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vendredi 6 janvier 2012

Voir Naples et mourir


Naples n’est pas une belle ville. Elle l’a certainement été, au vu des nombreux monuments et châteaux forts qui gardent le port, mais visiblement, les Napolitains s’en fichent et laissent leur ville se délabrer lentement. Mais quand on n’est pas beau, on trouve d’autres moyens de se faire aimer et de se rendre sympathique. Ainsi, Naples se révèle être une ville très attachante pour quiconque se donne la peine de gratter un peu au-delà de la première impression. Il ne faut pas s’attendre à y trouver l’équivalent de Venise, de Rome ou de Florence, c’est tout.



C’est aussi une ville délaissée par le tourisme de masse. Le quartier espagnol, avec son cadrillage de petites rues étroites, n’est pas sans rappeler La Valette. Peu de commerces, si ce n’est quelques épiceries, quasiment aucun bar ou bistrot, mais des Vespa en veux tu, en voilà et du linge suspendu à toutes les fenêtres. Le jour où le tourisme frappera Naples, ce quartier sera envahi par des boutiques vendant des t-shirts et des cartes postales et il aura aussi son lot de caricaturistes et de musiciens de rue. La Via Toledo marque la frontière entre ce quartier populaire et le quartier monumental : le Palais Royal, la Galerie Umberto I, le Théâtre San Carlo, la Piazza del Plebiscito et son célèbre café Gambrinus.


C’est une rue commerçante, mais avec de petits magasins locaux et quelques enseignes d’un temps révolu. Ni H&M, ni Swarovski en vue, pas le moindre Starbucks. Un peu plus loin, la Via Tribunale et sa parallèle, Spaccanapoli, sont en voie de devenir des rues touristiques. La via San Gregorio d’Armeno, du moins en ce mois de décembre, propose tout ce qu’il faut pour créer sa crèche de Noël. Il y a trois funiculaires à Naples, qui vous permettent de monter sur ses collines et admirer le panorama : la ville apparaît alors comme un invraisemblable fourmillement d’immeubles et de rues, avec le Vésuve en toile de fond. Le quartier de Chiaia – via Chiaia, via Filangeri – offre une atmosphère toute différente, cossue, tranquille, bourgeoise.


La majorité des voyageurs préfèrent sans doute se tourner vers les environs de Naples, a priori plus intéressants. Le Molo Beverello est le point de départ des ferries vers Capri, Ischia ou Procida, mais la billetterie est organisée comme au Maroc : un guichet par compagnie, à vous de voir laquelle propose le prochain départ. Tous les guichets n’acceptent pas les cartes de crédit. La traversée dure entre 45 minutes et une heure. A nouveau, Ischia m’a fait penser à Malte, avec ses constructions des années -60 qui paraissaient un peu décaties et construites de façon anarchique. La lumière du mois de décembre accentuait bien sûr cette impression. Capri est bien plus chic, l’été, ça doit ressembler à Saint-Tropez, à en juger par les boutiques du downtown, Moschino, Ferragamo et consorts.

Si on quitte cette rue du shopping, au bout de 30 minutes de marche environ, on pourra admirer les Faraglioni, trois rochers qui s’élèvent de la mer, puis, un peu plus loin, la villa Malaparte, qui ressemble à un navire rouge échoué sur un écueil (elle ne se visite pas). L’autre moitié de l’île, Anacapri, semble un peu plus modeste. La villa San Michele 1), ayant appartenue à Axel Munthe, médecin et philantrope suédois, vaut le détour, pour son panorama, ses jardins et ses œuvres archéologiques.

Dans la direction opposée et au départ de la gare, avec le train de banlieue Circumvesuviano, on peut visiter Herculanum (Ercolano) et Pompeï, qui valent bien évidemment le détour. Le premier site peut se visiter en une heure ou deux, alors que pour tout voir dans le deuxième, il faudrait une journée tout entière. Les objets, fresques et mosaïques d’Herculanum et de Pompeï sont exposés au Musée national d’archéologie, en ville de Naples.


On peut également monter sur le Vésuve au départ d’Ercolano, mais les jours fériés et la météo nous en ont empêchés. Nous nous sommes consolés en allant visiter Solfatara 2), un drôle de site volcanique à Pozzuoli (champs phlégréens). Ça sentait le soufre avant même que nous n’y soyions arrivés. On a l’impression d’avoir atterri sur la lune, le sol est gris et nu et des fumerolles de soufre s’échappent des entrailles de la terre. En deux ou trois endroits, on voit carrément de petits cratères qui crachent de la fumée en faisant un bruit de chaudière. Etrangement, il y a un camping contigu au site. La petite bourgade de Pozzuoli est charmante et certainement très agréable au printemps, avec ses restaurants de bord de mer. S’y trouve également un colisée, le troisième le plus vaste d’Italie, mais que nous n’avons pas réussi à visiter.

