Synopsis: Une jeune interprète fait ses premiers pas dans la profession. Elle se rend vite compte qu’il est difficile de se faire une place sur le marché et que les interprètes expérimentés craignent la concurrence que représente la jeune génération. Certains sont prêts à tout pour la faire disparaître.... Un roman à suspense, entrelardé d’une histoire d’amour, qui cherche à brosser un tableau de notre profession.
Le métier d’interprète de conférence est foncièrement toujours le même:
il s’agit de transposer un message, de préférence oral, d’une langue à l’autre.
Pour ce faire, les interprètes de conférence qui travaillent en simultanée se
partagent, à deux, une cabine dans laquelle ils travaillent avec des écouteurs
et des micros. Toutefois, selon qu’on soit fonctionnaire à la Cour de Justice européenne
ou free lance en Amérique du sud, notre rythme de vie quotidien sera totalement
différent. En lisant les aventures de Sonia Clancy, héroïne de Entre deux voix, je constate que mon expérience
professionnelle ne correspond en rien au vécu d’une jeune interprète basée à
Zurich.
Partager un espace exigu avec un(e) collègue qu’on n’a pas choisi n’est
certes pas toujours facile, mais tout le monde fait un effort pour que la
cohabitation se passe bien. Pour l’auteur, déterminer qui commencera à
travailler en premier, qui prendra la première demi-heure dans notre jargon,
donne lieu à toutes sortes de stratégies et de mini-drames. Il est vrai qu’on a
souvent de la peine à se décider. Dans certaines organisations, où les réunions
commencent systématiquement en retard, la première demi-heure est pour ainsi
dire un cadeau. Dans d’autres, on doit s’organiser avec les autres cabines pour
couvrir les relais 1), auquel cas ce sont les éventuels rendez-vous des uns et
des autres ou le besoin de pouvoir passer un coup de fil à un moment précis qui
décideront qui commence ou pas. Etre chef d’équipe vous fera prendre la
demi-heure qui coïncide avec la fin prévue de la réunion. Et parfois on tirera
au sort, mais il n’y a aucun avantage ou supériorité à être celui qui commence
ou pas.
L’auteur nous décrit des interprètes qui insistent pour être assis à
gauche ou à droite, d’autres qui notent les erreurs de leur collègue dans un
petit carnet. Il y en a même qui allument le micro de leur collègue à leur
place. Ce sont sans doute des us et coutumes qui ont cours outre-Sarine, car je
n’ai jamais eu vent de ce genre de pratiques. Il semblerait aussi que la
lumière s’éteigne et que la musique retentisse chaque fois qu’une réunion
commence, un peu comme si on était au cinéma. Personnellement, cela ne m’est
jamais arrivé, sauf peut-être au commencement d’un congrès syndical, lorsqu’on
veut marquer le coup avec un son et lumière. J’apprends aussi que les
interprètes donnent toutes sortes de noms à leur lieu de travail: la cabine,
bien sûr, mais aussi la boîte, la cabane, la prison, les catacombes, le
cockpit, la maison, la cage, les kits de verre... on pourrait encore ajouter le
carnotzet ou le tipi, pourquoi pas? Les cabines que fréquente l’auteur sont en
verre sur 360°, raison pour laquelle elle les compare à des cages de verre.
Elle appelle ses collègues des cocabinières, alors que le terme que nous
utilisons est concabin(e).
La cage de verre |
Le chemin de cette jeune interprète est semé d’embûches. On lui fait remarquer qu’elle aura de la peine à percer, étant donné qu’elle n’est pas bilingue. Voilà encore une idée reçue que les professionnels ne cessent de combattre: pour devenir interprète, nul besoin d’être bilingue, il faut surtout avoir une langue maternelle solide, qui ne dérapera pas sous l’effet du stress ou de la vitesse. Les bilingues sont souvent alingues et n’ont pas de vraie langue maternelle. Il y a bien sûr de vrais bilingues, mais ils sont plutôt l’exception que la règle. Quid alors des interprètes qui ont quatre langues passives? Devraient-ils être pentaligues?
Anglais-français ne suffit pas toujours |
L’auteur nous décrit la grande variété de sujets que nous avons à traiter dans notre vie professionnelle. Lorsqu’un avocat a besoin d’une interprète anglais-français au CERN, à Genève, on fait venir Sonia Clancy de Zurich, car on ne trouve pas d’interprètes dans la ville qui abrite une demi-douzaine d’organisations internationales. Une fois son badge en main, elle va partout-partout, car aucune porte ne lui résiste. Lorsqu’on la recrute pour une conférence médicale, elle se prépare en ingurgitant des séries télé américaines à haute doses, pour s’habituer à la vue du sang. Elle travaillera pour l’assemblée générale d’une compagnie pharmaceutique qui se déroule dans un stade, un lieu assez grand pour accueillir des milliers d’actionnaires. Elle aura même l’occasion d’interpréter le président des Etats-Unis, qui se déplace à Zurich à l’occasion de l’attribution d’un championnat sportif à une ville-hôte. Celui-ci insistera pour qu’elle pose à ses côtés sur la photo officielle, qui fera la une de tous les journaux dès le lendemain.
