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mardi 15 mai 2012

De la difficulté à s’intégrer

Votre serviteur sur la table, en 1960
Ma famille a quitté la Finlande en 1964, cela fait près d’un demi-siècle. Ma mère a passé la majeure partie de sa vie à l’étranger. De plus, elle a dû quitter le village de son enfance en 1939, à l’âge de 10 ans, pour échapper aux grosses bottes soviétiques. Elle ne s’est jamais vraiment remise de ce premier déracinement et le deuxième, en 1964, reste gravé au plus profond de son âme.

C'est l'année où nous sommes partis pour l’Allemagne, le pays ami et allié qui nous a aidés à résister aux Russes et à rester en-deçà du rideau de fer. C’était aussi le pays dont les troupes ont mis le feu à la Laponie avant de se retirer. Mais c’est foncièrement un pays dont la mentalité nous est proche, d’autant plus que la Finlande a été fortement marquée par le réformateur allemand Martin Luther et que la culture de notre pays est profondément protestante. Notre séjour ne devait être que provisoire, ce qui a rendu la chose bien plus facile.

La période allemande
En 1967, nous sommes partis pour la Suisse, plus précisément Genève. Il a fallu changer de langue, changer de style et de mentalité, bien que la Suisse reste encore assez proche de l’Allemagne. Mais Genève, c’est presque déjà la France.... J’avais six ans et demie à l’époque et je me suis fondue dans le paysage sans même m’en rendre compte. J’ai appris à lire et à compter en français, alors que j’avais fait le jardin d’enfants en allemand, et je jouais au Monopoly en anglais avec nos voisins américains. J’ai aussi appris à fêter le Fourth of July et Halloween - tout comme l’Escalade - et je chantais Obladi-Oblada des Beatles par coeur. Mon père restait dans sa sphère professionnelle et rentrait le soir dans sa famille, où nous parlions finnois. Quant à ma mère... elle a bien dû se débrouiller pour apprendre à demander des côtelettes chez le boucher ou à communiquer avec le concierge italien. Nous avons tous fini par trouver nos marques et à suivre des chemins qui nous sont devenus familiers.

La période genevoise

En 1974, ce fut le tremblement de terre: IBM Europe ferme ses bureaux en Suisse. Mon père avait le choix entre être muté à Paris, Milan, New York ou Bruxelles (La Hulpe). J’y repense beaucoup ces jours-ci, où les employés de Merck Serono 1) se voient offrir le choix entre Boston, Pékin, Darmstadt ou la porte. Il a choisi la Wallonie, ce qui m’a permis de rester en terrain francophone. La transition a été beaucoup plus difficile cette fois-ci. Etait-ce parce que nous étions tous plus vieux, donc moins souples? Etait-ce parce que nous étions, pour la première fois, en terres catholiques, c’est-à-dire dans une sphère culturelle qui nous était inconnue? Etait-ce parce que la Belgique n’a pas de charmes immédiatement apparents, avec son ciel bas et gris et ses immeubles sales et tristes? J’ai mis un an à me faire des amis et à trouver ma place. J’ai laissé le Plat Pays entrer dans mon coeur, au point d’en attraper l’accent. Je croyais pouvoir enfin laisser pousser des racines quelque part, mais non: en 1976, nouveau boum-patatras: le départ pour la Finlande, terre de mes ancêtres.


Mon papa, bien avant tous nos déménagements
Pour mon père, c’était une impasse professionnelle et il était profondément malheureux. Il était comme un lion en cage, d’autant plus qu’il sentait le souffle impérialiste soviétique nous souffler dessus. Ma mère, qui a pourtant eu à souffrir de première main de l’invasion russe, était bien plus sereine: elle était enfin de retour au pays. Quant à moi, j’ai vécu mon adolescence en hibernation, le temps de passer mon baccalauréat en finnois, entourée d’une forme d’esprit et de codes de comportement que je ne comprenais pas. J’ai passé ma confirmation comme on avale une potion amère. En trois ans, je n’ai pas réussi à me faire d’amis, les Finlandais me considérant sans doute comme une étrangère. J’étais trop latine, j’étais entourée de l’aura de keski-Eurooppa, terme qui désigne tout ce qui se trouve au sud du Danemark (sans le bloc de l’Est, à l’époque). Bref, je n’ai pas réussi à m’intégrer dans mon pays d’origine. J’étais comme un poisson échoué sur une plage de la Baltique et mon seul désir était de replonger dans l’eau pour retrouver des latitudes plus méridionales et surtout francophones.

