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dimanche 22 février 2015

Au Paradoxe Perdu

photo Jérôme Piroué
Il existe à Genève une petit échoppe un peu mythique, un de ces vétérans comme il n’en reste plus beaucoup dans notre bonne ville. En effet, les magasins ayant une certaine ancienneté disparaissent les uns après les autres. Qui se souvient encore de la mercerie à la rue Céard, devenue une boutique Emporio Armani ou encore du poissonnier Ziwi qui est maintenant une pizzeria de luxe? En face, La Gaieté doit être le doyen des petits commerces (1928), surtout depuis le décès d’Henri Zwicky et l’évacuation de son stock Au Vieux Paris. Ce magasin, qui affiche quasiment l’âge du Christ, c’est Au Paradoxe Perdu , autrefois à la place Grenus, avant cela à la rue des Etuves et actuellement au 23, rue des Bains, qui sera sa dernière demeure.

Jérôme, Carl, Patrick et Douglas en 1982
Le Paradoxe a été créé en 1982 par Jérôme Piroué, Patrick Bertholet et Carl de Boulloche. Passionné par le cinéma et grand lecteur de science-fiction, Jérôme rêvait de devenir metteur en scène, écrivain ou libraire. C’est cette dernière option qui se réalisera. Etant devenu orphelin très jeune, il a pu se lancer dans cette aventure grâce à un héritage.
 
Jérôme et Patrick travaillaient auparavant à la libraire La Marge, au passage Malbuisson, les dinosaures se souviendront. A sa création en novembre 1982, Au Paradoxe Perdu a pris ses quartiers à la rue des Etuves, juste à côté de Cumulus (ouvert depuis 1976 !), une librairie spécialisée dans la BD franco-belge. Les deux commerces ont conclu une sorte d’accord de Yalta pour ne pas empiéter l’un chez l’autre: Au Paradoxe Perdu ne touchera pas à Tintin, Spirou, Gaston Lagaffe & C° et Cumulus ne s’intéressera pas aux comics américains ni à la science-fiction. Cet arrangement aurait pu cesser de fonctionner lorsque Au Paradoxe Perdu a déménagé quelques mètres plus loin, à la place Grenus, mais étant donné que L’Oreille Cassée n’était pas très loin non plus, ce partage à l’amiable est resté en vigueur.

Patrick Bertholet derrière la caisse du Paradoxe aux Etuves
Le magasin a tourné à la rue des Etuves de novembre 1982 à fin 1992 (30m2), puis à la place Grenus dès février 1993 (100m2 + 90m2 à l’étage, comme bureaux). Il s’est installé au 23, rue des Bains (90m2) en avril 2011, à son corps défendant. En effet, le propriétaire de l’arcade de Grenus, le patron du cinéma porno voisin, le Splendid, n’a eu de cesse d’obtenir l’évacuation de son locataire. La jouissance de la cave et de l’étage lui ont été retirés et le loyer augmenté, cela va de soi ; puis encore quelques augmentations de loyer et l’expulsion. Résultat des courses: après le départ du Paradoxe, l’arcade est restée vide une bonne année. Elle est maintenant occupée par des bijoux fantaisie. Il se dit que le patron du Splendid aurait voulu installer un club d’un genre particulier dans ce local, mais qu’il n’en n’aurait pas obtenu l’autorisation. Il aura en tout cas réussi à se débarrasser de la librairie qui lui déplaisait tant. Les bijoux fantaisie lui rapportent-ils un juteux loyer? Qui le saura... ?

The place to be !
Les débuts à la rue des Bains ont été difficiles. Les clients ne connaissaient pas la nouvelle adresse, le propriétaire de l’ancienne arcade n’ayant pas accepté l’affichage de l’information «Nous avons déménagé....» dans la vitrine, de toute manière borgne pendant un an. C’est une rue sans beaucoup de passage, même si elle encore relativement au centre-ville et proche de l’université. En face, il y a eu le chantier du nouveau Musée d’ethnographie pendant trois ans. Puis bingo: un arrêt de bus a été installé pile devant la vitrine. Certains anciens clients sont revenus, de nouveaux sont arrivés. On y voit parfois des parents, qui fréquentaient déjà Au Paradoxe Perdu quand ils étaient eux-mêmes gamins, y venir avec leurs propres enfants.


Depuis 1987, Jérôme Piroué est le seul maître à bord du vaisseau spatial Paradoxe. En 1986, alors qu’il séjournait en prison pour objection de conscience, il a été remplacé par un certain Marcello, qui a ensuite continué à faire quelques heures après le retour de son patron. Il est ainsi devenu le premier employé de la boutique. Après le départ des deux autres partenaires, c’est le modèle patron + employés qui a prévalu.

A la rue des Etuves, la librairie vendait essentiellement des livres de science-fiction et des polars jusqu’en 1986, des livres d’illustration, de photo et des importations USA. Des mangas dès 1985-86, lorsque les Etats-Unis ont commencé à publier Akira. Il y avait une demande pour des mangas en japonais aussi, jusqu’en 1996. A l’époque, rien ne paraissait en français et 100 exemplaires de Dragonball en japonais partaient en deux à trois mois. A l’époque, il fallait attendre trois mois pour une commande de comics américains, le magasin a pu en vendre dès décembre 1982. Les ventes ont toutefois rapidement décollé. Les VHS sont apparus dans les années -80, ils étaient achetés directement à Londres, puis importés. Il n’y avait que très peu de t-shirts et de jouets.