Avant notre départ, tout le monde nous a averti contre les voleurs, les pick-pockets et l’insécurité omniprésente dans cette ville gangrénée par la Camorra. Sans doute est-ce plus tranquille en hiver, mais je me suis sentie parfaitement en sécurité. L’ambiance générale est certes plutôt pauvre, il y a de nombreux marchands de rue, qui n’ont parfois même pas d’étalage, mais qui proposent des chaussettes, debout dans la rue. Et dès qu’il se met à pleuvoir, des vendeurs de parapluie apparaissent comme par enchantement. Lorsque nous demandions notre chemin, les gens ont toujours été adorables et très serviables. Et la seule fois où nous avons pris un taxi, le chauffeur a mis le compteur et n’a fait aucun détour inutile. Comme quoi, certains préjugés méritent d’être corrigés. Naples n’est probablament pas pire que Paris ou Genève 3). Par contre, nous avons très mal mangé : la pizza a beau être napolitaine, je préfère de loin celles qu’on trouve chez nous, idem pour les pâtes. Toute la semaine, nous avons survécu avec de la gastronomie d’aire d’autoroute ou de station de ski. La clientèle manque sans doute pour tenir de véritables trattorias.

Nous avons vu énormément de choses en une semaine, mais le temps nous a manqué pour tout voir. Il y aurait encore eu des balades à faire à Ischia et à Capri ; nous n’avons pas vu la troisième île, Procida ; nous avons raté la montée au Vésuve et le Colisée de Pozzuoli ; nous n’avons pas vu Sorrento ni la côte amalfitaine ; nous n’avons pas pu visiter le Castel Nuovo ou Maschio Angioino, ni le Castel dell’Uovo pour des raisons d’horaire. J’ai bu du caffè alla nocciola – délicieux ! - à deux reprises, mais pas au Gambrinus. Autrement dit, une nouvelle visite s’impose !

lundi 26 décembre 2011

Le quartier où le temps s'est arrêté

On croit souvent bien connaître sa ville. Et pourtant, il suffit de prendre le temps de flâner tranquillement dans ses rues, à pied et en ouvrant les yeux pour découvrir de drôles de choses. Ainsi le quartier de Saint-Gervais, plus précisément les rues Vallin et des Corps-Saints, qui vous font entrer dans une sorte de quatrième dimension, hors du temps, hors du progrès, loin du bruit et de la fureur de la grande métropole que Genève est en train de devenir. Ici, vous ne trouverez ni cybercafés ni vidéo-clubs – déjà has been, une étape que ce quartier à sautée – vous ne trouverez pas non plus de salon de piercings-tatouages ou de kebab. Si vous voulez faire un voyage dans le passé et retrouver une ambiance sixties, ôsez donc prendre un de ces ruelles que les citadins ignorent et ouvrez tout grand vos mirettes.



Vous y trouverez bien sûr une brocante, mais ce qui est bien plus étonnant, en plein cœur d’une des villes les plus chères au monde, vous pourrez y acheter un râteau, des pièges à rats et des graines chez Dufournet, A la Bonne Graine 1). Juste en face, se trouve l’hôtel Saint-Gervais 2),
un hôtel – oui, une étoile, ça existe en plein centre ville – dans lequel trois chambres se partagent une salle de bain sur le palier à chaque étage. Il est classé 66/110 par les voyageurs qui contribuent à Tripadvisor 3), qui reconnaissent que s’il est fort modeste, il offre un excellent rapport qualité-prix dans une ville qui ne connaît pas l’hôtellerie low cost.


Toujours dans la même rue, une boucherie – espèce en voie de disparition, non pas parce que les gens deviendraient végétariens, mais parce qu’ils préfèrent les grandes surfaces – un cordonnier et, paradoxe ultime : un détaillant en machines à écrire ! Si votre iPad vous déçoit et que vous en avez plus que marre des e-mails, voici votre salut. Idem si vous avez rangé votre vieille Remington, faute de ruban encreur, la maison Thiéry est là pour vous.

Ils pourront aussi vous fournir une caisse enregistreuse, de celles qui fonctionnent sans code à barres. Ensuite, deux salons de coiffure, l’un pour messieurs, où il y a en permanence une demi-douzaine de jeunes hommes qui attendent leur coupe, ce qui signifie soit que le patron est vraiment très sympa ou que ses prix défient toute concurrence ; juste à côté, un salon pour dames avec des casques séchoir pour votre mise en plis à bigoudis. Une imprimerie et un luthier viennent encore compléter cet inventaire nostalgique. Il ne manque plus que le marchand de polaroïds ou de radio-cassettes.


Au coin de la rue des Corps-Saints et de la rue Vallin, on trouve ce magasin extraordinaire

qu’est Lyzamir 4) : une épicerie orientale et mondialiste, où vous pourrez acheter du riz ou des pois chiches en vrac, du manioc frais, un narguilé, du sumac ou du curcuma, de l’eau de rose, de la mélisse, du sirop de dattes, du café à la cardamome et bien d’autres choses encore.Une autre épicerie orientale clôt la rue à son autre extrêmité, à l’angle avec Coutance.
En descendant la rue Vallin, vous rencontrerez un deuxième cordonnier, c’est à se demander comment les deux échoppes du quartier parviennent à résister à Mister Minit. Enfin, un

mini-lavomatic vous permettra de laver votre linge sale pour 5,-




Côté amont de ce lieu où persiste une vie d’une autre époque, se trouve le temple de Saint-Gervais, l’un des premiers lieux de culte de Genève, une église funéraire ayant été bâtie en cet endroit au Vème siècle déjà.

Sa crypte est l’un des plus vieux monuments chrétiens intégralement conservés en Suisse. Le temple s’appelle désormais l’Espace Saint-Gervais 5), car en plus d’être un lieu de recueillement, il accueille diverses activités culturelles et musicales.

