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samedi 31 août 2024

Saint-François d’Assise de Olivier Messiaen

Mise en scène d'Adel Abdessemed

Au printemps de cette année, j’ai eu la chance et le privilège de pouvoir participer, en tant que choriste, aux représentations de l’opéra Saint-François d’Assise d’Olivier Messiaen (1908-1992) au Grand Théâtre de Genève (avril 2024). Bien que Messiaen ait composé de nombreuses œuvres, il n’a écrit qu’un seul opéra. Saint-François a été créé en 1983 à l’Opéra de Paris, avec Jose van Dam dans le rôle-titre et Seiji Ozawa à la direction. Parmi les autres grands chefs d’orchestre à s’être attaqué à cette œuvre monumentale (plus de quatre heures), une mention toute particulière va à Kent Nagano, qui dirigeait par cœur, ce qui n’est pas une mince affaire, si l’on songe que la partition fait 2200 pages et pèse environ 18 kg ! Quant aux effectifs sur scène, il faut compter 120 musiciens, 150 choristes et neuf solistes, dont une seule femme (l’Ange).


Chaque personnage est accompagné d’un leitmotiv qui lui est propre et qui suit les lignes mélodiques d’un chant d’oiseau, tel que l’alouette, la fauvette à tête noire, la fauvette gérygone, le philemon de lIle aux Pins, la rousserolle effarvatte… On entend plus de 30 chants d’oiseaux différents dans cet opéra : le chant du troglodyte, de la linotte, du roselin cramoisi, du merle bleu, du rossignol à ventre jaune, du traquet à tête grise… Il s’agit d’oiseaux du Japon, de Mélanésie, du Maroc, de Corse, de Suède, dItalie et même de Nouvelle-Calédonie : « Je nai jamais entendu ces oiseaux dans notre Ombrie », objectera très justement Frère Massée. Messiaen était passionné par les oiseaux, il était d’ailleurs non seulement compositeur et organiste, mais aussi ornithologue. Saint François d’Assise étant connu pour son art à communiquer avec les oiseaux, le personnage ne pouvait que toucher le compositeur : « Saint François est en quelque sorte pour moi un confrère, je suis ornithologue et il prêchait aux oiseaux. » 


Si la multitude d’oiseaux ressemble à un inventaire de Prévert, que dire alors de l’orchestre ? On y trouve de nombreuses percussions, l’opéra démarre d’ailleurs par un thème au gamelan balinais souvent répété tout au long du spectacle ; également des xylophones, un xylorimba, un glockenspiel, un vibraphone, des marimbas, timbales et cymbales ; pas moins de six cors et huit contrebasses, seize cuivres, une clarinette contrebasse, un héliophone, des maracas, des gongs, un reco-reco, des crotales (non, pas le serpent !), des cloches tubulaires, des tam-tams, un géophone, une plaque-tonnerre …. mais pas le moindre raton laveur ! Tout ceci en sus des banals violons et autres clarinettes. La pièce maîtresse dans le rare et l’étrange est l’onde martenot, il n’y en a pas moins de trois ! Cet instrument étrange, un peu tombé dans l’oubli, est un piano électronique, inventé en 1918, qui crée des sons de fantôme et de soucoupe volante. C’est un précurseur des synthétiseurs et une sorte de cousin du thérémine, inventé quasi simultanément en Union soviétique, en 1919. Dans les années 1990, la belle-sœur ondiste - une personne qui joue des ondes martenot - de Messiaen, Jeanne Loriod a contribué à la mise au point de l’ondea, une version remaniée qui a servi dans la musique populaire moderne. La production d’ondes martenot a cessé en 1988, autrement dit, les trois instruments sur la scène du Grand Théâtre de Genève étaient des spécimens rares et relativement anciens.
 


Le prêche aux oiseaux au deuxième acte est un véritable feu d’artifice de chants multicolores. Dans ce fouillis organisé - le terme est de Messiaen - qui ne doit rien au hasard, Messiaen a voulu transcrire les myriades de couleurs déversées par les vitraux d’église, exprimant ainsi sa foi sincère. L’opéra - ou opératorio - porte le sous-titre « scènes franciscaines », on n’y trouve aucune trace d’un drame amoureux ou d’une vengeance sanglante. Cette fois-ci, ce n’est pas la soprano qui meurt à la fin, mais Saint-François, exalté de retrouver son créateur. L’œuvre est classée parmi la musique contemporaine. 