Jérôme Piroué (photo Laurent Guiraud, Tribune de Genève)

Autour de cette époque, Jérôme Piroué a fait un voyage aux Etats-Unis, pour refaire le parcours d’un héros d’un roman de Philip K. Dick, de Boise, Idaho à San Francisco. Son fournisseur US a attiré son attention sur la convention de San Diego (Comic-Con), qui se tient chaque été en Californie. Jérôme a fini par devenir un visiteur et un client régulier de cette convention, où il se fournissait notamment en planches originales. Il en a d’ailleurs monté la première exposition dans la minuscule échoppe de la rue des Etuves.

L’épisode de Star Wars, le Retour du Jedi, est sorti en 1983. Les figurines et les jouets ont commencé à sortir dès avant la sortie du film. Le magasin a été obligé de prendre un présentoir spécial pour cette marchandise, qui devait être plein (2000,- à 3000,- de marchandise). Les figurines sont parties en quelques semaines, puis un roulement s’est mis en place. Au bout d’un an, le fournisseur a informé Jérôme que Au Paradoxe Perdu était le plus gros vendeur de Suisse romande. Il a continué à en vendre, même après que La Placette (aujourd’hui Manor) avait arrêté.



Certaines commandes faites pour le magasin ont parfois causé des ennuis avec la douane: une commande du film Maladolescenza (Jeux interdits de l’adolescence, 1977) avec la jeune Eva Ionesco a été saisie pour cause de pornographie. Il est vrai que le film est actuellement interdit dans plusieurs pays pour cause de pédo-pornographie et le DVD est introuvable sauf une version édulcorée disponible en France. Un roman et un film comme Lolita seraient-ils encore possibles de nos jours ?

Certains créneaux sont devenus porteurs tout à fait par accident. Par exemple, lorsqu’un client a voulu commander des VHS de catch féminin, que le magasin n’avait pas en rayon. Le Paradoxe a commencé à stocker du catch, ainsi que les figurines correspondantes. Jusqu’à la fin des années -90, ces produits ont permis de dégager de très bonnes ventes. Il est arrivé la même chose avec les cartes de sport de chez Diamond : le magasin en a commandé trop par erreur, mais elles se sont très bien vendues quand même. Sur la base de cette expérience, Jérôme s'est mis à vendre des cartes Magic et Yu-Gi-Oh!, qui sont très populaires et très demandées. A la rue des Etuves, on trouvait déjà quelques cartes à collectionner Marvel ou DC Comics.

A l’inverse, certains rayons meurent à petit feu, les romans de science-fiction, par exemple. Ce rayon était important jusqu’au début des années -90. Puis, les seuls livres qui se vendaient encore étaient Star Wars ou Donjons et Dragons. Ce rayon a été éliminé lors du déménagement à la rue des Bains, mais en réalité, il était déjà mort depuis un certain temps. Les mangas continuent de se vendre, mais Au Paradoxe Perdu n’en n’a plus l’exclusivité, ce genre de marchandise étant désormais disponible dans les grandes surfaces.

 Au 23, rue des Bains (photo Laurent Pugin)

Les ventes de DVD ont également fortement chuté et le magasin n’en vend plus, sauf quelques exemplaires survivants qui sont en solde. Quand le DVD de Matrix est sorti, il s’en est vendu 120 exemplaires en quelques semaines, puis encore deux ou trois exemplaires par mois. Depuis que les films se téléchargent soit illégalement, soit via Swisscom ou Netflix, les DVD ne se vendent plus du tout. La librairie n’est pas la seule à en pâtir, les cinémas et les vidéos clubs tirent la langue également.

La situation est plus ou moins la même pour les CD de musique de film: il reste encore quelques clients mordus, mais le rayon est faible. Là aussi, iTunes et internet tuent le petit commerce, avec l’aimable concours d’Amazon.

Les baguettes Harry Potter ont rencontré un vif succès, mais le marché genevois est petit et il est maintenant saturé pour ce genre de produit. Les pipes du Seigneur des Anneaux sont encore recherchées et il y a eu un véritable engouement pour les masques de V for Vendetta, qui ont été récupérées par le mouvement Anonymous. Le Paradoxe continuait de répondre à la demande il y a quelques mois encore.



