Synopsis :
Fils naturel d'un missionnaire catholique irlandais et d'une villageoise congolaise, Bruno Salvador, alias Salvo, a gardé de son enfance africaine une passion immodérée pour les langues. Devenu interprète éminent, il est régulièrement sollicité par de grandes entreprises et des tribunaux, mais aussi par le Renseignement britannique. Envoyé sur une île perdue pour une mission d'interprétariat lors d'une conférence secrète entre des bailleurs de fonds occidentaux et des chefs de guerre rivaux dont l'objectif affiché est de rétablir l'ordre et la paix en République démocratique du Congo, il devient malgré lui le seul témoin des machinations cyniques qui s'ourdissent dans l'ombre pour dépouiller de ses richesses un pays déjà ravagé par la guerre. Or l'amour qu'il porte à Hannah, la belle infirmière congolaise, a rallumé en lui l'étincelle de la conscience africaine qui couvait sous l'éducation catholique rigide jadis reçue à l'école de la Mission. Le naïf Salvo saura-t-il s'affranchir des inhibitions qui le brident pour devenir le héros d'un noble et dangereux combat ?
La profession d’interprète de conférence est auréolée de glamour, de mystère et de fascination. The Mission Song de John le Carré
1) reprend un à un tous les clichés et tous les poncifs qui circulent à notre sujet : les interprètes sont des demi-dieux qui tutoient les grands de ce monde ; ils voyagent en classe affaires et descendent dans les hôtels de standing, car rien de moins grandiose ne rendrait justice à leur gloire. Que de fadaises !
Voyons un peu ce que cela donne. Le personnage principal de ce roman, Bruno Salvador, annonce la couleur dès la deuxième phrase en indiquant quelle est sa profession :
I am […] by profession a top interpreter of Swahili and […] the languages of the Eastern Congo […] hence my mastery of French 2). Voilà de quoi nous laisser perplexes. Personnellement, je ne connais aucun interprète qui déclamerait urbi et orbi qu’il est parmi les meilleurs de sa profession. On imagine tout aussi mal une cantatrice ou un chirurgien se présenter ainsi : je suis une personne éminente, c’est moi le meilleur. En outre, on comprend mal s’il interprète vers le swahili à partir du français ou vers l’anglais à partir du lingala. Ainsi, dès la première page, l’auteur étale au grand jour sa parfaite incompréhension de notre profession, ce qu’il confirme d’ailleurs au fil des pages suivantes. En effet, notre héros interprète dans tous les sens, même entre langues africaines. Il œuvre toujours seul, plusieurs heures d’affilée et son travail consiste essentiellement à être au service de la police ou de l’hôpital. Il sert de truchement entre ces instances et quelque pauvre diable africain. Voilà ce qu’il appelle être un
top interpreter alors qu’en réalité, cela s’appelle être interprète communautaire, une variante de la profession qui ne demande aucune formation particulière, si ce n’est de savoir l’albanais, l’arabe ou l’urdu, selon la vague de réfugiés du moment. Il dit avoir un
Master of Science degree in Translation and Public Service Interpreting. Pardon ? Il a aussi réalisé de nombreux
interpreterships. Pas sûr qu’on trouve ce mot dans le dictionnaire…
3) Le terme top interpreter me ferait à la rigueur penser à ceux de mes collègues qui travaillent pour le G20 ou au sommet de Davos, mais ils n’utiliseront jamais ce qualificatif en parlant d’eux-mêmes, étant donné que, dès le contrat suivant, ils feront une réunion parfaitement terre à terre, sans le moindre chef d’Etat à l’horizon. Notre profession nous permet certes parfois de côtoyer, de très loin et cachés dans nos cabines, des gens qui ont leur photo dans le journal, mais elle nous contraint aussi constamment à rester humbles et à ne faire que de l’à-peu-près, étant donné qu’il nous est impossible de chercher le mot exact sur l’instant si nous ne le connaissons pas.
C’est la femme du héros, journaliste, qui travaille jusqu’à pas d’heure et qui lui téléphone pour lui dire qu’elle est retenue par une interview très importante. Du coup, il va passer la soirée tout seul au cybercafé. Le roman a été écrit en 2006, date à laquelle tout interprète digne de ce nom a un laptop et la WiFi à la maison. A l’hôpital, ce sont les infirmières qui lui donnent des instructions, voire des ordres, et qui signent un rapport attestant de la qualité satisfaisante du travail effectué, ce qui ne se fait évidemment jamais. Bruno Salvador travaille en free-lance. A qui va-t-il donc présenter son rapport de mission ? Les infirmières le prient instamment de répéter fidèlement les questions à interpréter, ce qui est une insulte : demanderait-on à un dentiste de bien faire son plombage ? Notons en outre qu’il n’y a personne d’autre que les infirmières pour prendre note des réponses du patient rwandais. Une des infirmières étant congolaise, Bruno Salvador interprète de swahili en kinyarwanda et retour, bien évidemment.
