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jeudi 3 janvier 2013

Entre deux voix de Jenny Sigot Müller


Synopsis: Une jeune interprète fait ses premiers pas dans la profession. Elle se rend vite compte qu’il est difficile de se faire une place sur le marché et que les interprètes expérimentés craignent la concurrence que représente la jeune génération. Certains sont prêts à tout pour la faire disparaître.... Un roman à suspense, entrelardé d’une histoire d’amour, qui cherche à brosser un tableau de notre profession.

Le métier d’interprète de conférence est foncièrement toujours le même: il s’agit de transposer un message, de préférence oral, d’une langue à l’autre. Pour ce faire, les interprètes de conférence qui travaillent en simultanée se partagent, à deux, une cabine dans laquelle ils travaillent avec des écouteurs et des micros. Toutefois, selon qu’on soit fonctionnaire à la Cour de Justice européenne ou free lance en Amérique du sud, notre rythme de vie quotidien sera totalement différent. En lisant les aventures de Sonia Clancy, héroïne de Entre deux voix, je constate que mon expérience professionnelle ne correspond en rien au vécu d’une jeune interprète basée à Zurich.


Partager un espace exigu avec un(e) collègue qu’on n’a pas choisi n’est certes pas toujours facile, mais tout le monde fait un effort pour que la cohabitation se passe bien. Pour l’auteur, déterminer qui commencera à travailler en premier, qui prendra la première demi-heure dans notre jargon, donne lieu à toutes sortes de stratégies et de mini-drames. Il est vrai qu’on a souvent de la peine à se décider. Dans certaines organisations, où les réunions commencent systématiquement en retard, la première demi-heure est pour ainsi dire un cadeau. Dans d’autres, on doit s’organiser avec les autres cabines pour couvrir les relais 1), auquel cas ce sont les éventuels rendez-vous des uns et des autres ou le besoin de pouvoir passer un coup de fil à un moment précis qui décideront qui commence ou pas. Etre chef d’équipe vous fera prendre la demi-heure qui coïncide avec la fin prévue de la réunion. Et parfois on tirera au sort, mais il n’y a aucun avantage ou supériorité à être celui qui commence ou pas.

L’auteur nous décrit des interprètes qui insistent pour être assis à gauche ou à droite, d’autres qui notent les erreurs de leur collègue dans un petit carnet. Il y en a même qui allument le micro de leur collègue à leur place. Ce sont sans doute des us et coutumes qui ont cours outre-Sarine, car je n’ai jamais eu vent de ce genre de pratiques. Il semblerait aussi que la lumière s’éteigne et que la musique retentisse chaque fois qu’une réunion commence, un peu comme si on était au cinéma. Personnellement, cela ne m’est jamais arrivé, sauf peut-être au commencement d’un congrès syndical, lorsqu’on veut marquer le coup avec un son et lumière. J’apprends aussi que les interprètes donnent toutes sortes de noms à leur lieu de travail: la cabine, bien sûr, mais aussi la boîte, la cabane, la prison, les catacombes, le cockpit, la maison, la cage, les kits de verre... on pourrait encore ajouter le carnotzet ou le tipi, pourquoi pas? Les cabines que fréquente l’auteur sont en verre sur 360°, raison pour laquelle elle les compare à des cages de verre. Elle appelle ses collègues des cocabinières, alors que le terme que nous utilisons est concabin(e).

La cage de verre
Une des questions qu’on nous pose éternellement, après «mais comment vous faites?» ou encore «vous parlez combien de langues» est: «Vous travaillez pour une agence?» Patiemment, nous répondons pour la 739ème fois que non, nous ne travaillons pas pour une agence, nous sommes free lance, mais Sonia Clancy reçoit ses offres de travail, ses «mandats», par le biais d’une agence, qui semble toujours l’appeler la veille pour le lendemain. Elle n’a que l’anglais et le français, certes aller-retour, mais on l’envoie à Bruxelles faire un comité d’entreprise européen, où une dizaine d’interprètes chuchotent chacun pour leur délégué 2). Or, quiconque a déjà participé à une réunion en chuchotage sait fort bien qu’à dix langues, c’est tout simplement impossible à cause du brouhaha que cela entraîne. Plus personne ne parvient à entendre quoi que ce soit. Et puis, que se passe-t-il si le représentant des travailleurs danois voulait prendre la parole? Un retour en consécutive 3)? On y passerait une semaine. A moins qu’il ne s’agisse d’un comité d’entreprise où il n’y a que le Big Boss qui parle et les délégués travailleurs ne font qu’écouter sagement.
 