Saint-François d’Assise est une œuvre éminemment pieuse, aussi mystique que statique, qui parle beaucoup aux personnes croyantes. Messiaen était profondément catholique, passionné d’oiseaux et de musique. Étant aussi synesthète, il voyait la musique en couleurs. Il s’est intéressé à la musique traditionnelle indienne, japonaise, balinaise, ainsi qu’aux rythmes grecs. Entré au Conservatoire de Paris à l’âge de 11 ans, il obtient cinq prix dont ceux dorgue et de composition. A l’âge de 22 ans, il devient l’organiste titulaire de l’église de la Trinité à Paris, poste qu’il occupera pendant 61 ans. Pendant la Seconde Guerre mondiale, Messiaen a été fait prisonnier par les Allemands. Il passera son temps à analyser des partitions pour oublier la faim et composera le Quatuor pour la fin des temps pour les instruments disponibles dans son stalag (1941). De nombreux grands compositeurs modernes seront ses élèves, parmi lesquels Pierre Boulez, Karlheinz Stockhausen, Mikis Theodorákis, Lalo Schifrin ou encore Iannis Xenakis, parmi bien d’autres.



Olivier Messiaen a entamé la composition de Saint-François d’Assise à l’âge de 67 ans et l’a terminée à 75 ans. Il a encore composé une pièce pour piano et quatuor à cordes à 83 ans, une année avant son décès. La vieillesse n’est donc pas forcément un naufrage, comme l’affirmait le Général de Gaulle. Quant à Saint-François, il a été canonisé en 1228 par le pape Grégoire IX et Jean-Paul II l’a fait patron de l’écologie en 1979 (voir le Cantique des créatures). On lui attribue une prière pour la paix, parue en 1912, qu’il a sans doute écrite sur son nuage au paradis. Espérons que Dieu, quel qu’il soit, l’entendra enfin !


 

Prière pour la paix

Parue pour la première fois en 1912, rédigée par l'abbé Bouquerel. Reprise ensuite par des pacifistes protestants qui ont été les premiers à l’associer à Saint-François d’Assise.


Seigneur, fais de moi un instrument de ta paix,

Là où est la haine, que je mette l’amour.

Là où est l’offense, que je mette le pardon.

Là où est la discorde, que je mette l’union.

Là où est l’erreur, que je mette la vérité.

Là où est le doute, que je mette la foi.

Là où est le désespoir, que je mette l’espérance.

Là où sont les ténèbres, que je mette la lumière.

Là où est la tristesse, que je mette la joie.

Oh Seigneur, que je ne cherche pas tant à

être consolé qu’à consoler,

à être compris qu’à comprendre,

à être aimé qu’à aimer.

Car c’est en se donnant qu’on reçoit,

c’est en s’oubliant qu’on se retrouve,

c’est en pardonnant qu’on est pardonné,

c’est en mourant qu’on ressuscite à l’éternelle vie.


Liste des percussions utilisées dans SFA (merci ChatGPT)


**Instruments à peau :**
- Grosse caisse
- Caisse claire
- Tambourin
- Tom-Toms
- Timbales
- Tambours basques

**Instruments métalliques :**
- Tam-tams de différentes tailles
- Cymbales (suspendues, crash, splash)
- Triangle
- Dong (gong chinois et autres gongs)
- Cloches tubulaires
- Carillon (cloches)
- Crotales (petites cymbales accordées en métal, jouées avec des baguettes)
- Cloches de bétail

**Instruments à lames :**
- Xylophone
- Marimba
- Vibraphone
- Glockenspiel (jeu de cloches)
- Tubes accordés

**Autres percussions :**
- Wood-blocks
- Castagnettes
- Maracas
- Güiro
- Flexatone
- Temple block


- Héliophone 
L'héliophone est un instrument très rare utilisé pour sa sonorité unique et distinctive. Bien qu'il ne soit pas couramment trouvé dans les orchestres standards, Messiaen l'utilise pour enrichir la texture sonore de son opéra. Il produit un son brillant et résonnant qui contribue à l'atmosphère céleste et mystique de l'œuvre.

