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mardi 15 mai 2012

De la difficulté à s’intégrer

Votre serviteur sur la table, en 1960
Ma famille a quitté la Finlande en 1964, cela fait près d’un demi-siècle. Ma mère a passé la majeure partie de sa vie à l’étranger. De plus, elle a dû quitter le village de son enfance en 1939, à l’âge de 10 ans, pour échapper aux grosses bottes soviétiques. Elle ne s’est jamais vraiment remise de ce premier déracinement et le deuxième, en 1964, reste gravé au plus profond de son âme.

C'est l'année où nous sommes partis pour l’Allemagne, le pays ami et allié qui nous a aidés à résister aux Russes et à rester en-deçà du rideau de fer. C’était aussi le pays dont les troupes ont mis le feu à la Laponie avant de se retirer. Mais c’est foncièrement un pays dont la mentalité nous est proche, d’autant plus que la Finlande a été fortement marquée par le réformateur allemand Martin Luther et que la culture de notre pays est profondément protestante. Notre séjour ne devait être que provisoire, ce qui a rendu la chose bien plus facile.

La période allemande
En 1967, nous sommes partis pour la Suisse, plus précisément Genève. Il a fallu changer de langue, changer de style et de mentalité, bien que la Suisse reste encore assez proche de l’Allemagne. Mais Genève, c’est presque déjà la France.... J’avais six ans et demie à l’époque et je me suis fondue dans le paysage sans même m’en rendre compte. J’ai appris à lire et à compter en français, alors que j’avais fait le jardin d’enfants en allemand, et je jouais au Monopoly en anglais avec nos voisins américains. J’ai aussi appris à fêter le Fourth of July et Halloween - tout comme l’Escalade - et je chantais Obladi-Oblada des Beatles par coeur. Mon père restait dans sa sphère professionnelle et rentrait le soir dans sa famille, où nous parlions finnois. Quant à ma mère... elle a bien dû se débrouiller pour apprendre à demander des côtelettes chez le boucher ou à communiquer avec le concierge italien. Nous avons tous fini par trouver nos marques et à suivre des chemins qui nous sont devenus familiers.

La période genevoise

En 1974, ce fut le tremblement de terre: IBM Europe ferme ses bureaux en Suisse. Mon père avait le choix entre être muté à Paris, Milan, New York ou Bruxelles (La Hulpe). J’y repense beaucoup ces jours-ci, où les employés de Merck Serono 1) se voient offrir le choix entre Boston, Pékin, Darmstadt ou la porte. Il a choisi la Wallonie, ce qui m’a permis de rester en terrain francophone. La transition a été beaucoup plus difficile cette fois-ci. Etait-ce parce que nous étions tous plus vieux, donc moins souples? Etait-ce parce que nous étions, pour la première fois, en terres catholiques, c’est-à-dire dans une sphère culturelle qui nous était inconnue? Etait-ce parce que la Belgique n’a pas de charmes immédiatement apparents, avec son ciel bas et gris et ses immeubles sales et tristes? J’ai mis un an à me faire des amis et à trouver ma place. J’ai laissé le Plat Pays entrer dans mon coeur, au point d’en attraper l’accent. Je croyais pouvoir enfin laisser pousser des racines quelque part, mais non: en 1976, nouveau boum-patatras: le départ pour la Finlande, terre de mes ancêtres.


Mon papa, bien avant tous nos déménagements
Pour mon père, c’était une impasse professionnelle et il était profondément malheureux. Il était comme un lion en cage, d’autant plus qu’il sentait le souffle impérialiste soviétique nous souffler dessus. Ma mère, qui a pourtant eu à souffrir de première main de l’invasion russe, était bien plus sereine: elle était enfin de retour au pays. Quant à moi, j’ai vécu mon adolescence en hibernation, le temps de passer mon baccalauréat en finnois, entourée d’une forme d’esprit et de codes de comportement que je ne comprenais pas. J’ai passé ma confirmation comme on avale une potion amère. En trois ans, je n’ai pas réussi à me faire d’amis, les Finlandais me considérant sans doute comme une étrangère. J’étais trop latine, j’étais entourée de l’aura de keski-Eurooppa, terme qui désigne tout ce qui se trouve au sud du Danemark (sans le bloc de l’Est, à l’époque). Bref, je n’ai pas réussi à m’intégrer dans mon pays d’origine. J’étais comme un poisson échoué sur une plage de la Baltique et mon seul désir était de replonger dans l’eau pour retrouver des latitudes plus méridionales et surtout francophones.