En 1981, l’année de l’arrivée au pouvoir de Mitterrand, mon père a retrouvé un poste à Paris, ce qui lui a permis de respirer à nouveau. Ma mère l’a suivi, forcément, mais sans doute à contre-coeur. Je ne l’ai jamais entendue se plaindre des ces éternels déménagements. Une fois établis en France, mes parents sont devenus très actifs au sein de l’association des Amis de la Finlande, puis à l’Institut finlandais, inauguré en 1991. Bien que vivant à Paris, ils ne fréquentaient que des Finlandais, ne parlaient que finnois (mon père travaillait en anglais), le français étant réservé pour les démarches administratives, pour faire les courses ou pour aller au restaurant. Mes parents parlaient pourtant un excellent français. Aucune nuance, aucun mot d’argot n’échappe à ma mère et elle pourrait sans doute même participer à un concours d’orthographe.

Vappu (Source: wikimedia Commons)
Ce désir de rester coincé dans sa culture d’origine, de s’accrocher à ses racines, bien qu’on ait quitté son pays depuis des décennies, ne cesse de m’étonner. J’ai longtemps pensé que c’était une lubie de mes parents, mais pas du tout. Les "jeunes" Finlandais, c-à-d ceux qui sont plus jeunes que mes parents, ceux qui n’ont pas vécu à l’ombre du rideau de fer, ceux qui ont pris le train d’internet et du téléphone mobile en marche, ceux qui sont allés aux quatre coins du monde en vacances, font exactement la même chose. Les Finlandais travaillant pour l’UE mettent leurs enfants à l’école européenne, en section finlandaise. Ils y apprennent certes le français et l’anglais, mais comme langue étrangère. Ils choisissent souvent de passer leur bac en anglais, car il est réputé moins difficile que le bac en français. Voilà donc des enfants qui ont grandi en Belgique ou au Luxembourg, qui n’ont que des amis finlandais et qui parlent mal le français ou le luxembourgeois. Ils ont appris à apprécier l’importance de Juhannus (la Saint Jean) ou de Vappu, le 1er mai, qui n’est pas la fête du travail en Finlande, mais la fête des étudiants et, de façon plus générale, la fête du printemps.


Juhannus

Ce choix risque fort de se payer cher plus tard dans la vie. Ces enfants auront peut-être de la peine à postuler pour des emplois s’ils parlent moins bien la langue du pays que les autres candidats. Ils seront des étrangers dans le pays qui les a vus grandir. Leurs amis d’enfance se seront éparpillés dans le monde - ou pas, et alors, ils pourront continuer à fêter le six décembre 2) entre eux. Arrivés au soir de leur vie, comme ma mère, ce sera encore plus difficile. Les amis et connaissances finlandaise se font de plus en plus rares. Fort heureusement, le courrier électronique et facebook permettent de remédier à une ouïe défaillante. Ma mère commence à envisager d’entrer dans un home, pour ne plus souffrir de solitude. Cela signifierait pourtant être entourée de Français et de se voir servir du potage et du fromage aux repas. Elle connaît bien sûr toutes les coutumes locales, mais ce ne sont tout simplement pas les siennes. Va-t-elle oser Le Grand Pas Vers Un Monde Nouveau? A bientôt 83 ans, un nouveau déménagement et un nouveau choc culturel l’attend à nouveau. Dire que certaines personnes finissent leurs jours dans la maison qui les a vus naître....

Idylle finlandaise

Il existe dorénavant un étage italien dans un EMS à Berne

  1. Le 24 avril 2012, la société Merck Serono annonce la fermeture de son site genevois; 1250 personnes perdent leur emploi ou se voient proposer un poste à Boston, Pékin ou Darmstadt
  2. Fête de l’indépendance de la Finlande

dimanche 24 juillet 2011

Le syndrome d’Asperger


Les maladies peu connues sont des maladies mal comprises et le syndrome d’Asperger est de celles-là. Il s’agit d’une variante de l’autisme, qui se présente sous différentes formes et à des degrés divers. Elle se caractérise par une aptitude très marquée pour les langues, une intelligence particulière (capacité à se concentrer ou à se passionner pour un sujet donné) et un manque d’empathie entraînant l’incapacité à se faire des amis. La première fois que j’ai lu la description du profil d’un asperger, j’ai immédiatement reconnu mon père, trait pour trait.