Le chemin de cette jeune interprète est semé d’embûches. On lui fait remarquer qu’elle aura de la peine à percer, étant donné qu’elle n’est pas bilingue. Voilà encore une idée reçue que les professionnels ne cessent de combattre: pour devenir interprète, nul besoin d’être bilingue, il faut surtout avoir une langue maternelle solide, qui ne dérapera pas sous l’effet du stress ou de la vitesse. Les bilingues sont souvent alingues et n’ont pas de vraie langue maternelle. Il y a bien sûr de vrais bilingues, mais ils sont plutôt l’exception que la règle. Quid alors des interprètes qui ont quatre langues passives? Devraient-ils être pentaligues?




Anglais-français ne suffit pas toujours
Ensuite, il y a les collègues chevronnés qui la redoutent, car elle leur fait concurrence. Il y en a même une qui l’enferme dans la cabine - la cage de verre - au terme de la journée de travail. C’est vraiment à se demander comment elle a pu faire, étant donné qu’il n’y a pas de verrous aux portes des cabines (pourquoi y en aurait-il?), ni à l’intérieur ni à l’extérieur. Il arrive bien que des gens frappent à notre porte avant d’entrer, ce qui est totalement absurde, car nous ne pouvons ni crier «Entrez!» ni nous lever pour ouvrir la porte.

L’auteur nous décrit la grande variété de sujets que nous avons à traiter dans notre vie professionnelle. Lorsqu’un avocat a besoin d’une interprète anglais-français au CERN, à Genève, on fait venir Sonia Clancy de Zurich, car on ne trouve pas d’interprètes dans la ville qui abrite une demi-douzaine d’organisations internationales. Une fois son badge en main, elle va partout-partout, car aucune porte ne lui résiste. Lorsqu’on la recrute pour une conférence médicale, elle se prépare en ingurgitant des séries télé américaines à haute doses, pour s’habituer à la vue du sang. Elle travaillera pour l’assemblée générale d’une compagnie pharmaceutique qui se déroule dans un stade, un lieu assez grand pour accueillir des milliers d’actionnaires. Elle aura même l’occasion d’interpréter le président des Etats-Unis, qui se déplace à Zurich à l’occasion de l’attribution d’un championnat sportif à une ville-hôte. Celui-ci insistera pour qu’elle pose à ses côtés sur la photo officielle, qui fera la une de tous les journaux dès le lendemain.


Décidément, j’ai beau avoir quelques heures de vol avec mes vingt-deux ans d’expérience dans la profession, je ne me reconnais pas du tout dans la description qu’en donne Jenny Sigot Müller. Elle affirme notamment que les interprètes ont une autre voix lorsqu’ils travaillent, d’où le titre de l’opus. Nous revêtirions une voix de travail, un peu comme l’avocat qui revêt sa robe. Cela ne m’a jamais frappée. Il est clair que nous passons notre temps à prononcer des idées qui ne sont pas les nôtres, mais notre voix reste la même. Je ne peux que constater que le marché zurichois m’est totalement étranger et que nos vécus ne coïncident manifestement pas.


La rivalité existe, c’est indéniable. Certains collègues sèment des insinuations malveillantes pour éliminer la concurrence, sans forcément qu’il y ait de clivage jeune/vieux. Il est vrai aussi que certains jeunes interprètes arrivent en conquérants, comme si le monde n’attendait qu’eux. Ceux-là seront plutôt fraîchement accueillis par leurs aînés et le jour où on apprend qu’ils sont devenus fonctionnaires à l’ONU, tout le monde pousse un soupir de soulagement, car cela signifie qu’on n’aura plus à les croiser (voir L’ONU a mal à ses interprètes). Il y a, par ailleurs, beaucoup de nouveaux venus qui savent avoir la bonne attitude, tout en faisant preuve de compétence et de collégialité et qui s’intègrent harmonieusement dans le petit univers que nous formons. Cela vaut pour n’importe quel groupe humain. Le nouveau qui débarque, quel que soit son âge ou sa profession, aura intérêt à commencer par faire profil bas et observer ce qui se fait et ce qui ne se fait pas.