Les traducteurs ne sont pas en reste dans ce roman, jugez plutôt :
Never mistake, please, your mere translator for your top interpreter. An interpreter is a translator, true, but not the other way round. A translator can be anyone with half a language skill and a dictionary and a desk to sit at while he burns the midnight oil : pensioned-off Polish cavalry officers, underpaid teachers, and anyone else who is prepared to sell his soul for seventy quid a thousand. He has nothing in common with the simultaneous interpreter sweating it out through six hours of complex negociations. Your top interpreter has to think as fast as a numbers boy in a coloured jacket buying financial futures. Better sometimes if he doesn’t think at all, but orders the spinning cogs on both sides of his head to mesh together, then sits back and waits to see what pours out of his mouth (p.14). On reste sans voix. La seule chose qui soit en partie exacte, c’est qu’il vaut mieux parfois ne pas réfléchir à ce qu’on dit, parce que le raisonnement de l’orateur n’est pas toujours parfaitement limpide ni cohérent.
Non seulement nous ne travaillons pas plus de trois heures à deux en cabine
4), mais il n’arrive jamais au grand jamais qu’au terme de la journée –
between close of business and the cocktail frenzy – les délégués viennent vers nous en disant :
Hey, Salvo… ! 5) Les délégués prennent grand soin de nous ignorer car, à leurs yeux, nous faisons partie du personnel, au même titre que les huissiers et les femmes de ménage. Ils ne connaissent bien évidemment pas nos prénoms. Ils ne connaissent d’ailleurs pas nos noms de famille non plus. Quant au mythe des cocktails façon jet set, vous repasserez. Non seulement il n’y a pas de cocktails, mais, une fois le travail terminé, tout le monde détale, comme des rats quittant le navire, qui pour aller chercher ses enfants, qui pour se rendre à son cours de yoga, de gym ou de tango, ou simplement faire des courses. Nous menons des vies très prosaïques en somme, contrairement à ce que veut la légende, qui a décidément la vie dure.
Les interprètes de le Carré exécutent d’autres tâches que nous, comme la transcription des enregistrements, sans doute obtenus au moyen d’écoutes placées ici ou là, assis chacun seul dans une cabine, dans une salle contenant quarante
cubicles, supervisées par un
floor manager installé sur une galerie dominant le tout
(p.40). Notre
top interpreter se sent très fier de travailler pour MI6. Une de nos collègues anglaise a en effet travaillé de la sorte, il y a fort longtemps, mais cela n’a rien à voir avec de l’interprétation, bien que cela puisse servir de passerelle vers ce métier.
Un peu plus loin
(p.60), Bruno Salvador raconte qu’il lui arrive d’avoir le privilège d’assister à des
high-level conferences, où les délégués prononcent tous leur discours en anglais à la tribune. Forcément, puisque c’est international. C’est dans les corridors qu’il officie, servant de lien entre les délégués, dans leurs langues respectives, en aller-retour
6), cela va de soi. Dommage qu’il ne nous explique pas comment les délégués trouvent l’interprète qu’il leur faut. Suffit-il de traîner au bar en attendant qu’on vous harponne en passant ? C’est bien évidemment l’inverse qui se passe dans la réalité : chaque organisation a un chef interprète qui répartit les équipes dans les cabines des différentes salles, en fonction des langues demandées et des horaires de travail. Il est inconcevable que nous allions faire des heures supplémentaires dans les corridors ou au bar, c’est probablement même interdit. Ce serait en tout cas très mal vu. Nous pouvons bien sûr rendre service à quelqu’un qui ne sait pas comment prendre son ticket de bus, mais cela s’arrête là.
People expect their interpreters to be small, studious and bespectacled (p.57). Ouf ! Moi qui craignais plutôt qu’on ne nous imagine toutes en tailleur Mugler et sac YSL (costard Hugo Boss et cravate Hermès pour les messieurs). A vrai dire, on trouve de tout parmi nos rangs : des petits et des gros, des jeunes et des (parfois très) vieux, des Birkenstock ou des Vuitton. Pas de gothiques ou de punks heavy metal toutefois, je vous rassure.
