Votre serviteur sur la table, en 1960 |
Ma famille a quitté la Finlande en 1964, cela fait près d’un demi-siècle. Ma mère a passé la majeure partie de sa vie à l’étranger. De plus, elle a dû quitter le village de son enfance en 1939, à l’âge de 10 ans, pour échapper aux grosses bottes soviétiques. Elle ne s’est jamais vraiment remise de ce premier déracinement et le deuxième, en 1964, reste gravé au plus profond de son âme.
C'est l'année où nous sommes partis pour l’Allemagne, le pays ami et allié qui nous a aidés à résister aux Russes et à rester en-deçà du rideau de fer. C’était aussi le pays dont les troupes ont mis le feu à la Laponie avant de se retirer. Mais c’est foncièrement un pays dont la mentalité nous est proche, d’autant plus que la Finlande a été fortement marquée par le réformateur allemand Martin Luther et que la culture de notre pays est profondément protestante. Notre séjour ne devait être que provisoire, ce qui a rendu la chose bien plus facile.
La période allemande |
En 1967, nous sommes partis pour la Suisse, plus précisément Genève. Il a fallu changer de langue, changer de style et de mentalité, bien que la Suisse reste encore assez proche de l’Allemagne. Mais Genève, c’est presque déjà la France.... J’avais six ans et demie à l’époque et je me suis fondue dans le paysage sans même m’en rendre compte. J’ai appris à lire et à compter en français, alors que j’avais fait le jardin d’enfants en allemand, et je jouais au Monopoly en anglais avec nos voisins américains. J’ai aussi appris à fêter le Fourth of July et Halloween - tout comme l’Escalade - et je chantais Obladi-Oblada des Beatles par coeur. Mon père restait dans sa sphère professionnelle et rentrait le soir dans sa famille, où nous parlions finnois. Quant à ma mère... elle a bien dû se débrouiller pour apprendre à demander des côtelettes chez le boucher ou à communiquer avec le concierge italien. Nous avons tous fini par trouver nos marques et à suivre des chemins qui nous sont devenus familiers.
La période genevoise |
En 1974, ce fut le tremblement de terre: IBM Europe ferme ses bureaux en Suisse. Mon père avait le choix entre être muté à Paris, Milan, New York ou Bruxelles (La Hulpe). J’y repense beaucoup ces jours-ci, où les employés de Merck Serono 1) se voient offrir le choix entre Boston, Pékin, Darmstadt ou la porte. Il a choisi la Wallonie, ce qui m’a permis de rester en terrain francophone. La transition a été beaucoup plus difficile cette fois-ci. Etait-ce parce que nous étions tous plus vieux, donc moins souples? Etait-ce parce que nous étions, pour la première fois, en terres catholiques, c’est-à-dire dans une sphère culturelle qui nous était inconnue? Etait-ce parce que la Belgique n’a pas de charmes immédiatement apparents, avec son ciel bas et gris et ses immeubles sales et tristes? J’ai mis un an à me faire des amis et à trouver ma place. J’ai laissé le Plat Pays entrer dans mon coeur, au point d’en attraper l’accent. Je croyais pouvoir enfin laisser pousser des racines quelque part, mais non: en 1976, nouveau boum-patatras: le départ pour la Finlande, terre de mes ancêtres.
Mon papa, bien avant tous nos déménagements |
Pour mon père, c’était une impasse professionnelle et il était profondément malheureux. Il était comme un lion en cage, d’autant plus qu’il sentait le souffle impérialiste soviétique nous souffler dessus. Ma mère, qui a pourtant eu à souffrir de première main de l’invasion russe, était bien plus sereine: elle était enfin de retour au pays. Quant à moi, j’ai vécu mon adolescence en hibernation, le temps de passer mon baccalauréat en finnois, entourée d’une forme d’esprit et de codes de comportement que je ne comprenais pas. J’ai passé ma confirmation comme on avale une potion amère. En trois ans, je n’ai pas réussi à me faire d’amis, les Finlandais me considérant sans doute comme une étrangère. J’étais trop latine, j’étais entourée de l’aura de keski-Eurooppa, terme qui désigne tout ce qui se trouve au sud du Danemark (sans le bloc de l’Est, à l’époque). Bref, je n’ai pas réussi à m’intégrer dans mon pays d’origine. J’étais comme un poisson échoué sur une plage de la Baltique et mon seul désir était de replonger dans l’eau pour retrouver des latitudes plus méridionales et surtout francophones.