Si ce roman avait pour but de faire connaître notre profession, on aurait alors aimé qu’il soit un peu plus proche de la réalité. La fiction permet certes une grande liberté, mais point trop n’en faut non plus. Lorsque Sonia Clancy se fait enfermer dans la cabine par sa collègue (???), elle regrette que les écouteurs aient déjà été rangés dans une valise (???) et qu’il soit par conséquent impossible de se relier aux haut-parleurs dans la salle (???). On nage en pleine science fiction. Elle se lie d’amitié avec divers délégués, ce qui est généralement très mal vu. On attend de nous une certaine distance et une certaine discrétion.



Je vais sans doute passer pour une vieille aigrie qui n’aime pas voir arriver de brillants jeunes concurrents. Je souhaite néanmoins beaucoup de succès littéraire à Jenny Sigot Müller, même si cela signifie que nous aurons encore beaucoup de mythes à détricoter. Je me console en me disant que les films et les séries-télé sur les chirurgiens esthétiques ou les médecins légistes sont encore plus fantaisistes que tous les romans qui décrivent notre profession. La fiction est tellement plus marrante que la réalité!




Quatrième de couverture:Jusqu’où iriez-vous par amour ? est une question fréquente. Mais jusqu’où iriez-vous par haine ? Jusqu’où ?Sonia Clancy, jeune interprète de conférence diplômée a tout pour réussir. Elle est motivée, sérieuse, douée pour les langues. Mais c’était sans compter sur un détail ou plutôt une personne qui allait croiser son chemin.Très vite, la cabine, son lieu de travail, se transforme en cage de verre et entre ses parois oppressantes, Sonia risque à tout moment de perdre sa voix.Premier roman de Jenny Sigot Müller, « Entre deux voix » ouvre les portes de la cabine d’une interprète de conférence, ce huis clos méconnu du public où tout devient possible, même l’impensable.

Voir aussi:
Le site du roman : ICI  
Jenny Sigot Müller au journal télévisé du 30 novembre 2012: ICI
Article dans Migros-Magazine: ICI
La page facebook du roman: ICI
Disponible sur amazon.fr: ICI
Interview dans WSLintern: ICI 
(Institut fédéral de recherche sur la forêt, la neige et le paysage WSL)


Relais, pivots et retours (2)
Relais, pivots et retours (3)

2)  Jenny Sigot Müller lit un extrait de son roman: ICI
Aussi sur vimeo

3) L’interprète chuchote dans l’oreille du délégué. Lorsque celui-ci veut prendre la parole, l’interprète prend des notes et reproduit le message dans une autre langue. C’est l’interprétation consécutive, qui ne peut fonctionner qu’entre deux langues. On peut également traduire une phrase à la fois, sans prendre de notes.

7 commentaires:

Anonyme a dit…

C'est vrai que pour le peu que je connais la carrière, son roman ne m'a pas vraiment paru réaliste, merci de confirmer mes impressions !
(Toutefois, ça fait plaisir de lire un livre avec une interprète comme personnage principal)

Tiina a dit…

Pour une réunion à quatre langues, l'auteur écrit "nous étions quatre équipes de deux interprètes". Il me semble qu'on devrait plutôt dire "une équipe de huit interprètes". Deux interprètes forment une cabine, à moins qu'il ne s'agisse d'une réunion bilingue.

Tiina a dit…

Un autre texte, rédigé par une collègue interprète:
http://www.tolmacka.blogspot.fr/2013/01/entre-deux-voix-litteralement.html

Tiina a dit…

Commentaire reçu d'une collègue à qui j'ai prêté le livre: "Je viens de finir le livre et je pense qu'il est peut-être mieux qu'il ne soit pas lu par trop de gens qui ne connaissent pas l'interprétation."