Mon père a appris à lire tout seul, à l’âge de trois ou quatre ans. A force qu’on lui lise les légendes des grandes illustrations dans la Bible de famille, il a fini par faire des recoupements. Il a passé son bac en passant l’épreuve d’anglais à la place du suédois obligatoire, alors que son école n’offrait pas de cours d’anglais. Comment a-t-il fait, dans la Finlande des années -50, où il ne devait pas être facile de trouver des méthodes Assimil ou des revues en anglais, mystère… Pendant ses études à polytechnique, il gagnait quelques sous en traduisant le Reader’s Digest d’anglais en finnois. Il a obtenu un doctorat en physique, alors qu’il était orphelin de père, sa mère ayant élevé ses trois enfants avec une rente de veuve de pasteur dans une Finlande d’après-guerre n’ayant pas pu bénéficier du plan Marshall. En supposant qu’il ait eu une bourse, il aura néanmoins dû se contenter de très peu pour survivre pendant ses années d’études. Il était doué pour le dessin et la sculpture, il avait aussi un certain talent pour la musique, même s’il ne l’a jamais exploité. Il avait une facilité certaine avec les langues et un esprit scientifique à décorner les bœufs.

Mais le revers de la médaille de cet esprit hors normes était qu’il était particulièrement maladroit en relations humaines. Incapable de se faire des amis, car il avait toujours besoin de montrer qu’il était plus fort et plus intelligent qu’autrui. Il se passionnait pour plein de sujets, jusqu’à la véhémence, mais toute conversation était impossible, car il était toujours dans la confrontation et il avait toujours raison. Toujours. Adolescente, j’étais l’ennemi à abattre pour lui, il semblait ne pas comprendre que je n’étais qu’une enfant, sa fille de surcroît. Combien j’ai pu pleurer et souffrir avec ce père incapable d’être paternel, incapable de me protéger, de me servir de mentor, de tuteur, de modèle, en un mot : de père.


On ne saura jamais s’il souffrait ou non d’un syndrome d’Asperger. Il était très fier de son QI supérieur à la normale et n’aurait jamais accepté qu’on insinue qu’il était malade, voire fou. Ma mère aurait voulu une autopsie de son cerveau pour en avoir le cœur net, mais ça n’aurait évidemment servi à rien.

Si quelqu’un avait pu m’expliquer tout ça quand j’étais enfant, puis adolescente, je me serais épargné bien des larmes, bien des crises de rage, des portes claquées et des accès de haine. Alors si vous croisez des personnes certes talentueuses, notamment dans le rayon linguistique, mais incapables d’empathie et de sympathie, ne vous énervez pas, ne les détestez pas. Elles n’y peuvent rien et elles sont sans doute les premières à en souffrir. L’asperger ressemble à vous et moi, son problème ne saute pas aux yeux comme chez un autiste véritable.

Faute avouée est à moitié pardonnée. Défaut à moitié reconnu est à moitié accepté. Essayons de prendre les gens comme ils sont, on ne pourra jamais les changer.

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Syndrome nommé d’après Hans Asperger (1906-1980), psychiatre autrichien. Ses travaux, datant de 1943, n’ont toutefois pas retenu l’attention de la communauté scientifique, ayant été rédigés en allemand. Ils ont été redécouverts par Lorna Wing, en 1981, un an après la mort d’Asperger.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Asperger
http://fr.wikipedia.org/wiki/Hans_Asperger
A voir: Mary & Max, film d’animation de Adam Elliot
http://www.imdb.fr/title/tt0978762/combined
A lire: The Curious Incident of the Dog in the Night-Time de Mark Haddon
http://en.wikipedia.org/wiki/The_Curious_Incident_of_the_Dog_in_the_Night-Time
L’auteur nie toutefois avoir voulu décrire un asperger et n’est pas du tout expert en la matière. Ayant lu le livre, j’étais pourtant persuadée qu’il avait un enfant autiste ou asperger dans son entourage proche.

vendredi 1 juillet 2011

Infernale bavarde


«- Alors comment ça va?
Attends un peu... donne-moi mon appareil acoustique, là, sur la table.»