- Plaque tonnerre :
La plaque tonnerre est une grande plaque en métal que l'on frappe pour imiter le bruit du tonnerre. Cet instrument est utilisé pour ajouter des effets dramatiques et atmosphériques, renforçant les moments de tension et de puissance dans la musique.


vendredi 7 juin 2024

La Fondation Baur à Genève

La Fondation Baur, sise à la rue Munier-Romilly à Genève, regroupe une imposante collection d’art d’extrême-orient. On y trouve essentiellement des objets de Chine et du Japon. 

Alfred Baur est né en 1865 à Andelfingen, dans le canton de Zurich. A cette époque - on a tendance à l’oublier - la Suisse était un pays pauvre et ses habitants devaient souvent s’exiler pour survivre. C’est ainsi qu’Alfred Baur est parti pour Ceylan (Sri Lanka) pour chercher un sort meilleur. Il y a fait pousser des noix de coco et, pour améliorer sa production, il s’est mis à leur chercher des engrais. C’est ainsi qu’est née la compagnie Baur & C° (https://www.baurs.com/about-us/) qui a fait sa fortune et qui existe encore de nos jours. 


Au cours de ses voyages dans cette partie du globe, il s’est passionné pour les arts orientaux. Sa collection est considérée comme l’une des plus belles en Europe à l’heure actuelle. A l’époque du séjour de Baur à Ceylan, le Japon et la Chine étaient très à la mode et suscitaient beaucoup d’intérêt. Ne parlant aucune langue orientale, il a pu compter sur l’aide précieuse de Tomita Kumasaku, un expert japonais qui lui servait d’intermédiaire et de traducteur.  


A l’étage consacré au Japon, on peut voir toutes sortes d’objets extrêmement fins et subtils, aussi beaux qu’étranges : des sabres et des gardes sabre (tsubas), des netsuke, des boîtes laquées, des pinceaux en cheveux de femme, des pipes, des estampes, un énorme paravent magnifique, des boîtes à thé, des vases et des plats en porcelaine. On y découvre également le concept du wabi-sabi, à savoir la beauté de l’imperfection, la grâce d’une fêlure, l’émoi que provoque un craquèlement. Il est frappant de constater à quel point les échanges et les voyages étaient fréquents à l’époque. Alfred Baur était très déterminé et d’une patience infinie lorsqu’il s’agissant d’acquérir telle ou telle pièce exceptionnelle.


L’art japonais et chinois se sont influencés mutuellement, suite à de nombreux contacts et échanges entre ces deux cultures. La production de céramique en Chine remonte au 5ème millénaire avant J-C. Céramique est le terme générique englobant des objets en argile cuite, tels que faïence et porcelaine. Le grès résulte d’une argile riche en silice, cuite à très haute température. La porcelaine, quant à elle, doit ses qualités, sa finesse et sa beauté au kaolin, une argile blanche, friable et réfractaire, composée essentiellement de silicates d’aluminium. Un important gisement a été découvert à Jingdezhen, dans la province de Jiangxi, et ce lieu était le centre de la production impériale dès 1004. Sa production est longtemps restée confinée à la Chine et sa recette un secret bien gardé. Du kaolin a toutefois été découvert à Meissen (Allemagne) en 1709, puis à Limoges (France), ce qui a permis à ces deux villes de devenir d’importants producteurs de porcelaine en Europe. Le musée expose également des céladons, nés d’un accident de cuisson, ainsi que des objets en jade d’une finesse extraordinaire. Les porcelaines aux motifs blancs et bleus ont connu leur apogée au cours de la dynastie Ming (1368-1544). Les faïences de Delft et les azulejos ibériques tirent certes leur origine de ces céramiques d’extrême-orient, mais il s’agissait au départ d’une production destinée aux marchés moyen-orientaux, amateurs de ces motifs bleus et blancs. Comme quoi la beauté naît des échanges pacifiques entre cultures parfois très éloignées. 