Non seulement notre ami anglophone traduit un contrat, donc un texte de nature juridique, de français en swahili, mais il pratique aussi une sorte de simultanée spontanée sans cabine, vers le français cette fois-ci, qui n’est pas vraiment de la consécutive non plus, puisqu’il termine quasiment en même temps que l’orateur
(p.127). Il nous donne en passant un précieux tuyau : il parle sur un ton monotone en fixant une bouteille de Perrier placée devant lui, pour ne pas regarder son public dans les yeux. En effet, cela risquerait de créer une connivence immédiate avec l’un ou l’autre des participants, ce qui nuirait bien sûr à l’objectivité de son travail. A l’ETI
7), on nous apprend, au contraire, à lever le nez de notre bloc-notes (en cas de véritable consécutive) afin de nous adresser à ceux qui nous écoutent. C’est la moindre des politesses. Lorsque l’orateur boit une gorgée d’eau à la fin de son intervention, Bruno Salvador fait de même, non pas parce qu’il aurait soif, mais parce qu’il habite entièrement la personne qu’il interprète.
I become what I render (p.127). Je n’invente rien. Et lorsque le discours comporte des noms propres français, il ne les répète pas. On voit mal ce que ça donne dans la pratique : il suit l’orateur, mais laisse un blanc quand celui-ci prononce des noms français ? Par exemple : "En arrivant à l’aéroport … vous prenez le train jusqu’à la gare de … puis vous suivez le Boulevard … ". Décidément, non, ça ne marche pas comme ça.
Toutes les grandes conférences internationales, c’est bien connu, ont des imprévus, des
cock-ups comme les appelle l’auteur.
At any other conference, I would have taken matters over at this point, because top interpreters must always be prepared to act as diplomats when called upon and I have done so on many an occasion (p.123). Mais où diable va-t-il chercher tout ça ? Quand on pense que nous devons éviter à tout prix de descendre dans la salle chercher des copies du document dont ils sont en train de parler ! Un interprète est désigné chef d’équipe et c’est à lui seul d’interagir avec les participants, en demandant parfois le feu vert de son supérieur avant d’aller se faire remarquer. Quant à jouer les diplomates, le ciel nous en préserve ! Nous sommes rarement au courant des enjeux de la discussion et nous sommes bien les derniers à qui on demandera d’intervenir.
Le héros se plaint ensuite de ne pas être mis au courant de toutes les intrigues liées à l’opération pour laquelle il travaille :
I’m just the interpreter (p.182), constate-t-il avec amertume. Eh oui, c’est bien là notre sort, répéter les choses dans une autre langue et rien d’autre. On ne nous demande pas notre avis et on ne va certainement pas nous mettre dans le secret des dieux, tout comme un traducteur ne saura pas ce qui se trame dans l’entreprise dont il traduit le rapport annuel. Au cours de sa mission, Salvo se voit confier le même genre de tâches qu’il exécutait pour MI6, dans le
Chat Room, à savoir traduire des écoutes. Mais pendant qu’il fait ce qu’on imagine être de la simultanée, avec des écouteurs sur la tête, il prend des notes,
what Mr Anderson likes to call my Babylonian cuneiform […] a bit of speedwriting, a bit of shorthand (p.180). Eh bien justement non : les notes de consécutive devraient être faites de symboles, ce qui facilite le passage d’une langue à l’autre. Décrypter de la sténo française ne favorise pas la consécutive vers l’anglais et prendre des notes en sténo anglaise en écoutant du français vous fait perdre de précieuses ressources (temps, mémoire). Une fois de plus, le Carré n’a pas fait son travail de documentation sur notre profession. Salvo restitue fidèlement ce qu’il entend dans ses écouteurs, sans censurer ou arranger comme le font certains de ses collègues, nous dit-il. C’est sans doute un fantasme très tentant, toutefois, la supercherie serait très vite découverte et il n’y aura plus qu’à se recycler dans un métier qui ne nécessite aucun rapport de confiance. Imaginez un peu qu’on doive recruter les interprètes en fonction de leurs opinions politiques et de leur religion, pour être sûr qu’ils ne trahissent pas le message. Un traducteur arrangerait-il le texte à traduire pour qu’il soit plus conforme à ses propres idées ? Ensuite, notre
top interpreter, écoutant deux Africains parler leur langue ethnique, ne comprend pas Union Minière des Grands Lacs, alors qu’il maîtrise par ailleurs suffisamment bien le français pour interpréter vers cette langue. Il n’est finalement pas si top que ça… Et il garde ses écouteurs sur la tête alors que la séance d’écoute est terminée. Un défaut professionnel sans doute. C’est ce qui lui permettra d’entendre des choses secrètes !
Ses clients ou employeurs, comme on voudra, lui disent constamment :
Tell them that, will you, old boy (chapitre 12). Non seulement il ne devrait pas être nécessaire de lui dire ce qu’il a à faire, mais ce ton paternaliste et condescendant est intolérable et inconcevable dans la vraie vie. En français, ça donne : "Dites-leur ça aussi, mon vieux".