J’ai apporté à ma mère une petite boîte avec 12 petites bouteilles de digestif, elle les apprécie énormément. «- Ah oui, c’est dans les aéroports qu’on trouve ces boîtes, n’est-ce pas?

Alors ta soeur est venue hier. Ses filles ont eu une fête à l’école, pour la fin de l’année. Clotilde avait trouvé une très jolie robe qui lui allait très bien et elle a voulu mettre des chaussures avec des talons hauts comme ça! Figure-toi qu’elle était tellement affairée à se faire belle qu’elle en a oublié ses clefs. Elle a dû appeler à 4h du matin, elle a réveillé toute la maison. Tout de même... Ah, ces jeunes! Elles sont impatientes d’avoir 18 ans, elles pensent qu’elles pourront alors tout faire.

Ta soeur est allée manger à Hermance avec sa famille et elle a rencontré les Sturzenegger qui étaient aussi de sortie, le dimanche. Mais comme son assiette était en train de refroidir, elle n’a pas eu le temps de bavarder très longtemps. Thierry était là aussi, avec sa famille, ta soeur a ainsi pu rencontrer sa femme. C’est bien que Thierry s’occupe de son père, c’est pas facile, cette situation..........

J’ai reçu plusieurs mails. Lida va devoir subir un IRM. Comme tu le sais, elle est Russe, quand j’allais chez eux, il y avait des icônes au mur, illuminées par des bougies. Une ambiance, une culture tellement différente. Je me souviens, ils avaient un magasin, c’était surtout sa mère qui s’en occupait, son père était souvent malade. Quand on a été évacué, en 1939, ils sont partis à Joutsa, comme nous, comme tous les gens du village1). J’avais 10 ans, alors je ne comprenais pas bien, mais elle ne venait pas à l’école, parce qu’elle était russe. Hein? Ah non! Elle parlait très bien le finnois. Non, ils avaient peur, d’ailleurs ils ont changé de nom, pour pas qu’on les repère. Ils avaient peur que les Russes exigent qu’ils soient rapatriés de l’autre côté de la frontière.

Et Erja alors! Sa fille s’est mis en tête de prendre un chien, tu te rends compte! Elle est allée le chercher dans un refuge à Neuchâtel. Comment? Je crois qu’elle connaissait les gens là-bas, enfin je ne sais pas. Et du coup, leur nounou a démissionné! Elle a peur des chiens, comme moi, et elle n’a pas supporté quand la bête lui a sauté dessus. Il est complètement fou et excité, ce chien. Franchement... quelle idée...

J’ai parlé à Olavi, son petit-fils va passer son diplôme de l’école de commerce. J’ai l’impression que, hier encore, c’était son fils qui terminait ses études. Comme les années passent! Il est allé faire un stage en Australie et il a rencontré une Autrichienne là-bas. Elle est à Tampere avec lui en ce moment, et ensuite, c’est lui qui ira en Autriche. Olavi va toujours voir Irja à l’hôpital. Il y va tous les jours et il y passe chaque fois trois heures. C’est tout de même formidable. Dire qu’elle ne le reconnaît même pas...

Oh! comme tu as de jolies sandales! Oh là là! J’ai toujours eu un faible pour les belles chaussures, mais je n’ai jamais pu en porter, mes pieds sont trop moches.
Ça faisait longtemps que je n’avais plus de nouvelles de Mme Benz ni de sa fille. Tu sais, elle a eu ses problèmes avec les yeux. Eh bien, Mme Benz m’a appelée l’autre jour, elle va se faire opérer de la cataracte. Jocelyne n’a toujours pas trouvé de travail, évidemment avec sa dépression, ça n’arrange pas les choses. Et Karine est venue à la soirée des parents avec Kevin, les deux parents auraient dû venir, mais j’ai l’impression que son mari est un bon-à-rien. En tous cas, il n’est pas venu, alors que l’école avait dit expressément que les deux parents devaient être présents. Il est sûrement intelligent, ce petit Kevin, il faudrait juste qu’il puisse se développer dans un contexte plus harmonieux.