Peu avant sa mort, Alfred Baur fit l’acquisition de l’hôtel particulier qui abrite le musée de la Fondation. Aujourd’hui, le public peut non seulement visiter les collections, mais aussi participer à toutes sortes d’activités culturelles : cérémonie du thé, atelier de dessin ou de haïku, visites thématiques et conférences. En cette année 2024, la Fondation fête son 60ème anniversaire. Pour célébrer cette date, l’accès au musée est libre tous les samedis ! Qu’on se le dise !


fondation-baur.ch 


Estampe créée par ChatOn 😀


Jardin japonais à la Fondation Baur



mercredi 17 avril 2024

Saint-Imier, berceau de l’anarchisme

Sur la tombe de Bakounine : Qui ne tente pas l'impossible n'atteindra jamais le possible


Saint-Imier, paisible bourgade du Jura bernois (Suisse), environ 6000 habitants, dont le point culminant s’élève à 1490 mètres, berceau du fromage tête de moine, de l’horlogerie (montres Blancpain, Chopard, Longines, Breitling et TAG Heuer) et de l’anarchisme. Oui, vous avez bien lu : Saint-Imier est la Mecque des anarchistes du monde entier.


Ce n’est pas par hasard que l’anarchisme a vu le jour en pleine ère industrielle. En 1871, les ouvriers de l’horlogerie se sont organisés en une Fédération jurassienne. Puis, le 15 septembre 1872, s’est tenu le premier Congrès antiautoritaire de Saint-Imier, à l’occasion duquel les anarchistes ont lancé leur mouvement, afin de se distinguer des socialistes marxistes et des libertaires. En ce XIXème siècle finissant, les différentes branches et factions du mouvement antiautoritaire étaient très divisées, faisant naître différentes tendances. Par exemple, les libertaires (Michel Bakounine) estimaient que ceux qui ne pensaient pas comme eux étaient des autoritaires (Karl Marx). Mais un anarchiste autoritaire, n’est-ce pas un oxymore ? Le Congrès de Saint-Imier a lancé un nouveau courant: l’anarchisme collectiviste, visant notamment l’abolition de l’État et de la propriété privée. S’il est vrai que l’Internationale antiautoritaire a fini par disparaître, l’anarchisme a survécu, notamment en Suisse. 



En juillet 2023, 150 ans après le Congrès fondateur, des milliers d’anarchistes du monde entier se sont rassemblés à Saint-Imier pendant cinq jours pour les Rencontres internationales antiautoritaires (RIA), faisant doubler la population locale. Quelque 400 événements ont été proposés, des conférences, des ateliers, des films, des expositions etc… De nos jours, ils ne revendiquent sans doute plus la collectivisation de tous les moyens de production, mais ils continuent d’aspirer à l’élimination de toutes les hiérarchies et de tous les rapports de domination. Contrairement aux autres festivals d’été, les participants ne consomment pas à outrance et ne sont pas scotchés à leur téléphone, ils sont réticents à se laisser photographier et la rencontre n’est vraiment pas instagrammable. L’anarchiste sera plutôt un ami du livre, qui pourra vous abreuver des théories politiques de Michel Bakounine, de Pierre Kropotkine, de James Guillaume ou encore d’Adhémar Schwitzguébel. Il vise un mode de vie communautaire et solidaire, il - et bien sûr elle - veut libérer le monde du joug capitaliste. 


Ce mouvement libertaire veut instaurer un monde meilleur, où les humains échapperaient à l’oppression du capital et du patriarcat. Mais comme l’enfer est pavé de bonnes intentions, cela signifie qu’il règne malgré tout une certaine intolérance dans ses rangs. Une conférencière, Wendy Joy Welsh, qui voulait proposer un modèle économique alternatif, mais qui garderait néanmoins le dollar des Etats-Unis comme monnaie de référence, s’est fait chasser sous les huées, en se faisant traiter de collabo (http://helpunclesam.org/). Par ailleurs, un homme qui voulait parler de la souffrance et des discriminations que subissent les hommes - selon l’OMS, 4 personnes tuées sur 5 dans le monde sont des hommes - a également été virtuellement lapidé, car les hommes cisgenre ont forcément le pouvoir et veulent tous dominer le monde. Le but du mouvement n’est-il pas de lutter contre l’autoritarisme et les discriminations systémiques ?