Bruno Salvador ne travaille jamais réellement en simultanée. Il interprète à l’hôpital ou dans des corridors et, à l’occasion de la conférence secrète du roman, il fait une sorte de chuchotage. La seule fois où il a des écouteurs sur le crâne, il prend des notes en sténo. Il nous explique que sa technique prévoit des notes spéciales dans la marge pour indiquer les nuances
(p.221) : une plaisanterie, des insinuations, du sarcasme, quoique le sarcasme ne se laisse pas aisément interpréter. Ma foi, ça n’engage que lui.
Ses clients insistent constamment pour qu’il participe à leurs cocktails et à leur repas, ce qu’il accepte bien évidemment, car
a top interpreter must never be a killjoy (p.223). On ne cesse de l’admirer et de le féliciter, il est au centre de l’attention de tous et on le remercie à la fin de son contrat,
though not lavishly (p.218). Eh bien,
welcome to the real world ! Après avoir été couvert de louanges et de remerciements, il se voit remettre une enveloppe contenant 7.000 USD en liquide pour 24 heures de travail, certes entièrement seul et sans la moindre pause. C’est un montant tout à fait conforme à l’idée répandue qui veut que les interprètes soient surpayés. Merci John d’enfoncer le clou ! A mon avis, même les vrais
top interpreters, ceux qui travaillent pour la CIA ou le Quai d’Orsay, ne sont pas payés autant que ça. Une fois de retour en Angleterre, il raconte à sa maîtresse tout se qui s’est passé pendant les négociations secrètes. No comment.
Dans ce roman, il y a toutefois une bonne idée qui vaut la peine d’être retenue. Quelqu’un demande à Bruno Salvador – ou à Brian Sinclair, car on lui a donné une identité secrète le temps de cette mission – quelles langues il interprète. Il répond qu’il n’a pas le droit de le dire!
(p.254) Quand je pense au nombre de fois qu’on m’a posé cette question, multiplié par tous mes collègues qui ont aussi eu à y répondre, je m’étonne que personne n’ait encore songé à répliquer ça.
Bruno Salvador a laissé son cœur en Afrique, où il a passé son enfance, et ne peut tolérer de rester passif face à l’outrage imminent dont il a eu connaissance en sa qualité de
sound-thief, un qualificatif qu’il s’attribue volontiers. C’est pourquoi il entreprend de retranscrire ses notes de consécutive environ 24 heures après les avoir prises. N’importe quel interprète
worth his salt vous dira que c’est tout simplement impossible. Nous nous focalisons tant sur le message à transposer, en évacuant chaque phrase pour faire place à la suivante, que nous avons beaucoup de peine à nous rappeler ce qui est passé par nos oreilles. Quant à relire des notes qui ne servent que de béquille à une mémoire à très court terme, on peut certes essayer, mais à mon avis c’est une preuve qui ne vaudra pas tripette devant un tribunal.
Ce qui est affligeant dans ce roman, c’est qu’il n’y a absolument rien qui corresponde à la réalité, du début à la fin. En effet, notre
top interpreter déballe des secrets d’Etat à sa maîtresse et va ensuite tout révéler à la presse. De mémoire d’homme, aucun interprète n’a jamais trahi le secret professionnel. C’est sans doute dû au fait que nous oublions tout ce que nous avons entendu aussitôt que nous quittons la cabine, mais aussi au fait que cela équivaudrait à scier la branche sur laquelle nous sommes assis. Imaginez donc un médecin qui irait révéler tout ce qu’il a entendu dans l’intimité de son cabinet. Un suicide professionnel. Les écuyers et les gardes du corps n’ont, ma foi, pas ces scrupules.
A la fin du roman, notre héros est déchu de sa nationalité britannique, pour haute trahison. Il écrit au fils de sa maîtresse :
An interpreter, even a top one, when he has nothing to interpret except himself, is a man adrift (p.330). En d’autres termes, si vous avez d’autres occupations que votre travail, vous n’êtes pas un vrai de vrai et vous n’êtes en tout cas pas top. Il est intéressant de constater que l’auteur remercie différentes personnes qui lui ont permis de se documenter sur les mercenaires, sur le métier d’infirmière et sur le Congo oriental. Il n’a pas jugé bon de se renseigner sur notre profession, ayant sans doute eu besoin de modeler la chose sur le déroulement de sa narration.
Quant au roman en tant que tel, l’intrigue est à la fois simple et compliquée. J’avoue que j’ai renoncé à suivre les différentes ethnies et leurs chefs respectifs. Le texte est hautement répétitif – chaque fois qu’il regarde l’heure, c’est toujours sur la montre de sa tante Imelda. Disons que si Harlan Coben et Barbara Cartland avaient un enfant, il écrirait sans doute un livre de cette trempe.