Ta soeur a reçu une carte postale de votre cousine. Elle était allée à Rome pour fêter l’anniversaire de son frère. Oui, votre cousin. Comment? Oui, non, ton cousin a fêté ses 50 ans à Rome, ce n’était pas la bonne date, évidemment, et votre cousine a écrit une carte postale. Oh, elle n’a pas raconté grand-chose, mais c’est clair que sur une carte, il n’y a pas beaucoup de place.»

Et patati et patata et patati et patata et patati et patata etc...............
Et c’est pareil à chaque fois................
Et avec 50 ans d’expérience, ça va....................

Ce qui est extraordinaire, c’est qu’au cours d’une visite d’une heure et demie, j’ai réussi - sans faire le moindre effort - à ne rien dire de ce que je fais. Rien du tout. Rien de chez rien. Et quand je dis quelque mots, je dois les répéter, car en dépit de son appareil acoustique, ma mère ne m’entend pas.

Enfant, une de mes maîtresses d’école avait écrit dans mon carnet, sous la note de comportement (eh oui! à l’époque...!) «Infernale bavarde». Et pourtant, j’ai toujours été très sage et appliquée. Que dirait-elle de ma mère? Ce genre de logorrhée aiguë est toutefois compréhensible chez quelqu’un qui aime parler et qui n’a personne à qui bavarder de toute la semaine.

Ce conditionnement familial m’aide sans doute aussi dans mon travail: je ne fais que répéter ce que disent les autres, sans éprouver le besoin de m’épancher et de raconter ma vie. En revanche, je me rattrape dans ce blog ;-)


1) toute la population de la Carélie finlandaise a été évacuée vers le centre du pays en 1939, lors de l’avancée de l’Armée rouge.

dimanche 3 avril 2011

Fêlures

Ma mère est veuve depuis un peu plus d’un an et, bien qu’ayant trouvé un nouveau modus vivendi, elle souffre malgré tout de solitude. C’est pourquoi elle a répondu à la petite annonce d’une jeune fille au pair allemande, pensant que celle-ci pourrait lui faire la conversation en guise de cours de langue, contre rémunération s’entend. L’au pair en question a répondu qu’elle avait déjà trouvé du travail. Cependant, peu de temps après, elle a repris contact avec ma mère, car elle n’avait plus où se loger. Ma mère lui a proposé une chambre, pensant que par la même occasion, elle aurait ainsi auprès d’elle quelqu’un qui pourrait l’aider avec de menues tâches, une présence rassurante.

Déjà, l’urgence dans laquelle la jeune fille avait besoin de se loger aurait dû nous mettre la puce à l’oreille. La première drôle de surprise a été de découvrir qu'elle avait 41 ans. Elle voulait postuler pour un job au Salon de l’Auto, à la veille de l’ouverture de celui-ci et sans aucun moyen de locomotion pour s’y rendre. Ses prétendues recherches d’emploi aboutissaient toujours dans une impasse, car elle s’estimait sur- ou sous-qualifiée. Le principal problème était surtout qu’elle dormait quasiment toute la journée.

Petit à petit, il est devenu assez évident qu’elle avait trouvé une bonne planque chez ma mère, qui a regretté de lui avoir offert la chambre gratuitement. En effet, ma mère n’a pas besoin de toucher de loyer, mais elle peut confirmer que ce qui est gratuit est sans valeur aux yeux de la plupart des gens. Son "invitée" avait non seulement la chambre, mais aussi l’internet, la cuisinière et le lave-linge gratuit. Il a même fallu que je lui précise que les repas n’étaient pas inclus dans l’arrangement. Elle n’allait certainement pas être pressée de trouver une autre solution, car ses journées s’écoulaient, ma foi, fort agréablement: grasse matinée, puis copieux petit-déjeuner pendant une heure ou deux, après quoi elle se rendait à son cours de yoga ou à son cours de peinture sur porcelaine.