Côté aval, le réveil est brutal, avec l’hôtel Mandarin Oriental, qui nous ramène dans l’univers bling-bling du fric conquérant, l’autre facette de notre bonne ville, faite de mille contrastes, composée d’une centaine de nationalités ou plus et connaissant des écarts entre riches et pauvres dignes de certains pays du tiers monde.

Les enseignes n’ayant pas changé ces vingt ou trente dernières années se comptent sur les doigts d’une main. Qui se rappelle le magasin de tissus Chez Joseph, a l’emplacement du McDonald’s de Rive ? Qui se rappelle les deux cinémas, le Dôme et le Rex, je crois, à l’emplacement de l’actuel Rex ou encore le temps où l’Alhambra était un cinéma ? Le Contis (actuel C&A) ? Le Radar et la Crémière, remplacés désormais par Benetton. Le Grand Passage, devenu Globus. C’était aussi l’époque où aucun immeuble n’avait de digicode. Autre temps, autre mœurs !

1) 5, rue des Corps-Saints, 1201 Genève. Commerce de gros de céréales, de semences et d'aliments pour le bétail, commerce de détail de fleurs et de plantes
2) 20, rue des Corps-Saints, 1201 Genève, www.stgervais-geneva.ch

vendredi 2 décembre 2011

Hauch der Hydra – Helga Murauer


Synopsis : Sara Fazzan, interprète de conférence (cabine allemande avec l’italien en langue B et d’autres langues dans sa combinaison, comme l'anglais et le français, en train d’apprendre le portugais), entend par hasard des bribes de conversation entre deux Italiens qui envisagent d’assassiner un homme politique devenu gênant. Elle se trouve impliquée, bien malgré elle, dans une course poursuite impitoyable et doit constamment chercher à échapper à ceux qui lui veulent décidément beaucoup de mal. Le roman nous emmène dans différents lieux et nous décrit l’incroyable pouvoir de la mafia, ainsi que la dure vie des témoins protégés.
Contrairement au roman de John le Carré dont il était question dans le premier article de cette série, la profession d’interprète de conférence est décrite ici dans sa réalité, étant donné que l’auteur appartient elle-même à ce corps de métier. Cette histoire pourrait arriver à n’importe qui, mais notre travail nous donne sans doute plus souvent qu’à d’autres l’occasion d’entendre des choses qui devraient rester privées.

L’héroïne est, malgré elle, témoin d’un échange entre deux personnages qui trament de noirs desseins. Ce n’est toutefois pas en cabine, en sa qualité d’interprète, qu’elle entend ces propos, mais dans la salle de repos. La conférence pour laquelle elle travaille, un congrès syndical, se tient vraisemblablement dans un hôtel, en tous cas dans un lieu où des cabines mobiles auront été montées à titre provisoire. La salle de repos des interprètes aura, elle aussi, été bricolée à l’aide de rideaux et de paravents, ce qui explique de façon parfaitement vraisemblable les circonstances qui font démarrer cette aventure décoiffante.

La cathédrale de Florence

Les interprètes étant des personnes extrêmement mobiles, ils n’ont pas de bureaux, mais des pièces qui leur sont réservées, avec quelques fauteuils, quelques téléphones, éventuellement un ou plusieurs ordinateurs, un tableau d’affichage. C’est le lieu où on trouve un peu de silence, où on peut déposer son manteau ou sa valise, où on donne rendez-vous à des collègues. Ce genre de coin tranquille n’est généralement pas prévu dans les hôtels ou autres sites improvisés où les conférences peuvent avoir lieu. C’est pourquoi, dans ce roman, cet espace n’est délimité que par de fines cloisons.

L’auteur décrit de façon tout à fait réaliste le déroulement d’une réunion. Les interprètes sont à deux dans une cabine et font chacune à leur tour une demi-heure. La deuxième réunion où travaille l’héroïne est toutefois différente : il s’agit cette fois-ci de chuchotage, mais le vrai, pas la version cinéma. Il n’y a qu’un participant germanophone qui ne comprend pas l’italien. L’interprète se place à ses côtés et chuchote simultanément en allemand ce qui se dit en italien dans la salle. Lorsque le germanophone – un commissaire européen – prend la parole en allemand, elle prend des notes pour restituer ensuite le message en italien, par après, c’est-à-dire en consécutive. Les participants qui comprennent l’allemand rient lorsque le commissaire fait des plaisanteries, en revanche, les italophones qui dépendent de l’interprète ne rient que lorsque celle-ci répétera le message, en italien. Contrairement à Bruno Salvador 1), qui fixe une bouteille de Perrier et parle sur un ton monotone, Sara Fazzan s’adresse à son public et parle avec une intonation animée. Elle ne rendrait pas service à son commissaire allemand si elle ne le faisait pas.


On croit souvent que la consécutive est plus facile. En effet, la simultanée paraît tout simplement magique et surhumaine, un tour d’acrobatie impossible pour le commun des mortels. En réalité, la plupart des interprètes chevronnés préfèrent de loin la simultanée. Non seulement elle nous permet de nous cacher dans nos cabines, qui sont en général placées loin, au fond de la salle, mais la durée de mémorisation du message à transposer est bien plus courte. N’oubliez pas que nous répétons les idées de quelqu’un d’autre et lorsqu’il s’agit du décret-loi N° 4561/02 sur le droit hypothécaire luxembourgeois ou encore des limites maximales de résidus de ractopamine, on préfère évacuer ça le plus vite possible. En consécutive, nous sommes sous les feux de la rampe, avec plusieurs dizaines de paires d’yeux braqués sur nous. Il faut savoir parler en public, ne pas être perturbé par le trac et être capable de relire les notes qu’on a prises à la hâte, parfois debout dans l’obscurité, alors que l’orateur raconte en quatrième vitesse l’histoire du château dans lequel se déroule le dîner de gala.