Bref, entre la concurrence d’internet, les loyers qui explosent et le salaire minimum obligatoire*), qui atteindra 4000,-/mois (+ charges sociales + assurances) d’ici à 2018, le petit commerce est mal barré. Le franc fort et le tourisme d’achat contribuent, eux aussi, à ce lent travail de sape. Si vous observez le paysage urbain de Genève, vous constaterez qu’il n’y aura bientôt plus que des grandes chaînes et des dépanneurs (alcool et cigarettes 24h sur 24). Au Paradoxe Perdu finira par tomber sur l’autel du Dieu Argent, après avoir fait rêver des clients de 7 à 77 ans. Un témoignage d’un client fidèle :
"To all my friends that I have ever bored with tales of THE English-language comic shop in Geneva, have a look at the last-but-one venue and owner, friend and all-around dude Jérôme Piroué. If you know your recent comics movies skip to 1 minute 55 seconds to see owner and shop, a home away from home to me in three locations now over three decades, somewhere I feel comfortable and unafraid to be me the way others do in pubs or at sports stadiums or wherever, Oh, and it's in French, no English subs. But I know that's not really a problem for those on my [facebook] feed"
https://www.youtube.com/watch?v=g139Lvl9iIE


Where's Superman when you need him ?


Voir aussi :

www.auparadoxeperdu.com

Le blog d'un grand fan:
https://sadfran.wordpress.com/2016/05/10/souvenirs-dun-comic-shop-au-paradoxe-perdu/ 

Article paru dans la Tribune de Genève le 11 mars 2015 ICI


Revue Point Final N° 1 : ICI

Le Paradoxe Perdu est le titre d’un roman de science-fiction de Fredric Brown

  
A la rue des Bains (photo Arthur Tourtellotte)

* ) le salaire minimum à 4000 CHF/mois a été refusé en votation populaire au printemps 2014, au motif que cela mettrait en danger les petites entreprises et les exploitations agricoles (CQFD). Le Conseil d’Etat genevois a adopté un arrêté en vertu duquel la convention collective pour le secteur de la vente de détail a force de loi et, partant, s’applique à tous les commerces. Les petits commerçants n’en n’ont pas été informés. L’arrêté a été publié dans la Feuille d’avis officielle et nul n’est censé ignorer la loi.

  

Arcades genevoises disparues et remplacés par de grandes enseignes: 

-       Literart, librairie allemande, avalée par Payot et qui sera remplacée, dit-on, par une pharmacie (il y en a déjà 5 ou 6 dans un périmètre de 300 m)

-       Le Radar et la Crémière, remplacés par Benetton

-       Le Relais de l’Entrecôte, remplacé par un restaurant concurrent identique. Forte augmentation de loyer plus que vraisemblable

-       La poissonnerie Ziwi, à la rue de la Rôtisserie a cédé la place à la pizzeria Quirinale, tenue par le prince Emmanuel-Philibert de Savoie - qui est maintenant fermé (4.2016) et sera remplacé par un autre restaurant

-       Au Vieux Paris, liquidation en cours. L’immeuble et les arcades vont subir une rénovation radicale. Les paris sont ouverts : Starbucks, Dessange, un dépanneur…. ? Mise à jour: un salon de beauté et une auto-école occupent dorénavant les deux arcades (4.2016)

-       le très populaire bar à café Cristallina à la rue du Rhône (probablement une bijouterie….)

-       la Coutellerie des rues basses a permis à PKZ de s’étendre

-       les deux restaurants Mövenpick : l’une des arcades abrite maintenant une horlogerie de grand luxe, l’autre a vu défiler une kyrielle de restaurants, actuellement un Mike Wong (fast food asiatique), alors que Mövenpick a très bien survécu à cet emplacement pendant des décennies

-       Tati et toute la galerie annexe de Malbuisson est devenue le très chic Fourty-Two, rue du Rhône , avec une bijouterie Harry Winston. A un jet de pierre de là, on trouve Tiffany. A 500m, un magasin de fringues cède la place à un troisième diamantaire.

-       le tea-room la Biscotte au rond-point de Plainpalais s'est fait déloger. Remplacé par un autre tea room (mais pourquoi diable avoir chassé les tenanciers historiques?)

-       l'antiquaire scientifique à la rue du Perron sera remplacé par un marchand de vélo. Voir ICI

-     La Gaité, magasin de farces et attrapes à la rue de la Rôtisserie. Le magasin aurait fêté son centenaire en 2028. 



Parmi les survivants:
-       L’Araignée rouge aux Eaux-Vives
-       La Gaieté, rue de la Rôtisserie
-       Votre Santé, magasin diététique au Bd Carl-Vogt (1974) 
-       le cinéma porno Le Spendid, voir ICI
-       Informatika, 65 Bd de Saint-Georges, qui existe depuis 22 ans (1993)
-       Cycles Girard, 3-5 rue Hoffmann, depuis 56 ans (1959)

et plusieurs drôles de magasins à la rue des Corps-Saints : une boucherie, un luthier, un grainetier, l’épicerie Lyzamir, un magasin qui vend des machines à écrire….

Sur ce sujet, voir aussi:
et

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Aaah, Tiina, quelle nostalgie... A part cela, nous avons exactement le même problème à Georgetown... quelle tristesse... les banques, les commerces, les restos... too big to fail?? Pas vraiment... pour les librairies. Ici, à Washington, notre Barnes and Noble local a fermé ses portes pour donner place à un magasin Nike, au grand desespoir de Jessica. Mais merci pour ton témoignage du Paradoxe. C'est en effect une page qui se tourne, pour Jérôme, et pour la SF et les comics à Genève...

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