En 1981, l’année de l’arrivée au pouvoir de Mitterrand, mon père a retrouvé un poste à Paris, ce qui lui a permis de respirer à nouveau. Ma mère l’a suivi, forcément, mais sans doute à contre-coeur. Je ne l’ai jamais entendue se plaindre des ces éternels déménagements. Une fois établis en France, mes parents sont devenus très actifs au sein de l’association des Amis de la Finlande, puis à l’Institut finlandais, inauguré en 1991. Bien que vivant à Paris, ils ne fréquentaient que des Finlandais, ne parlaient que finnois (mon père travaillait en anglais), le français étant réservé pour les démarches administratives, pour faire les courses ou pour aller au restaurant. Mes parents parlaient pourtant un excellent français. Aucune nuance, aucun mot d’argot n’échappe à ma mère et elle pourrait sans doute même participer à un concours d’orthographe.

Vappu (Source: wikimedia Commons)
Ce désir de rester coincé dans sa culture d’origine, de s’accrocher à ses racines, bien qu’on ait quitté son pays depuis des décennies, ne cesse de m’étonner. J’ai longtemps pensé que c’était une lubie de mes parents, mais pas du tout. Les "jeunes" Finlandais, c-à-d ceux qui sont plus jeunes que mes parents, ceux qui n’ont pas vécu à l’ombre du rideau de fer, ceux qui ont pris le train d’internet et du téléphone mobile en marche, ceux qui sont allés aux quatre coins du monde en vacances, font exactement la même chose. Les Finlandais travaillant pour l’UE mettent leurs enfants à l’école européenne, en section finlandaise. Ils y apprennent certes le français et l’anglais, mais comme langue étrangère. Ils choisissent souvent de passer leur bac en anglais, car il est réputé moins difficile que le bac en français. Voilà donc des enfants qui ont grandi en Belgique ou au Luxembourg, qui n’ont que des amis finlandais et qui parlent mal le français ou le luxembourgeois. Ils ont appris à apprécier l’importance de Juhannus (la Saint Jean) ou de Vappu, le 1er mai, qui n’est pas la fête du travail en Finlande, mais la fête des étudiants et, de façon plus générale, la fête du printemps.


Juhannus

Ce choix risque fort de se payer cher plus tard dans la vie. Ces enfants auront peut-être de la peine à postuler pour des emplois s’ils parlent moins bien la langue du pays que les autres candidats. Ils seront des étrangers dans le pays qui les a vus grandir. Leurs amis d’enfance se seront éparpillés dans le monde - ou pas, et alors, ils pourront continuer à fêter le six décembre 2) entre eux. Arrivés au soir de leur vie, comme ma mère, ce sera encore plus difficile. Les amis et connaissances finlandaise se font de plus en plus rares. Fort heureusement, le courrier électronique et facebook permettent de remédier à une ouïe défaillante. Ma mère commence à envisager d’entrer dans un home, pour ne plus souffrir de solitude. Cela signifierait pourtant être entourée de Français et de se voir servir du potage et du fromage aux repas. Elle connaît bien sûr toutes les coutumes locales, mais ce ne sont tout simplement pas les siennes. Va-t-elle oser Le Grand Pas Vers Un Monde Nouveau? A bientôt 83 ans, un nouveau déménagement et un nouveau choc culturel l’attend à nouveau. Dire que certaines personnes finissent leurs jours dans la maison qui les a vus naître....