Contrairement aux conférences en simultanée, avec cabines et écouteurs, les prestations de chuchotage et/ou consécutive peuvent se faire seuls, ce qui est le cas ici. Après avoir terminé le travail proprement dit, Sara Fazzan est encore priée de servir de truchement, tard le soir, entre le commissaire et quelques journalistes. Lorsque les conférences se déroulent dans des lieux isolés – belles villas sur le lac de Côme, châteaux, croisières ou autre – les interprètes sont généralement plutôt farouches et préfèrent décliner les invitations au dîner ou au cocktail 2). En effet, nous savons d’expérience que nous finissons souvent par devoir interpréter entre des convives ou alors répondre aux sempiternelles questions : « Mais comment faites-vous ? Et vous parlez combien de langues ? »

Cabines mobiles
C’est à l’occasion de ce contrat d’un jour en chuchotage que les choses commencent à se corser pour notre héroïne. Elle n’a qu’une envie : prendre la poudre d’escampette ! Mais c’est impossible. En supposant qu’elle trouve le moyen matériel de s’en aller de ce lieu isolé, son absence serait immédiatement remarquée. En effet, même en simultanée, où on nous ignore royalement – l’interprétation étant réalisée par le petit bouton qui se trouve sur le pupitre des délégués – si les interprètes sont absents ou qu’il y a un problème technique avec la sono, la réunion ne peut tout simplement pas commencer.

Nous suivons ensuite la protagoniste dans une réunion à Bruxelles, probablement à la Commission européenne. Un Italien s’exprime (mal) en français, mais lorsqu’il repasse à l’italien, c’est Sara qui se charge de l’interpréter. Il arrive très souvent que les orateurs passent d’une langue à l’autre ; les interprètes doivent alors se relayer s’il s’agit d’une langue que l’un ou l’autre ne connaît pas. Lorsque l’orateur parle sa langue maternelle – ici : l’italien – il s’exprime bien mieux, plus clairement, son débit est facile à suivre et à comprendre, donc plus agréable à interpréter et le message peut être fidèlement transposé. C’est ce que nous ne cessons de demander, mais, pour une raison mystérieuse, les délégués préfèrent tous s’exprimer en globish 3) ou en BSE 4) (Badly Spoken English). Ils pensent que cela va plus vite et qu’ainsi, tout le monde les comprendra mieux. S’ils savaient…. Lorsque c’est ensuite au tour d’un orateur germanophone de prendre la parole, Sara parvient enfin à échanger quelques mots avec sa collègue, puisque la cabine allemande n’a alors rien à interpréter.

Ponte Vecchio, Firenze
Notre héroïne doit constamment fuir, se cacher et se méfier de tous. Mais quand elle travaille, elle est si concentrée qu’elle parvient, pendant quelques instants, à oublier les mafieux qui sont à ses trousses. Son métier est idéal, car il lui permet de changer constamment de lieu, en fonction de ses différents engagements. Tout le monde associe la vie d’interprète aux voyages. Ce n’est certainement pas faux mais, même si le travail proprement dit reste toujours le même, la fréquence des voyages et le type de destination dépendront énormément du domicile de l’interprète et de sa combinaison linguistique. En effet, si vous êtes basé à Genève ou à Bruxelles, qui concentrent un grand nombre de réunions, il se pourrait bien que vous ne voyagiez jamais, surtout si vous n’avez que des langues banales. En revanche, si vous habitez à Vienne ou à Londres, vous aurez souvent à vous déplacer, surtout si vous avez le russe ou le suédois. Les collègues qui sont domiciliés en Afrique ou en Asie font couramment de très longs voyages et passent la majeure partie de leur vie ailleurs que chez eux.

Le roman commence dans la petite localité de Senigallia, en Italie, d’où nous partons pour Lisbonne, puis Bruxelles ; nous visiterons ensuite le lac de Côme, Florence, Paris, Salonique, Prague, Tenerife, Tuscania (Italie), Malte, Londres et pour finir : retour à la case Florence, domicile de l’héroïne. Le roman décrit la vie presque ordinaire d’une interprète de conférence. Ce qui m’a intriguée, c’est que Sara Fazzan ne semble pas être en possession d’un ordinateur portable ni d’un téléphone mobile, ce qui est parfaitement inconcevable de nos jours. L’autre chose invraisemblable, c’est la romance avec un commissaire européen, mais c’était sans doute nécessaire pour les besoins de l’intrigue. N’oublions pas qu’il s’agit d’une œuvre de fiction et toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite !

Hauch der Hydra, par Helga Murauer, Collection Bitter Böse, éditions ViaTerra
ISBN 978-3-941970-04-5
Le roman n'est pas encore traduit en français.