La cantine autogérée des Rencontres fonctionne également comme un camp militant et elle est organisée selon les principes de l’anarchisme. Chacun peut y apporter sa contribution, qu’il s’agisse de couper des légumes ou des bûches pour le feu. Les repas à prix libre sont bio, véganes et sans gluten, afin d’être inclusifs. La vaisselle est lavée de façon communautaire, accompagnée de DJ sets live, pour la bonne humeur ! Participer à une cuisine d’action mobile est une forme de militantisme et équivaut à une action politique. A noter que le port du masque est obligatoire (mais n’est-il donc pas interdit d’interdire … ? *) pour des raisons d’hygiène et quiconque a amélioré le monde en nettoyant les toilettes sera exclu du travail en cuisine pendant trois jours.


Le maire de Saint-Imier est un jeune notaire membre du PLR et le conseil municipal est à majorité bourgeoise. Malgré cela, la ville a contribué au bon déroulement du rassemblement anarchiste, notamment en mettant des locaux à disposition et en veillant à la sécurité de l’événement (non: All Cops Aren’t Bastards). Sans doute que l’anarchisme n’est pas réellement perçu comme un danger de nos jours et Saint-Imier est fière de cet héritage historique un peu particulier. N’est-il pas étonnant que la Suisse, plus connue pour ses banques, ses multinationales et ses milliardaires, le WEF etc., ait une si riche histoire antiautoritaire ? En effet, dès 1848 et les nombreuses tentatives de révolution qui secouent plusieurs pays d’Europe, la Suisse a servi de refuge à de nombreux trublions politiques. Michel Bakounine, qui a roulé sa bosse dans de nombreux pays, a séjourné en plusieurs lieux en Suisse et il repose dorénavant à Berne, au Bremgartenfriedhof. En 1898, Sissi, impératrice d’Autriche, a été assassinée à Genève, poignardée par un anarchiste italien, Luigi Luccheni. Isaak Dembo a vécu à Zurich sous le nom de Jakob Brynstein et a perdu la vie en bricolant des bombes expérimentales. En 1906, Tatjana Leontieff tue un homme dans un grand hôtel d’Interlaken - mais en se trompant de cible. En 1907, un jeune banquier est abattu de sang-froid par des anarchistes. Toute cette violence a entraîné des appels en faveur de la peine de mort et d’un durcissement des lois en matières d’asile. Une « loi des anarchistes » adoptée en 1894 rend la fabrication de bombes illégales - vous ne pourrez pas dire que vous ne le saviez pas !




Les idées de la gauche la plus radicale semblent avoir trouvé un terreau fertile en Suisse, puisqu’un nouveau Parti communiste révolutionnaire est en train d’y voir le jour. Son congrès fondateur aura lieu du 10 au 12 mai 2024. Le but sera d’encourager la classe ouvrière à mener une révolution communiste mondiale, afin de libérer l’humanité et tout le potentiel humain. Il manque toutefois un parti politique pour ce faire. Un nouveau journal, « Le Communiste », va être lancé, qui aspire à un tirage de 5000 exemplaires sur trois mois. L’ancien Parti communiste suisse, créé en 1921, a été interdit lors de la Seconde Guerre mondiale ; ce qu’il en restait à rejoint le Parti du Travail.


L’anarchisme et le communisme semblent très bien se porter dans ce pays si tranquille et prospère qu’est la Suisse. Cette stabilité en serait-elle précisément la raison ? En effet, on a de la peine à imaginer qu’on puisse désirer moins d’Etat dans des pays où rien ne fonctionne, où il n’y a réellement ni dieu ni maître ; ou qu’on nourrisse des idéaux communistes dans des pays où il n’y a rien à partager. Un autre monde est sans doute possible, mais est-il vraiment souhaitable ?