En 1981, l’année de l’arrivée au pouvoir de Mitterrand, mon père a retrouvé un poste à Paris, ce qui lui a permis de respirer à nouveau. Ma mère l’a suivi, forcément, mais sans doute à contre-coeur. Je ne l’ai jamais entendue se plaindre des ces éternels déménagements. Une fois établis en France, mes parents sont devenus très actifs au sein de l’association des Amis de la Finlande, puis à l’Institut finlandais, inauguré en 1991. Bien que vivant à Paris, ils ne fréquentaient que des Finlandais, ne parlaient que finnois (mon père travaillait en anglais), le français étant réservé pour les démarches administratives, pour faire les courses ou pour aller au restaurant. Mes parents parlaient pourtant un excellent français. Aucune nuance, aucun mot d’argot n’échappe à ma mère et elle pourrait sans doute même participer à un concours d’orthographe.
Vappu (Source: wikimedia Commons) |
Ce désir de rester coincé dans sa culture d’origine, de s’accrocher à ses racines, bien qu’on ait quitté son pays depuis des décennies, ne cesse de m’étonner. J’ai longtemps pensé que c’était une lubie de mes parents, mais pas du tout. Les "jeunes" Finlandais, c-à-d ceux qui sont plus jeunes que mes parents, ceux qui n’ont pas vécu à l’ombre du rideau de fer, ceux qui ont pris le train d’internet et du téléphone mobile en marche, ceux qui sont allés aux quatre coins du monde en vacances, font exactement la même chose. Les Finlandais travaillant pour l’UE mettent leurs enfants à l’école européenne, en section finlandaise. Ils y apprennent certes le français et l’anglais, mais comme langue étrangère. Ils choisissent souvent de passer leur bac en anglais, car il est réputé moins difficile que le bac en français. Voilà donc des enfants qui ont grandi en Belgique ou au Luxembourg, qui n’ont que des amis finlandais et qui parlent mal le français ou le luxembourgeois. Ils ont appris à apprécier l’importance de Juhannus (la Saint Jean) ou de Vappu, le 1er mai, qui n’est pas la fête du travail en Finlande, mais la fête des étudiants et, de façon plus générale, la fête du printemps.
Juhannus |
Ce choix risque fort de se payer cher plus tard dans la vie. Ces enfants auront peut-être de la peine à postuler pour des emplois s’ils parlent moins bien la langue du pays que les autres candidats. Ils seront des étrangers dans le pays qui les a vus grandir. Leurs amis d’enfance se seront éparpillés dans le monde - ou pas, et alors, ils pourront continuer à fêter le six décembre 2) entre eux. Arrivés au soir de leur vie, comme ma mère, ce sera encore plus difficile. Les amis et connaissances finlandaise se font de plus en plus rares. Fort heureusement, le courrier électronique et facebook permettent de remédier à une ouïe défaillante. Ma mère commence à envisager d’entrer dans un home, pour ne plus souffrir de solitude. Cela signifierait pourtant être entourée de Français et de se voir servir du potage et du fromage aux repas. Elle connaît bien sûr toutes les coutumes locales, mais ce ne sont tout simplement pas les siennes. Va-t-elle oser Le Grand Pas Vers Un Monde Nouveau? A bientôt 83 ans, un nouveau déménagement et un nouveau choc culturel l’attend à nouveau. Dire que certaines personnes finissent leurs jours dans la maison qui les a vus naître....
Idylle finlandaise |
Il existe dorénavant un étage italien dans un EMS à Berne
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