Texte paru dans la revue Hieronymus (www.astti.ch), décembre 2011
Texte paru dans Communicate (www.aiic.net) en avril 2013
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1) Le personnage du chant de la mission, de John le Carré
2) Dans le précédent article, j’écrivais qu’il n’y avait jamais de cocktails à la fin de la journée de travail. Cela peut bien sûr arriver, mais nous devons souvent y travailler (discours de bienvenue, etc.)
3) Global English
4) Egalement l’abréviation de Bovine Spongiform Encephalopathy

Voir aussi: Le Chant de la Mission de John le Carré et The Summer Before the Dark de Doris Lessing



Interview de l’auteur:

Qu’est-ce qui vous a donné l’idée d’écrire ce roman? Ich habe wie viele Dolmetscher im Laufe meines Berufslebens gelegentlich kurze Gespräche, Bemerkungen etc. gehört, die unwissentlich bei offenem Mikrophon gemacht wurden und keineswegs einen öffentlichen Charakter hatten. Bei einer Plauderei mit Kolleginnen über diese Missgeschicke entstand die Idee, dies in einem Buch zusammen mit einigen wahren und vielen erfundenen Begebenheiten der italienischen Politik zu behandeln. Darüber hinaus wollte ich aber auch ein wenig über das Leben einer Konferenzdolmetscherin schreiben, die vorwiegend fern von ihrem Wohnort arbeitet - meine persönliche Erfahrung und natürlich auch die vieler Kolleginnen.

S’agit-il d’un premier roman? Qu’avez-vous écrit d’autre? Hauch der Hydra ist mein erster Roman. Ich habe außerdem einige Kurzkrimis in verschiedenen Anthologien und ein paar Essays und Reiseberichte in einer italienischen Zeitschrift veröffentlicht.

Dans quelle mesure est-ce autobiographique? Avez-vous entendu des choses que vous n’auriez pas dû entendre? L’héroïne a-t-elle la même combinaison linguistique que vous? Autobiografisch ist in meinem Text vor allem die Liebe zu den Sprachen, die Arbeit in der Kabine, die Reisen, die beschriebenen Orte, an denen ich auch gearbeitet habe. Wie Sara Fazzan lebte auch ich bis vor kurzem in Florenz, wohnte ebenfalls in der Altstadt und benutzte vor allem das Fahrrad als Transportmittel. Unsere Sprachkombination ist ebenfalls ähnlich, Portugiesisch habe ich aber nie gelernt. Sonst, glaube ich, ähneln wir uns nicht, außer natürlich das ganz unwillkürlich Persönliche, das beim Schaffen eines Charakters fast unvermeidlich mit einfließt.

Comment vos collègues ont-ils accueilli votre roman? Von meinen Kollegen habe ich viele sehr freundliche und positive Rückmeldungen bekommen, da sich wohl mehrere in Sara Fazzan wiedergefunden haben oder viele Parallelen zu ihrem Leben sahen.

Avez-vous d’autres projets littéraires? Zur Zeit arbeite ich an den letzten Kapiteln eines weiteren, ebenfalls politisch gefärbten Thrillers. Diesmal ist die Hauptfigur eine junge Geologin, die in Libyen in der Zeit von Gaddafis Machtergreifung für eine Erdölgesellschaft arbeitet. Es geht um Erdöl, Korruption, Wirtschaftsinteressen und wie Gaddafi seinen praktisch unblutigen Putsch vollbrachte, dazu kommt natürlich - wie könnte es anders sein - eine Liebesgeschichte, aber auch der Konflikt Israel/Palästina, der in den arabischen Ländern immer präsent war. Ich habe selbst sechs Jahre in Libyen gelebt und war auch zu jener Zeit in Tripolis.

Où peut-on se procurer votre roman? Hauch der Hydra kann bei www.amazon.de, direkt beim Verlag (www.viaterra-verlag.de) oder im Buchhandel bestellt werden.

dimanche 20 novembre 2011

La Revue 2011 - Double cuvée


Cela va bientôt faire vingt ans que je vais voir la Revue genevoise. Ma première fois était aussi celle de Marie-Thérèse Porchet, son personnage y a été créé (1993), cela vous donne une idée de ma fidélité à ce spectacle populaire, qui revient chaque année avec la régularité des vendanges. Depuis trois ans, une nouvelle équipe a repris la création du spectacle, à savoir Philippe Cohen et Gaspard Boesch. Ils ont bien évidemment apporté un style tout neuf, un langage scénique et humoristique qui est le leur, sans rapport avec ce qui se faisait autrefois.

S’il est vrai que leur première cuvée m’avait plutôt séduite, avec de nombreuses innovations et créations, j’avais déjà été dérangée et frustrée par une écriture beaucoup trop dense. Même si les comédiens professionnels font de leur mieux pour bien articuler, pour le spectateur qui écoute, sur une durée de 2 x 1h30, cela finit par devenir difficile à assimiler et on renonce à essayer de suivre le texte, surtout dans les chansons. J’avais aussi observé que la musique avait été choisie dans la discothèque personnelle et favorite du metteur en scène.