*Il est interdit d’interdire est un slogan lancé par l'humoriste Jean Yanne en mai 1968, qui a ensuite été repris tout à fait sérieusement par les étudiants contestataires.


anarchy2023.org 

espacenoir.ch 

lundi 12 février 2024

Malte, quel étrange pays !

La Valette

Malte est une sorte d’ornithorynque parmi les nations. L’animal est un mammifère qui pond des œufs, qui a un bec de canard, une queue de castor, des pattes palmées et un pelage de taupe fluorescent. Quant à Malte, c’est un archipel composé de huit îles, mais essentiellement deux - Malte et Gozo - d’une superficie (316 km2) inférieure à celle d’Andorre (464 km2), mais faisant tout de même le double du Liechtenstein (160 km2). C’est le seul pays de l’Union européenne où l’on parle une langue sémitique écrite en caractères latins, le maltais. Le pays a acquis son indépendance vis-à-vis de l’Angleterre en 1964, est devenu une république en 1974 et a gardé d’excellentes relations avec son ancien colonisateur. On y utilise des prises électriques anglaises, on y conduit à gauche et Malte est un fier membre du Commonwealth. Les cabines téléphoniques étaient identiques à celles de la métropole britannique. Le pays a rejoint l’UE et la zone Schengen en 2004, c’est-à-dire 40 ans seulement après son indépendance et quatre ans plus tard, il a rejoint la zone euro. Avec une population d’environ 500.000 habitants, l’archipel est le 10ème plus petit Etat et le 4ème pays le plus densément peuplé du monde. C’est un pays extrêmement catholique, malgré son étroite proximité avec le sud de la Méditerranée. Quelque 93km séparent Malte de la Sicile, environ 300km de la Tunisie, 355km de la Libye (à vol d’oiseau). L’eau y est très rare, il ne pleut quasiment jamais. Les nappes phréatiques ne suffisant pas à couvrir les besoins, l’eau potable est acquise grâce au dessalement d’eau de mer par un procédé d’osmose inverse. 



La langue maltaise dérive essentiellement de l’arabe sicilien, avec une petite proportion d’influence italienne et un chouïa de français. La langue est très proche du tunisien et les arabophones l’apprennent très facilement. Sa grammaire et son orthographe ont été codifiés et officialisés en 1934, en alphabet latin, avec quelques signes diacritiques particuliers. Le maltais devient langue officielle en 1964, à l’occasion de l’indépendance et c’est également une langue officielle au sein de l’UE. Toutefois, il est possible de suivre des stages et cours d’anglais, cette langue étant la deuxième langue officielle du pays. Il existe également le « maltish », à savoir un sabir entre le maltais et l’anglais. Parmi les mots français qui sont restés sur l’île, on trouve, entre autres, « bondjou » pour bonjour, « bonswa » pour bonsoir, «  xarabank » pour autobus (char-à-bancs). Merci se dit : Grazzi ! Toute la toponymie maltaise, à l'exception du nom des îles de Malte et de Gozo, est d'origine arabe, par exemple Mdina et Rabat, medina signifiant ville et rabat étant le lieu où on attache les chevaux.



La population maltaise est catholique à 98%. Selon la légende, ce serait l’apôtre Paul de Tarse qui aurait christianisé l’île, après y avoir fait naufrage en l’an 60. Les Ottomans ont occupé Malte pendant environ trois siècles, mais c’est une terre chrétienne et même très chrétienne depuis. Malte servait de camp de base pour les croisés en route pour la Terre Sainte. Elle est devenue la patrie de l’Ordre souverain militaire des Chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, Rhodes et Malte, un ordre laïc catholique, dont le rôle était d’apporter soins et secours aux croisés et aux pèlerins. Voilà un autre ornithorynque, qui mériterait un article à part : un ordre catholique laïc, militaire et hospitalier, un quasi-État, puisque leur siège, sis actuellement à Rome, jouit de l’extraterritorialité. Car oui : l’ordre des Chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem existe encore aujourd’hui, il est même reconnu par de nombreux États et participe comme observateur aux réunions internationales. 