Il a fallu mettre le holà à cette situation avant qu’elle ne s’éternise ni ne pourrisse. L’incruste s’est montrée fort marrie, surprise et déçue d’apprendre qu’elle ne pouvait pas prendre racine. Pour se défendre, elle a même dit qu’il était normal qu’elle ne fasse rien pour ma mère, puisque ce genre de service est normalement rémunéré: puisqu’elle ne paie rien pour la chambre, il n’est que normal qu’elle ne travaille pas bénévolement non plus. Logique ! Elle a soudainement commencé avoir toutes sortes de jobs potentiels : l’école enfantine d’en-face l’aurait engagée au 1er avril, un hôtel de la place au 1er mai. Une famille de très bon niveau l’aurait engagée pour qu’elle les suive à Londres et à Paris et lui aurait envoyé son billet d’avion; elle devait partir le surlendemain de notre ultimatum, espérant ainsi grapiller encore deux nuitées de plus.

Aux dernières nouvelles, elle est toujours dans la bourgade où vit ma mère. Elle prend des cours d’improvisation théâtrale, ce qui est approprié quand on n’a ni revenu, ni logement, ni travail et qu’on a laissé sa veille voiture en panne chez son précédent employeur. Les courriers électroniques qu’elle m’a envoyés me permettent sérieusement de douter de sa santé mentale. Elle a l’intention d’écrire aux Prince des Pays-Bas, qu’elle trouve fort sympathique pour l'avoir vu à la télé, pour lui demander d’intervenir auprès d’Angela Merkel afin que celle-ci intercède en faveur de sa mère (qui doit avoir autour de 60 ans) pour lui permettre de faire l’apprentissage de fleuriste qui lui a été refusé dans sa jeunesse. La Chancelière est une femme très compréhensive qui, entre les élections perdues en faveur des Verts et la guerre en Libye, n’a sans doute pas encore assez d’autres chats à fouetter.

Bref, voici une femme ni jeune ni vieille, qui n’a plus toute sa tête, qui n’a pas de revenus et qui n’a certainement pas l’intention de chercher de travail (trop ennuyeux, trop fatigant, il faut se lever le matin et il faudrait renoncer aux cours de yoga, pffh !) et qui arrive à apitoyer les gens pour qu’ils la logent. Elle semble avoir des économies, peut-être que ses parents lui envoient de l’argent. Mystère et boule de gomme.

Elle a toutes ses possessions terrestres dans une multitude de sacs. Plus de voiture, pas de travail et une sérieuse fêlure entre les oreilles. Quand ses ressources seront taries, elle finira sans doute sur un banc, dans un parc, avec ses baluchons dans un caddie pour toute compagnie. Peut-être même qu’elle parcourra les rues en haranguant la foule de ses quatre vérités, comme le fait une femme dans les rues de Genève. Qui sont-ils, ces personnages qui vivent sous les ponts ou sur les trottoirs ? Il y en a plusieurs à Genève. Un Grison qui vivait dans un kiosque et qui a refusé le logement propre, chaud, aseptisé et solitaire que les services sociaux lui ont proposé ; le monsieur japonais du square derrière le monument Brunswick ; la dame française et son fils qui vivent dans les toilettes publiques vers les Halles de l’Ile ; le peintre africano-belge qui vivait sous la gare et qui a fini par être rapatrié en Belgique ; et combien d’autres encore. Je n’inclus pas dans ce groupe les djeuns à chiens, tatoués et piercés qui font la manche devant la Coop : ils ont sûrement une chaîne stéréo et une télé à écran plat qui les attend chez papa et maman. Ceux-là ne méritent qu’un coup de pied au cul, pardon my french ! Les Roms forment une catégorie à part aussi.
On a vite fait de se retrouver à la rue : on perd son emploi, on ne peut plus payer son loyer. On loge chez des amis, ça va pendant quelques semaines. Sans logement, impossible d’avoir des chemises repassées, d’être présentable pour les entretiens d’embauche qui sont de toute manière impitoyables, même si on a tout pour soi. On se décourage, on n’a plus l’énergie de prendre soin de son apparence. A partir de là, tout dégringole. On finit par perdre tout espoir, toute dignité, on cesse de lutter et, avec un peu de chance, l’Armée du Salut vous tend la main.