Marie-Thérèse Porchet au Cirque Knie

En cette année 2011, au troisième spectacle du duo Cohen-Boesch, je me suis carrément ennuyée. Le cahier des charges précise-t-il que la Revue a pour but d’épingler l’actualité genevoise? Ils ont certes parlé de Pierre-François Unger, qui cherche à maigrir et qui fait des mamourettes au téléphones (on en parle tous les jours dans la presse, n’est-ce pas?); de Michèle Künzler qui est régulièrement saisie de vomissements (ah, oui, c’est bien connu); de Robert Cramer qui a un penchant pour la boisson (sont-ils au courant qu’il ne siège plus qu’à Berne? et ce gag commence à être vraiment éculé); d’Eric Stauffer qui se bagarre avec un parfait inconnu au bar du Conseil municipal - l’effet de ralenti était certes excellent, mais ils auraient dû le faire se battre avec un opposant quelconque, même symbolique, plutôt que, sans doute, le vrai protagoniste de l’affaire; ils ont étrangement épargné Sandrine Salerno, qui n’est mentionnée qu’en passant, alors qu’il y aurait de quoi faire un spectacle tout entier rien que sur elle; Darius Rochebin et Pascal Décaillet qui font des erreurs de liaison: c’est peut-être le cas, je ne regarde jamais la télé, mais je n’ai jamais entendu parler de ce problème; on les couvre de logos de sponsors, comme pour laisser entendre qu’ils se font acheter de toutes parts: gag ou intox? Un sketch sur DSK, une affaire bien genevoise en effet.... qui leur a permis de bien placer le logo de leur sponsor, le fitness Harmony à Balexert, 400,- de remise sur l’abonnement annuel, nous apprend le programme. Ils ont aussi réussi à citer un autre de leurs sponsors sur scène: IKEA. Pas un seul mot sur les frontaliers et le fait que ce sont de plus en plus souvent des Genevois qui ne trouvent pas à se loger; rien sur la manie du iPhone, du iPad, du iPod et autres tablettes; pas un mot sur la glauquitude de la gare ni son chantier. Il n’y avait que deux sketches qui étaient vraiment réussis selon moi: Genève en tant que Monopoly et Il était une fois la Rivolution, le printemps arabe façon Sergio Leone. Ça n’a pas vraiment sa place dans la Revue genevoise, mais peu importe, c’était très réussi. Ou encore Fukushima, avec Georges Baumgartner, à la rigueur.

Me sentant orpheline de l’ancienne Revue, certes beaucoup plus popu et bon enfant mais qui fait rire avec le gras du bide, je suis allée voir celle qui passait aux Automnales (ancienne Foire de Genève, précédemment Salon des Arts ménagers), avec une partie de l’ancienne équipe (Thierry Meury). Cinquante minutes, deux jolies danseuses en petite tenue, deux comédiennes, deux comédiens et un petit papy qui jouait du piano façon cabaret. Quel bonheur! Un petit spectacle sincère et sans prétentions, qui a abordé: les chantiers qui transforment la ville en labyrinthe, les cycloterroristes, les primes d’assurance maladie, la difficulté de trouver un emploi où un logement, l’eau minérale qui coûte plus cher que le vin au bistrot, les bénévoles Nez Rouge... bref, rien que des sujets très quotidiens, dans lesquels le spectateur peut se retrouver. Ils ont, eux aussi, fait un sketch sur DSK, sur la chanson d’Aznavour: les ennuis, les vautours, les emmerdes!


Thierry Meury en Aimé Pouly, dans l'ancienne Revue

S’il y a bien une chose que la nouvelle équipe n’a pas comprise, c’est que le principe d’une revue, même celles qu’on fait dans les mariages, est de prendre des chansons que tout le monde connaît et de les choisir en fonction de leurs paroles, qu’on ne modifie que légèrement. De façon générale, je trouve la nouvelle mouture très française, on n’a pas l’impression que ceux qui la créent soient du terroir. Gaspard Boesch essaie certes de faire le Niolu, le personnage du vieux g’nevois râleur et ronchon que Jo-Johnny faisait à la perfection, mais ça ne passe pas. On dirait un de ces Français méprisants et arrogants qui se moquent des ploucs genevois. Ils ont fait un sketch très mystérieux sur «le concierge d’école le mieux payé au monde». Ça ressemble à un règlement de comptes personnel - idem pour le sketch sur Anne Bisang - en tout cas, je n’y ai rien compris. Je n’ai rien pigé non plus aux paroles du sketch sur Sami Kanaan qui, parce qu’il est d’origine libanaise, a été illustré comme danseur oriental. J’espère qu’il ne leur a pas fallu trois mois pour pondre cette idée-là!

Le montage du spectacle annuel de la Revue devrait bientôt être remis au concours, j’ai hâte de voir si Cohen-Boesch remporteront à nouveau le contrat. Quoi qu’il en soit, j’attendrai de voir qui sera aux commandes avant d’y retourner. Le Petit Casino semble toutefois afficher complet, ma foi, ils ont trouvé leur public, même si ce n’est plus le même qu’autrefois. En sortant de la Revue des Automnales, j’ai entendu une dame dire à son compagnon exactement ce que je pense.

Alors rendez-vous en 2012, à la Revue des Automnales!


Jo-Johnny dans l'ancienne Revue

http://www.larvue.ch/larvue_wp/
http://automnales.ch/fr/animations/la-revue-des-automnales-0-2634

dimanche 30 octobre 2011

La vieillesse vient (mal) accompagnée


... ou Vanhuus ei tule yksin - proverbe finlandais

Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait... ils sont nombreux, les proverbes et dictons sur le passage des ans. Jeune, on se croit éternel et indestructible. Plus on avance en âge et plus on devient prudent, attentif, on surveille sa tension et son cholestérol, on se soumet à toutes sortes de dépistages. Plus on commence tôt à soigner son enveloppe mortelle et meilleures sont les chances de bien vivre le crépuscule de sa vie. C’est un peu comme le capital-soleil, il faut accumuler des points-fitness et les investir pour l’avenir.