La capitale du pays et de la plus grande des îles est La Valette (un seul « l » en français, deux en anglais : Valletta), nommée d’après le 49ème Grand Maître de l’Ordre des Chevaliers de Malte, le Français Jean Parisot de la Valette (1494-1568). Elle est classée au patrimoine mondial de l’Unesco. Sur l’île de Gozo, la grande ville s’appelle à la fois Victoria - comme la reine d’Angleterre - et Rabat, alors qu’il y a déjà une ville portant ce nom sur Malte ! Il y a deux opéras pour les 31.000 habitants de Gozo, et deux autres sur Malte, le théâtre Manoel, lui aussi nommé après un Grand Maître et l’ancien opéra royal, réduit en miettes lors de Seconde guerre mondiale, désormais un théâtre en plein air. Voilà sans doute la plus forte densité lyrique au monde. La Valette est une véritable ville fortifiée : non seulement elle a été bâtie sur une péninsule, mais elle comporte des bastions face à la mer et plusieurs hautes murailles séparées de fossés, de quoi décourager les plus hardis conquérants. On trouve des tours de guet sur tout le pourtour de l’île, qui a été conquise et envahie par quasiment la planète entière : les Phéniciens, les Carthaginois, l’Empire romain d’orient (vers 500), puis les Arabes (870), chassés par les Normands en 1090. En 1282, ce sera au tour du royaume d’Aragon d’occuper Malte. En 1530, le roi Charles Quint fait don de l’île aux Chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, après que ceux-ci furent chassés de Rhodes par Soliman le Magnifique. La France de Napoléon s’est emparée de l’île en 1798, mais n’a tenu que deux ans, chassée par les Britanniques, qui y ont pris pied en 1800.



Malte a connu deux sièges difficiles et éprouvants. Tout d’abord le siège ottoman de 1565, qui a duré trois mois. Les Turcs furent finalement repoussés grâce aux efforts des chevaliers, soutenus par la population maltaise. Acclamés comme les sauveurs de l'Europe, les chevaliers furent récompensés par la construction d'une nouvelle ville fortifiée : La Valette. Plusieurs siècles plus tard, Malte est à nouveau assiégée, cette fois-ci par les forces de l’Axe, de juin 1940 à novembre 1942. Ce petit confetti de pays a été une des régions les plus lourdement bombardées pendant la Seconde guerre mondiale, il a reçu plus de bombes que l’Angleterre pendant le Blitz : 3343 raids aériens, d’une durée de 2357 heures, 15.000 tonnes de bombes larguées sur les îles, 6700 tonnes rien que sur le grand port. A nouveau, les îles représentaient une base stratégique pour les opérations militaires en Afrique du Nord, tant pour l’Axe que pour les Alliés, dont la victoire à Malte a marqué un tournant important dans l’issue du conflit. La population maltaise s’est vu décerner la Croix de George (distinction britannique) pour sa bravoure et son endurance pendant le conflit, croix qu’on retrouve encore sur leur drapeau national. 




Malte a fait preuve d’une résilience extraordinaire, parvenant à se relever après les dures épreuves du conflit mondial. C’est aujourd’hui un pays paisible et moderne, participant pleinement à la construction européenne, même si on a pu leur reprocher leur générosité dans la distribution de passeports bleu étoilés. L’actuelle présidente du Parlement européen, Roberta Metsola, est Maltaise, même si son patronyme est finlandais, comme l’est son mari. Malte était autrefois connue également pour ses pavillons de complaisance pour la marine marchande, mais depuis le naufrage de l’Erika (1999), ils sont devenus un peu plus circonspects et réservés sur ce créneau-là. Un marin maltais célèbre dans le monde entier est le héros de Hugo Pratt, Corto Maltese, qui serait né à La Valette en 1887, d’une mère gitane et d’un père britannique. Toujours dans le domaine de la fiction, tout le monde a entendu parler du « Faucon maltais », mais qu’est-ce donc ? C’était le tribut que devaient payer les Chevaliers de Malte au roi d’Espagne en échange de leur droit de séjourner sur l’île. Il s’agissait sans doute de véritables oiseaux vivants, alors que dans le roman de Dashiell Hammett et le film éponyme de John Houston, c’est une statuette précieuse que tout le monde convoite. Malte a donné son nom à une fièvre, qui s’appelait aussi fièvre de Chypre, de Gibraltar ou de Crimée, et qui circule dorénavant sous le nom de brucellose. Enfin, ces petits chiens si mignons, les bichons maltais, n’ont aucun rapport avec ce pays, c'est simplement une race méditerranéenne. Les billes de chocolat malté, les Maltesers, n’ont aucun rapport non plus, si ce n’est que ce terme désigne les Chevaliers de Malte en allemand. 