C'est bien mon avis aussi ;-)

Unknown a dit…
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
Unknown a dit…

je vous trouve bien dure envers notre jeune collègue, et contrairement à ce que vous avancez , certaines situations décrites sont tout à fait plausibles : le harcèlement peut miner quelqu'un , l' empêcher de travailler , lui saboter le marché . J' en ai été victime pendant 15 ans et la personne en question( fonctionnaire) a fini par se faire renvoyer de l' institution internationale dans laquelle je travaillais..mais ce furent pour moi 15 ans de galère ..bon cette personne ne m' aura pas mis de somnifère dans mon thé, je vous l' accorde.Les collègues qui notent les erreurs des concabins sur un petit carnet?, oui cela arrive, je les ai vus ( sic).Les écouteurs dans une valise ?( oui avec certains systèmes de bidules c'est là qu'ils atterissent.) . La voix d'un interprète au micro ?oui elle peut en effet être différente que dans" le civil",au micro , la voix est souvent plus calme plus posée.Les contacts avec les délégués sont mal vus?? que faites vous dans une mission où tout se passe en consécutive ?les missions "syndicats" dans un village paumé ,par exemple où nous sommes tous dans le même hôtel, dans le même restaurant.. faut il éviter tout contact ? en vertu de quelle loi? C'étaient quelques exemples parmi d 'autres . Je pense qu' il faut être un plus tolérant face à une jeune collègue ,qui peut 'être, n 'a pas comme nous, l 'experience d' une organisation internationale avec 24 langues officielles et 24ans de métier .Il ne faut pas oublier qu il s'agit d'une fiction et qu' il est évident que par moments ,nous sommes en plein fantasme .( conditions d' engagements, Clinton etc..) Mais pourquoi pas? Il ne s'agit pas d' une étude sociologique ou psychologique du métier. Contrairement à vous, j' ai trouvé ce livre intéressant , il décrit fort bien l'atmosphère, le stress en cabine, la concurence, les différents défis à relever, les difficultés du métier .Que Jenny S. force le trait, je suis d'accord mais de là, à descendre son livre, il y a une marge. J' ai 40 ans d' heures de vol", et je puis vous assurer que j 'ai vécu personnellement certaines situations "d'entre deux voix ."

allons chère collègue, un peu d'indulgence . Nadia Stein

Tiina a dit…

Chère Nadia,
Ce billet n'est que mon avis personnel et subjectif. J'en ai plus qu'assez que les gens se fassent une idée erronnée de notre métier, qu'ils s'imaginent qu'on fréquente les grands de ce monde (ça arrive, mais c'est rare). Les écouteurs rangés dans une valise, oui, c'est le cas avec les systèmes portatifs, mais le problème dans le roman, c'est que les écouteurs ayant été rangés, Sonia Clancy ne peut plus se faire entendre dans les haut-parleurs dans la salle. Et c'est vrai qu'il y a parfois des haut-parleurs, mais ils répercutent l'original, pas les interprètes (comment choisir quel canal?)

Encore récemment, la Tribune de Genève parlait de traduction instantanée. Un article dans les Inrocks parle d'une erreur de traduction (évidemment, pas d'interprétation) au Parlement européen: http://www.lesinrocks.com/2013/12/17/actualite/ivg-comment-une-erreur-de-traduction-a-fausse-le-vote-du-parlement-europeen-11453465/ . Ils écrivent ceci: "Pour des raisons pratiques, l’Union Européenne a décidé de désigner cinq interprètes principaux : l’anglais, le français, l’espagnol, l’allemand et l’italien. Ils servent de référents aux autres, qui traduisent en différé." Eh bien non, il n'a jamais été décidé que les relais (traduire en différé) se trouveraient forcément dans les cabines EN, FR, ES, IT et DE. Il serait totalement inconcevable de désigner certaines langues/cabines comme étant "principales", imaginez le tollé! Les gens ne comprendront jamais comment ça marche et ça m'énerve qu'on continue à leur servir des salades qui n'ont pas grand chose à voir avec notre vie quotidienne en cabine.

Merci de votre commentaire, j'apprécie le débat et l'échange!

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