Décidément, j’ai beau avoir quelques heures de vol avec mes vingt-deux
ans d’expérience dans la profession, je ne me reconnais pas du tout dans la
description qu’en donne Jenny Sigot Müller. Elle affirme notamment que les
interprètes ont une autre voix lorsqu’ils travaillent, d’où le titre de l’opus.
Nous revêtirions une voix de travail, un peu comme l’avocat qui revêt sa robe.
Cela ne m’a jamais frappée. Il est clair que nous passons notre temps à
prononcer des idées qui ne sont pas les nôtres, mais notre voix reste la même.
Je ne peux
que constater que le marché zurichois m’est totalement étranger et que nos
vécus ne coïncident manifestement pas.
La
rivalité existe, c’est indéniable. Certains collègues sèment des insinuations
malveillantes pour éliminer la concurrence, sans forcément qu’il y ait de
clivage jeune/vieux. Il est vrai aussi que certains jeunes interprètes arrivent
en conquérants, comme si le monde n’attendait qu’eux. Ceux-là seront plutôt
fraîchement accueillis par leurs aînés et le jour où on apprend qu’ils sont
devenus fonctionnaires à l’ONU, tout le monde pousse un soupir de soulagement,
car cela signifie qu’on n’aura plus à les croiser (voir L’ONU a mal à ses interprètes). Il y a, par ailleurs, beaucoup de nouveaux venus qui savent avoir la bonne
attitude, tout en faisant preuve de compétence et de collégialité et qui
s’intègrent harmonieusement dans le petit univers que nous formons. Cela vaut
pour n’importe quel groupe humain. Le nouveau qui débarque, quel que soit son
âge ou sa profession, aura intérêt à commencer par faire profil bas et observer
ce qui se fait et ce qui ne se fait pas.
Si ce roman avait pour but de faire connaître notre profession, on
aurait alors aimé qu’il soit un peu plus proche de la réalité. La fiction
permet certes une grande liberté, mais point trop n’en faut non plus. Lorsque
Sonia Clancy se fait enfermer dans la cabine par sa collègue (???), elle
regrette que les écouteurs aient déjà été rangés dans une valise (???) et qu’il
soit par conséquent impossible de se relier aux haut-parleurs dans la salle
(???). On nage en pleine science fiction. Elle se lie d’amitié avec divers
délégués, ce qui est généralement très mal vu. On attend de nous une certaine
distance et une certaine discrétion.
Je vais sans doute passer pour une vieille aigrie qui n’aime pas voir arriver de brillants jeunes concurrents. Je souhaite néanmoins beaucoup de succès littéraire à Jenny Sigot Müller, même si cela signifie que nous aurons encore beaucoup de mythes à détricoter. Je me console en me disant que les films et les séries-télé sur les chirurgiens esthétiques ou les médecins légistes sont encore plus fantaisistes que tous les romans qui décrivent notre profession. La fiction est tellement plus marrante que la réalité!
Quatrième de couverture:Jusqu’où iriez-vous par amour ? est une question fréquente. Mais jusqu’où iriez-vous par haine ? Jusqu’où ?Sonia Clancy, jeune interprète de conférence diplômée a tout pour réussir. Elle est motivée, sérieuse, douée pour les langues. Mais c’était sans compter sur un détail ou plutôt une personne qui allait croiser son chemin.Très vite, la cabine, son lieu de travail, se transforme en cage de verre et entre ses parois oppressantes, Sonia risque à tout moment de perdre sa voix.Premier roman de Jenny Sigot Müller, « Entre deux voix » ouvre les portes de la cabine d’une interprète de conférence, ce huis clos méconnu du public où tout devient possible, même l’impensable.
Voir aussi:
Jenny Sigot Müller au journal télévisé du 30 novembre 2012: ICI
Article dans Migros-Magazine: ICI
La page facebook du roman: ICI
Disponible sur amazon.fr: ICI
Interview dans WSLintern: ICI
(Institut fédéral de recherche sur la forêt, la neige et le paysage WSL)
Relais, pivots et retours (2)
Relais, pivots et retours (3)
3) L’interprète chuchote dans l’oreille du délégué. Lorsque celui-ci
veut prendre la parole, l’interprète prend des notes et reproduit le message
dans une autre langue. C’est l’interprétation consécutive, qui ne peut
fonctionner qu’entre deux langues. On peut également traduire une phrase à la
fois, sans prendre de notes.