Une quantité invraisemblable de films ont été tournés à Malte, dont le récent Napoléon de Ridley Scott. Il y a une bonne raison à cela : il n’est pas nécessaire de construire de décors historiques, tout est déjà là ! Y compris le beau temps et une belle lumière ensoleillée. Bref, que vous vous intéressiez au cinéma, à l’histoire, aux relations internationales, aux religions, au mélange des langues, des peuples et des cultures ou que vous recherchiez tout simplement des vacances à la mer et au soleil, Malte est là pour vous ! Vous pourrez même vous prendre pour Ulysse et faire de la plongée dans la grotte de Calypso (à Gozo). Pas besoin de vaccins ni de visas, vous êtes dans l’espace Schengen, sans décalage horaire et n’aurez pas besoin d’autres devises que des euros. Alors … qu’attendez-vous ?




Le Figaro, 23 juin 2024

[...] le plus petit des États de l’Union européenne (UE), 316 km², soit trois fois la superficie de Paris intra-muros, est soumis au défi de l’acceptation de l’autre. Les étrangers étaient environ 12.000 en 2004, lors de l’entrée de Malte dans l’UE. Ils sont aujourd’hui plus de 140.000, sur une population de 542.000 habitants (2022). La jeune République maltaise accepte un ailleurs hétéroclite : des retraités, des jeunes Européens venus apprendre l’anglais, des télétravailleurs, des personnels hautement qualifiés et une importante main-d’œuvre issue des pays sous-développés.
« Des Indiens, des Pakistanais, des Népalais… Ils viennent de partout. Il y a désormais trop d’immigrants, mais aussi trop de touristes »

... Les relations entre les communautés ethniques venues de pays du tiers-monde sont tout sauf harmonieuses. « C’est la guerre des pauvres. Les Indiens contre les Philippins. Les Philippins contre les Pakistanais. Ils se battent pour le même bout de pain » ... 
Il y a deux millions de touristes l’été. Les Maltais ne veulent pas travailler dans les secteurs de l’hôtellerie, de la restauration ou du bâtiment. Ce sont les migrants qui effectuent ces travaux, alors que le pays reçoit toujours plus de voyageurs chaque année et ne pourrait pas fonctionner sans ces personnels. » Dans tous les grands centres de l’île, de La Valette à Marsaxlokk, les serveurs et les cuisiniers sont presque tous issus du sous-continent indien, parfois de Serbie et de Bulgarie.
...
Et le surtourisme ? « Quel autre choix ont les Maltais ? », répondent souvent ces derniers. L’île n’a guère plus d’habitants que Toulouse, mais elle a su en vingt ans se spécialiser dans les casinos en ligne - il y en a plus de 300 - et dans la vente de passeports dorés à 1 million d’euros. Plus de 25% de ces derniers ont été vendus à des Russes, dans un environnement où la corruption fait régulièrement la une des journaux locaux.

... En l’état actuel des choses, La Valette semble condamnée à poursuivre son modèle actuel de développement du tourisme de masse biberonné par les charters. Dans cette course à la croissance débridée, le risque pour Malte est bien de perdre son identité.
... Exception faite de quelques villages et lieux patrimoniaux, les villes maltaises ont perdu leur âme au profit de chaînes et de restaurants proposant des saveurs gastronomiques que l’on retrouverait à Little Rock ou à Calgary. Cette dilution de l’identité maltaise est aussi démographique, puisque les Maltais ne constituent plus que 77% de la population contre 95% en 2011.  ...

Entre le choix de beaux chiffres de croissance grâce à une immigration riche ou pauvre et celui de garder son identité, le défi pour Malte sera bien de ne pas devenir le nouveau Dubaï de la Méditerranée.