Rechercher dans ce blog

mercredi 31 juillet 2013

The Interpreter de Suki Kim




You must never forget your language; once you do, you no longer have a home.


Contrairement à ce que pourrait laisser entendre le titre de ce roman, le premier d’une jeune Américaine d’origine coréenne, la profession d’interprète n’est pas au coeur de l’intrigue. Ce n’est qu’un moyen, presque une coïncidence, permettant à la protagoniste, une jeune interprète judiciaire, de démêler l’écheveau entourant le meurtre de ses deux parents, tous deux abattus d’une seule balle en plein coeur.

Le roman décrit la vie des immigrés coréens aux Etats-Unis - plus particulièrement à New York - qui travaillent douze heures par jour et sept jours sur sept, dans des échoppes de fruits et légumes. C’est certainement l’expérience personnelle de l’auteur qui lui permet de décrire ce que ressent la génération 1,5, c’est-à-dire ces enfants d’immigrés, la deuxième génération, ceux qui ne sont plus vraiment Coréens, mais pas Américains non plus; ces enfants qui doivent servir d’interprètes à leur parents, que ce soit devant les services d’immigration, le fisc ou encore le médecin ou les pompes funèbres.

C’est ainsi que Suzy Park, l’héroïne du roman, finit par devenir interprète coréen-anglais pour les autorités américaines, comme l’était sa grande sœur Grace avant elle. Who’s side are you on? est une question qui revient comme une rengaine tout au long de l’intrigue. En effet, les Coréens convoqués devant la justice finissent souvent par être expulsés du pays ou condamnés pour avoir employé de la main-d’œuvre clandestine et Suzy Park est tiraillée entre sa conscience professionnelle et la nécessité de garder son job d’une part et le désir d’aider ses compatriotes soumis à l’interrogatoire d’autre part. 

Suki Kim
Au hasard de ses affectations professionnelles, elle sera confrontée à un témoin qu’on interroge pour une affaire de dumping salarial et de travail au noir. Il a connu ses parents, assassinés cinq ans plus tôt, sans que le crime n’ait jamais été résolu. Elle ne résistera pas à la tentation de remplacer les questions idiotes du District Attorney (Quel genre de contrat ont vos travailleurs? Suivent-ils une formation?) par des questions qui lui paraissent plus pertinentes, comme par exemple: Que s’est-il passé, il y a cinq ans, lorsque les époux Park ont été abattus? Avez-vous une idée de qui pouvait leur vouloir du mal? Elle doit alors garder son sang-froid lorsque le témoin lui répond que les Park n’étaient pas exactement populaires au sein de la communauté coréenne et qu’il n’y avait pas grand monde pour pleurer leur mort. Elle doit aussi veiller à ne pas perdre le fil de l’interrogatoire et servir des réponses bidon mais néanmoins cohérentes au sujet de la santé et sécurité au travail dans les épiceries coréennes.

On retrouve le même genre d’astuce, de tromperie même, dans The Greek Interpreter d’Arthur Conan Doyle. Un homme maîtrisant le grec est kidnappé par des bandits afin de servir d’interprète lors de l’interrogatoire d’un vieillard qu’ils détiennent. Il détourne le jeu des questions-réponses afin de venir en aide à la victime, afin de la sauver ainsi que sa fille. Le héros de Corazón tan blanco de Javier Marias, quant à lui, se vante de déformer un dialogue entre deux chefs d’Etat, ce qu’aucun interprète sain d’esprit ne rêverait de faire, à moins de souhaiter mettre rapidement un terme à sa carrière. N’oublions pas non plus que lors de rencontres de haut niveau, chaque partie apporte ses propres interprètes et vient accompagné de toute une suite. Une telle supercherie est donc parfaitement impensable.


Suki Kim donne une image réaliste du travail de l’interprète, une profession qu’elle pratique certainement elle-même. Pas de glamour ni de limousines, pas de champagne dans des réceptions clinquantes. C’est une agence qui lui indique où aller, quel jour et à quelle heure, en lui laissant un message sur son répondeur. Suzy Park envoie ensuite un compte rendu de sa prestation et touche une rémunération qui ne semble pas être mirobolante. Les habits chics qu’elle porte lui ont été offerts par son amant, un homme d’affaires qui lui téléphone des aéroports du monde entier. 

Même si l’interprétation judiciaire n’est pas exactement comparable à l’interprétation de conférence, les grandes lignes restent les mêmes: 
«It cannot be due to her bilingual upbringing, since not all immigrant kids make excellent interpreters. What she possesses is an ability to be at two places at once. She can hear a word and separate its literal meaning from its connotation. This is necessary, since the verbatim translation often leads to confusion. Languages are not logical. Thus an interpreter must translate word for word and yet somehow manipulate the breadth of language to bridge the gap. While one part of her brain does automatic conversion, the other part examines the linguistic void that results from such transference. It is an art that requires a precise and yet creative mind. Only the true solver knows that two plus two can suggest a lot of things before ending up at four» (chapitre 8).