Oncques bon cheval ne devint rosse

Différents scénarios du troisième âge sont en train de se dérouler autour de moi. Certains ont des parents qui partent en vacances à moto, mais c’est plutôt l’exception. D’autres sont de petits vieux plus ou moins en forme, mais petit à petit, la vue et l’ouïe baissent et il leur devient de plus en plus difficile de se déplacer. Avoir besoin de lunettes de lecture n’est qu’une première étape, fort bénigne. Vient ensuite le jour où on doit se résoudre à renoncer à conduire ou encore à entrer en maison de retraite. Ils ont sans doute de la chance, ceux qui quittent cette vallée de larmes avant de devoir franchir cette étape. Il ne doit pas être facile de devoir quitter sa maison, sachant qu’on n’y reviendra plus jamais. Une de mes amies a connu la pénible expérience de devoir mettre ses deux parents, simultanément, en pension; constatant que leur chambre était bien grande, son père lui a proposé, le plus sérieusement du monde, de venir s’y installer avec eux. Toutefois, en les plaçant ensemble, elle a évité de les séparer en les rendant solitaires et malheureux tous les deux. Il est très difficile de convaincre ses parents que le moment est venu de faire ses bagages et de franchir la première étape du Grand Voyage ; "Je ne veux pas y aller, il n’y a que des vieux" est une phrase couramment entendue dans ces circonstances.

L'oisiveté de la jeunesse prépare tourments pour la vieillesse – proverbe breton



Certaines veuves connaissent une nouvelle jeunesse après le décès de leur mari. Comme le voulaient les us et coutumes de leur époque, elles ont consacré toute leur vie à leur époux et à leurs enfants. Une fois libérées des chaînes du mariage, elles peuvent enfin être elles-mêmes et vivre quelques années en tant qu’êtres autonomes. Celles ou ceux dont le conjoint souffre de démence ont moins de chance. J’en connais qui passent les dix, quinze ou vingt dernières années de leur vie à rendre visite à un légume qui ne les reconnaît même plus; et ils ont encore de la chance si le légume en question est aimable, ce qui n’est pas forcément toujours le cas. Là non plus, la séparation n’est pas aisée ni facile. C’est à se demander ce qui est le plus douloureux, le décès du partenaire ou sa disparition du fait d’une maladie de l’esprit.


La vieillesse est un triste compagnon de route - proverbe danois

Ceux et celles qui passent leurs vieux jours à la maison, fût-ce seuls, ont beaucoup de chance, même si cela nécessite un certain apprentissage et certains aménagements. Les baignoires deviennent difficiles, voire dangereuses, la douche doit être assez grande pour qu’on puisse y mettre une chaise; il faut s’équiper d’une télé-alarme, en cas de chute; prévoir des livraisons de repas à domicile; avoir des voisins bienveillants qui vérifient de temps en temps que tout va bien. Les plus courageux apprennent à utiliser internet et le courrier électronique, qui offrent une formidable ouverture vers l’extérieur et permettent de rester en contact avec d’anciens amis ou la parenté. Les personnes âgées sont d’ailleurs très nombreuses parmi les utilisateurs de facebook. Tout comme la télé, cela permet de se sentir moins seul et moins coupé du monde.



Vieillir est ennuyeux, mais c'est le seul moyen que l'on ait trouvé de vivre longtemps.
 Charles-Augustin Sainte-Beuve

Les mamies et les papys ont tendance à vivre dans le passé et à remâcher leurs souvenirs, plus ou moins heureux, selon le cas. La mémoire flanche avec l’âge qui avance et les temps anciens sont souvent plus présents dans leur esprit que les événements de la veille. Une façon de mettre cela à profit de façon utile pourrait être de rédiger ses mémoires. Même si ces oeuvres ne seront en rien comparables aux biographies des grands hommes, cela peut néanmoins faire plaisir à la descendance. Le monde a tant changé au cours du siècle écoulé que les jeunes d’aujourd’hui n’ont aucune idée de ce que c’est de vivre sans électricité (sans iPhone!) et sans eau courante. L’exercice permettra sans doute aussi une certaine catharsis, qui libérera l’auteur de ses regrets passés et de toutes ses vieilles rancunes. Une infirmière australienne a pu observer de nombreuses personnes âgées au seuil de leur mort et a fait une synthèse de ce qui leur pèse le plus au moment du Grand Départ *), une lecture fort instructive pour les vivants aussi.

On croit souvent que le couple est un rempart contre la solitude. Bienheureux ceux qui parviennent à vieillir avec leur conjoint, mais leur douleur est d’autant plus cruelle quand leur moitié doit naître au ciel, comme disent les animistes. Savoir vivre en solitaire demande tout un apprentissage.