Quand j’étais plus jeune, j’avais parfois le fantasme de sauver un clochard, d’aider ceux dans le besoin. Ça peut certainement être gratifiant, si on arrive à sortir quelqu’un de la déchéance. Toutefois, ceux qui finissent dans la rue sont sans doute souvent responsables de leur sort, comme semble le prouver la jeune fille au pair dont il est question plus haut. Il est difficile de passer froidement devant les mendiants, mais à quoi sert-il de leur donner deux francs ? Ils achèteront des cigarettes et resteront sur le trottoir. Alors que faire ?

mardi 15 juin 2010

Métempsycose



Mon père, grand esprit scientifique devant l’éternel, a quitté cette vallée de larmes l’année dernière pour aller rejoindre, du moins je l’espère, les terrains de chasse de ses ancêtres, accueilli sans doute par plusieurs milliers de vierges qui l’attendaient dans des jardins verdoyants.

Nous qui sommes restés de ce côté-ci de l’au-delà avons eu à trier les affaires mortelles qu’il a laissées derrière lui. Comme c’était à prévoir, il y avait beaucoup de banal, mais aussi quelques surprises amusantes ou émouvantes. Comme ce petit carnet gris rempli de formules mathématiques, datant des années -60 et qu’il a religieusement gardé dans un tiroir toutes ces années. J’ai eu à nettoyer, en vue des les donner à recycler, deux de ses ordinateurs portables. J’y ai découvert de très vieilles photos scannées (1), ainsi qu’une photo plus récente de mon père, lors d’une visite au CERN. C’était presque surréaliste de revoir mon père, tel qu’il était ces dernières années, mais avant qu’il ne tombe malade ; une photo que je n’avais jamais vue auparavant. C’était très étrange…. Parcourir ses fichiers m’a permis de me rendre compte à quel point la ville de ses origines lui tenait à cœur, malgré toutes ces années passées à l’étranger. J'ai découvert aussi que, malgré son intelligence excessive, il n’allait pas forcément toujours chercher très loin. C’est ainsi que j’ai réussi à deviner, sur une intuition, le mot de passe de l’un de ses ordinateurs : kuopio(2). What else ?

Nous avons porté six sacs Migros remplis de livres de maths et de physique à la bibliothèque de la faculté de mathématiques, qui était ravie ; un gros sac rempli de salade de câbles et d’adaptateurs en tous genres pour l’association Réalise (3) ; des habits et des chaussures pour Emmaüs, bien sûr ; une trentaine de dictionnaires, que j’ai transportés 5kg à la fois, jusqu’à Strasbourg, où des collègues finlandais ont pris le relais ; une collection de pièces de monnaies d'Iran, d'Argentine, du Japon ou d'ailleurs, datant des années -60 ou plus anciennes, qui ont atterri chez un numismate; et enfin, deux règles à calcul et deux calculatrices avec des fonctions sinus et cosinus, qui ont fait le bonheur de la faculté des sciences. Mon interlocuteur trouvait une de ces calculatrices tellement formidable – il a eu la même dans les années -80, ça l'a rendu tout nostalgique – qu’il ne comprenait pas que je ne souhaite pas la garder. Il est loin de se douter que depuis le jour où j’ai passé mon bac, j’ai pris grand soin de ne plus jamais croiser le moindre logarithme sur mon chemin.

Ainsi, les cendres de mon père, qui s’ennuient dans leur urne, n’ont toujours pas été dispersées conformément à ses vœux. Mais son esprit athée a trouvé le moyen de voyager et de revivre aux quatre coins du canton et au-delà, que ce soit dans un vieil ordinateur qui a trouvé un nouveau foyer, peut-être même en Afrique, par le biais d'un livre sur le dernier théorème de Fermat qui fait sans doute le bonheur d’un étudiant ou encore sur le bureau d’un compatriote qui traduit, comme lui, des modes d’emploi techniques.
A chacun sa réincarnation.
_______________________________
(1) on peut en voir quelques unes dans le tout premier billet de ce blog
http://tiina-gva.blogspot.com/2010/05/commencons-par-le-commencement.html
(2) ville de Finlande, où mon père a vécu jeune
(3) http://www.realise.ch/

vendredi 14 mai 2010

Commençons par le commencement


Ma mère


Mon père (à gauche, †2009), probablement 10-12 ans après la fin de la Deuxième Guerre Mondiale

ma soeur



Ma grand-mère Alviina, en Finlande


... et moi :-)