning Algotsson est «couché sous la pierre sur laquelle Allan s’était assis». Forcément, puisque le banc a disparu. Ce n’est pas essentiel à la narration, mais c’est une trahison parfaitement gratuite. Une telle métraduction (car on ne peut pas parler de contresens) dès la deuxième page sape immédiatement la confiance qu’on aurait souhaité avoir envers ce tradittore de traduttore



Il y en a plein d’autres comme ça. La journée de huit heures de travail (åtta -huit - timmars - heures - arbetsdag - jour de travail) devient la semaine de quarante-huit heures. Les Suédois qui se rendent à Stockholm pour exprimer leur désir de défendre la patrie (att betyga [kungen] sin försvarsvilja - en allemand: dem König seine Bereitschaft zur Landesverteidigung zu demonstrieren) devient «pour honorer son roi et demander sa protection». Le socialisme suédois avait prétendument besoin d’un ambassadeur à l’étranger, parce que le changement tardait à venir. L’auteur avait pourtant écrit: Den svenska socialismen behövde en internationell förebild. Les germanisants reconnaîtront sans peine le mot Vorbild. Avoir besoin d’un ambassadeur ou d’un exemple, ce n’est pas du tout la même chose... Le tsar Nicolas est contrarié par les révoltes paysannes contre les bolchéviques. Euh... il devrait plutôt être content, non, s’il y a des gens qui se soulèvent contre les bolchéviques? L’original dit simplement bolsjevikuppror, aucun paysan à l’horizon. La traductrice aurait-elle simplement lu trop vite? Ou alors, elle s’en fout. Le père du protagoniste leur envoie un oeuf, simplement un oeuf, qu’il a gagné au jeu contre son pote Fabe. La version suédoise, tout comme l’allemande, jugent utile toutefois de préciser que c’est un oeuf de Pâques en émail. Le lecteur un tant soit peu cultivé comprend alors immédiatement qu’il s’agit d'un oeuf de Fabergé. Tant pis pour les francophones, qui croient qu’on leur parle bêtement d’un oeuf de poule, à la rigueur décoratif.



Et si ce n’était que cela, ce ne serait pas trop grave. Ce qui est vraiment dommage, en revanche, c’est que tout l’humour et l’ironie de l’auteur disparaîssent complètement dans cette pâle copie. Allan va pisser un coup, mais décide d’abréger les opérations, car il entend du bruit. En français: «Quand Allan se fut soulagé, ...» Les deux croutons ont bu des coups de gnôle pour leurs genoux, pour leurs oreilles, pour faire descendre le steak d’élan et Julius avait encore annoncé un p’tit verre en guise de dessert. Ils ont ensuite été interrompus par une visite indésirable. Après quoi, Allan dit: «Et alors, ce dessert?» qui a été platement traduit par: Et ce schnaps que tu m’as promis, ça tient toujours?


Le premier vieillard (Allan) a volé une valise et en a assommé le propriétaire. Le deuxième  (Julius Jonsson) examine l’homme qui git sur le sol et dit: - Jahapp! [...] Jag gissar att det där är resväskans ägare? Frågan var mer ett konstaterade. Une question faussement ingénue: «Ben dis donc! Ça doit être le type qui a perdu sa valise?» devient «- Ce jeune homme est donc le propriétaire de la valise. Allan se devait de fournir des explications.» Forcément, la phrase «ce n’était pas tant une question qu’une constatation» disparaît en français, puisqu’il n’y a plus aucune ironie ni fausse ingénuité. Il n’y a plus de question non plus, puisque l’un des deux croulants constate platement «ce jeune homme est donc le propriétaire de la valise».

Cette scène se déroule dans la gare de Byringe, un lieu qui existe réellement et qui est devenu un lieu de pélerinage depuis l’immense succès de ce roman. Il en va de même avec la petite bourgade d’Ystad, près de Malmö, où les gens veulent voir la maison du commissaire Wallander - qui n’existe évidemment pas, à moins qu’ils n’en n’aient créé une  de toutes pièces pour satisfaire à la demande. 


La gare de Byringe

Cette traduction n’est pas non plus exempte de perles stylistiques, telles que: « Il ferait beau voir un cadenas capable d’arrêter Julius Jonsson!» Celui qui parle comme Beaumarchais est un vieil asocial qui vit de petites rapines et de braconnages et qui ne crache pas dans les petits verres de fine, que la traductrice appelle schnaps. Les Alsaciens comprendront. L’original est: Sedan när har ett lås hindrat Julius Jonsson? sa Julius Jonsson. L’auteur joue volontiers avec ce genre de répétitions, qui passent systématiquement à la trappe. La traductrice a sans doute estimé que ce sont là des fautes de style. Littéralement, la phrase signifie «depuis quand un cadenas a-t-il entravé Julius Jonsson? dit Julius Jonsson». Pour rester dans un style correspondant au vieux coquin qui parle, on pourrait écrire «Ce n’est pas demain la veille...» ou encore «Il n’est pas encore né, le cadenas qui résistera à Julius Jonsson, dit Julius Jonsson». L’auteur faisant dans le farfelu et l’échevelé, ça pourrait très bien passer.

Une autre phrase bien gratinée: «Puis elle lui mit tendrement les cheveux en désordre et retourna couper du bois». Pourquoi ne peut-on pas écrire qu’elle l’a ébouriffé ou, à la rigueur, caressé la tête? 




Comme je suis heureuse d’être dorénavant (presque) capable de lire le suédois de mes propres ailes! J’en suis à la page 48 du français (mon kindle dirait 10%), mais comme béquilles, je donnerai dorénavant ma préférence à la version allemande, forcément plus fidèle, non seulement parce que les Allemands font toujours du bon boulot, mais parce que les deux langues sont beaucoup plus proches. Les Français sont tellement imperméables aux cultures étrangères, tout en étant profondément convaincus de leur supériorité, qu’ils ne savent sans doute pas apprécier le travail du traducteur. On ne peut pas faire ça à la va-vite, par-dessus la jambe et de façon je-m’en-foutiste. Il ne suffit pas de transposer en gros le sens général de l’histoire, il faut respecter le style de l’auteur et ne pas inverser qui fait quoi. Il n’est pas interdit non plus de se relire ou de se faire relire par des amis.

Quand je passerai mon test de suédois pour en faire une langue de travail, je ne pourrai certainement pas me permettre ce genre d’erreurs, de contresens et d’approximations. J’ai été tellement drillée à la fidélité au message et à l’interdiction de dire n’importe quoi, juste pour faire du bruit, que je suis particulièrement intolérante vis-à-vis de ce genre de travail bâclé. Le public francophone n’a toutefois pas l’air de se plaindre et Le vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire figure toujours en bonne place dans les rayons des libraires. Tant mieux, ma foi, pour Jonas Jonasson!




1) Philippe Bouquet, auteur de plus de 100 traductions du suédois, Docteur honoris causa de l'université de Linköping (Suède), Officier des palmes académiques, Chevalier de l'ordre de l'Etoile polaire, Prix de traduction de l'Académie suédoise (1988), Prix de la Fondation suédoise des écrivains (1994), Prix personnel Ivar Lo-Johansson 1995, Nominé pour le prix Aristeion 1999.