C’est grand-peine d’être vieux, mais ne l’est pas qui veut.» Gabriel Meurier



A lire : Veuf de Jean-Louis Fournier, éditions Stock
A voir : La petite chambre de Stéphanie Chuat, Véronique Reymond

mercredi 12 octobre 2011

Le carnaval des animaux


Sur une pierre tombale chauffée par le soleil, un chat se prélassait comme seuls savent le faire ces bienheureuses bêtes. Ci-gît Aymeric de Lallumyère 1764-1801, Homme pieux, grand patriote, bienfaiteur aimé de tous. Ses autres prouesses ont été dévorées par la mousse et par le temps. En face de lui, une femme termine son pique-nique à la hâte. Déjà 13 :15, son patron l’attend, ainsi qu’une pile de dossiers à traiter. Un dernier rayon de soleil, un dernier coup d’œil au paisible matou et elle se met en route. A peine est-elle sortie du cimetière que le tumulte de la ville réduit à néant ces quelques instants de calme. Bus, tram, bruit et poussières, un vélo la frôle, coups de klaxon, elle attend sagement que le feu passe au vert. De l’autre côté de la rue, Charlène et Albert lui sourient d’un air princier. A ses côté, un jeune tatoué et piercé s’élance sur son skateboard. Attendre aux feux, c’est pour les vieux. Lui aussi est pressé, il a rendez-vous avec ses potes au skatepark. Il échappe de peu à un taxi qui l’envoie au diable, lui et tous ceux de son espèce. Le chauffeur doit arriver au plus vite à la gare, son client ne peut pas se permettre de rater son train.


Sur une butte aux confins de la ville, un paon fait la roue, des cochons laineux farfouillent dans la boue de leur museau pendant qu’un charmant bambin arrache les feuilles d’un buisson qui n’a pourtant rien fait pour mériter ça. Une armada de chiens s’ébat sur une vaste étendue herbeuse en courant vainement après des bâtons dont leurs maîtres semblent vouloir constamment se défaire. Des framboises poussent sans faire de bruit dans les jardins familiaux adjacents. Ah! quelle merveilleuse quiétude! Dire qu’en contrebas, les bus vrombissent, les motos pétaradent et les cyclistes font leur numéro de haute-voltige. Deux mondes parallèles qui ignorent tout l’un de l’autre.


Un samedi sur la Grande Plaine. Des éléphants piétinent, des lions paressent, des poneys tournent en rond. Une tribu nomade se protège du soleil à l’ombre d’un half-pipe sur lequel des adolescents dépensent leur trop-plein d’énergie. On voit de tout par ici, des flâneurs de tous âges et de toutes les couleurs, les uns sont là pour acheter, les autres pour musarder. On y trouve de vieux livres, des chapeaux, des olives et des amandes, des bijoux, des chaises et des tableaux. Une ambulance longe ce petit monde sur une tangente, deux droites destinées à ne jamais se rencontrer.


Pendant ce temps-là, les téléphones sonnent sans discontinuer dans l’étude Lambert & Lambert. Cela fait belle lurette que les télex ne crépitent plus, les courriels et les textos ayant pris le relais depuis bien longtemps. Deux partenaires de l’étude négocient âprement avec leur client via Skype, il n’y a pas une seconde à perdre. Dans un bureau adjacent, les secrétaires s’affairent à écrire des lettres ou à classer des documents très importants. Là non plus, il n’y a pas une minute à perdre. C’est alors qu’un pigeon vient se poser sur le rebord de la fenêtre et jette un regard incrédule et scandalisé dans la cuisine: la machine à café se morfond, personne ne semble avoir le temps ici de venir la faire chanter.


Deux étages plus bas, dans le sous-sol, Lady Gaga s’époumonne en criant Just Dance! Une vingtaine de femmes en tops et en leggings lèvent leurs gambettes en rythme pendant que leur prof de gym scande: «Huit ! Sept ! Six ! Allez, allez ! C’est bientôt fini !» La sueur coule, les calories fondent mais les esprits rêvent de filets de perches, avec des frites et de la sauce tartare, s’il vous plaît! Par la fenêtre, on voit défiler les pieds des passants, les roues des poussettes et les pattes des chiens.


En route pour l’Andalousie, Fritz la cigogne voit tout cela de très haut. Que de frénésie, que de hâte, de cupidité et d’ambition! Les citadins semblent vouloir aller toujours plus vite, toujours plus loin, travailler plus pour gagner plus, pour avoir une plus belle voiture, perdre quelques centimètres pour être encore plus belle et désirable, se dépêcher pour ne pas rater son train, son bus, son cours de yoga, arriver au supermarché avant qu’il ne ferme. Mais Fritz s’en moque. Il ira se poser, comme chaque année, sur une tourelle de la cathédrale de Salamanque et laissera derrière lui le vacarme des carrousels de la fête, le tumulte du défilé des travestis ainsi que la pétarade des feux d’artifice. Pour faire la fête, les humains ont besoin de faire du bruit, beaucoup de bruit.


Fièrement perché sur son nid, Fritz fera entendre son claquètement qui ira se mêler au son des castagnettes et du cante jondo. Autres lieux, autres sons, autres parfums et autres lumières. Et pourtant, c’est la même planète.


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Texte présenté au concours littéraire organisé par les bibliothèques de Carouge « La ville invisible : Au-delà des larges avenues, derrière les façades rénovées, il y a dans la ville des architectures faites des empreintes de ceux qui l’habitent, la traversent ou la modifient par leur présence. »

Les textes primés :

http://www.carouge.ch/jahia/webdav/site/carouge/shared/Bibliotheque/docs/Plaquette%20Ville%20invisible%20%28concours%20litteraire%29.pdf