Idylle finlandaise

Il existe dorénavant un étage italien dans un EMS à Berne

  1. Le 24 avril 2012, la société Merck Serono annonce la fermeture de son site genevois; 1250 personnes perdent leur emploi ou se voient proposer un poste à Boston, Pékin ou Darmstadt
  2. Fête de l’indépendance de la Finlande

3 commentaires:

Anonyme a dit…

L'intégration est un processus qui demande de l'initiative de la part du nouveau-venu. Les jeunes enfants n'ont que rarement des problèmes de ce côté-là. Pour cela l'école est un lieu idéal.
Notre mère avait la volonté farouche de nous mettre à l'école publique, alors que l'employeur de papa nous payait d'office l'Ecole Internationale.
La plupart des enfants de notre voisinage fréquentaient cette école-là et parfois, j'avais l'impression d'être hors du groupe et cela m'embêtait un peu.

En définitive, le scénario qui a prévalu était parfait : nous, les enfants, nous avons appris l'anglais avec les voisins et le français à l'école.
Je préfère mille fois avoir pu ainsi m'intégrer à la vie genevoise, et c'est une aventure qui dure 45 ans déjà...
Notre vie aurait pu être tout autre, si maman n'avait pas tenu bon !

On dit souvent que les expatriés s'intègrent mal à Genève et qu'ils n'y sont pas bien accueillis.
J'y vois en tout cas deux raisons : il y en a tellement, que nous aurions un travail énorme à accueillir activement tout ce monde.
D'autre part, ce expatriés ne savent pas, pour combien de temps ils seront là (nos parents sont restés 7 ans, mais avec une prolongation d'une année à la fois), et ils hésitent donc à apprendre une nouvelle langue et à s'impliquer dans la vie locale.

Ce n'est pas une catastrophe, mais parfois, je me dis que ce nomadisme à grande échelle donne une certaine superficialité à cette ville. Genève est somme toute assez petite et la proportion de personnes transitant ici est tellement grande. Ces personnes ne se soucient pas du long terme, alors la grosse bagnole, le loyer hors de prix payé par l'employeur ne leur pose pas de problème.
Nous qui avons construit et maintenons les infrastructures en place avons envie d'une vision à long terme. Et si l'intégration était la volonté de se trouver quelque part, si pas pour toujours, du moins pour un bon bout de temps, pour le meilleur et pour le pire ?
Eeva

Sirpa a dit…

Tiina tu me permets une petite précision: ce n'est pas Luther qui a christianisé la Finlande. Mots comme risti (croix) et Raamattu (Bible) témoignent d'un premier contact avec l'église byzantine car ce sont des mots d'origine russe/slave. Puis l'évêque Henri a fait une croisade en Finlande aux alentours de 1150 et en plus il y avait une présence des fransiscans et des dominicans à Turku au moins à partir de 1240. - Sirpa

Tiina a dit…

Merci Sirpa, en effet Kirkkohistoria n'a jamais été mon fort. J'ai modifié le texte pour dire que la Finlande porte l'empreinte du protestantisme luthérien (85% de la population, dans ma jeunesse, c'était même plutôt 99% ;-))

J'ai fait quelques recherches sur internet et il n'y a que peu d'informations sur la question. La page wikipedia en français sur la Finlande ne mentionne pas du tout les religions présentes dans le pays. J'ai toutefois trouvé sur en.wiki que le mot Jumala (dieu) est un terme païen, qui a été recyclé pour dénommer le dieu chrétien. En outre:

"Christian missionaries entered Finland in the 11th century. The native pagan religion still persisted, until Christianity was strengthened under Swedish influence in the 12th century. In the 13th century a "crusade" was launched against the last pagans in the country by Birger Jarl. However, old traditions were only slowly rooted out and elements of it long persisted along new faith. Particularly, cult of Ukko remained popular: there are records from 17th century of peasants holding festives to honour Ukko, and in some places these traditions may have persisted until 19th century."

D'où mon impression (subjective, je le reconnais), que ce n'est qu'avec la Bible de Luther que la Finlande est véritablement devenue un pays chrétien.

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