L’auteur décrit aussi la neutralité et l’impartialité dont doit faire preuve l’interprète, même si elle se trouve entre le marteau de l’autorité américaine et l’enclume du compatriote interrogé. «The interpreter is the shadow. The key is to be invisible. ... One of the job requirements was no involvment: shut up and get the work done.» (chapitre 2). Toutefois, lorsqu’elle commence à toucher à la vérité et à comprendre ce qui s’est tramé derrière la mort de ses parents, elle sent qu’elle doit renoncer à son rôle d’intermédiaire linguistique: An interpreter cannot pick sides (chapitre 23). Elle efface tous les messages de l’agence et dort pendant des heures et des jours: The dream of the interpreter who no longer remembers her language. Suzy Park a non seulement perdu ses parents cinq ans plus tôt, mais elle ne reverra plus jamais sa sœur Grace, qui parcourt le roman tel un fantôme, un souvenir, Grace qui a été l’interprète de leurs parents quand Suzy était trop petite pour comprendre. Enfin, Suzy doit renoncer à sa profession, car sa conscience ne lui permet plus de continuer sur cette voie.


C’est l’histoire d’un double meurtre, mais c’est surtout l’histoire de deux cultures diamétralement opposées et de la difficulté de se trouver à cheval et en porte-à-faux entre les deux. La célébration de Thanksgiving semble être l’étalon absolu de l’américanité, quelque chose qui restera à jamais étranger et inaccessible à la génération 1,5 à laquelle appartient l’héroïne. La très belle plume de Suki Kim démontre toutefois qu’on peut très bien trouver sa place dans The Land of the Free, tout en gardant la fierté de ses racines. Un roman qui se lit avec plaisir et qu’on pourrait très bien adapter au cinéma. A bon entendeur...!
* * * * * * *
The Interpreter de Suki Kim, paru en 2003 aux éditions Picador, New York, ISBN 0-312-42224-5
Paru en français aux éditions Calmann-Lévy en 2004, sous le titre L’interprète, traduction de Maire Boudewyn, ISBN 978-2702134955 

Voir aussi:
Arthur Conan Doyle,1893, The Greek Interpreter 

Javier Marias,1992, Corazón tan blanco

Aussi paru sur le blog de l'aiic

vendredi 21 juin 2013

Les tribulations d’un centenaire polyglotte




ATTENTION: SPOILERS!

Ne lisez ce texte que si vous avez déjà lu ce roman ou n’avez pas l’intention de le lire!

Le centenaire qui sauta par la fenêtre et disparut - ou Le vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire, selon son titre officiel en français - est un best-seller d’un auteur suédois, Jonas Jonasson, traduit en de nombreuses langues et dont l’adaptation cinématographique est prévue pour bientôt (réalisé par Felix Herngren, sortie décembre 2013). Ce qui m’a frappée dans ce roman est non seulement son intrigue formidable et son humour très pince-sans-rire, mais aussi le fait qu’il y soit beaucoup question de langues.

Il y a tout d’abord le père du personnage principal, Allan, celui qui deviendra centenaire, qui part pour la Russie, à l’époque de la révolution bolchévique. Il constatera qu’il n’y a rien d’étonnant à ce que le peuple russe soit analphabète, il n’y a qu’à regarder l’alphabet qu’ils ont (chapitre 4)! Le père a eu la mauvaise idée de prêter allégeance au tsar juste avant l’avènement de Lénine; Allan, devenu orphelin, se voit contraint d’aller travailler à l’usine, plus précisément une usine d’explosifs, où il fera la connaissance d’Esteban, un Espagnol qui a atterri là grâce aux services d’un prêtre-interprète incompétent, qui n’a pas compris qu’Esteban savait cueillir des tomates et rien d’autre. L’Espagnol apprendra le suédois et le Suédois l’espagnol. Les deux amis partiront ensuite pour l’Espagne à l’époque de la guerre civile (chapitre 7).



Ayant, un peu par hasard, sauvé la vie du Caudillo, Allan se voit offrir le voyage pour rentrer au pays. Il choisit cependant de prendre le premier bateau en partance et atterrit ainsi aux Etats-Unis (chapitre 9). Il explique à l’interprète des services d’immigration qu’il vient de Suecia et montre la lettre de recommandation que Franco lui a remise. C’est parce qu’il parle l’espagnol qu’on l’envoie à Los Alamos, où il apprendra l’anglais en servant le café à ces messieurs du Projet Manhattan. Ayant donné un sérieux coup de pouce aux Américains pour leur bombe atomique, Allan deviendra potes avec Harry Truman, qui l’envoie en Chine pour faire sauter quelques ponts et ainsi soutenir le Kuomintang dans sa lutte contre le communisme. Il apprendra évidemment le chinois, à force de fricoter avec le cuisiner qui accompagne le groupe de résistants à ce pantin de Mao (chapitre 11).

Une fois sa mission en Chine terminée, Allan décide de rentrer en Suède, en franchissant l’Himalaya à pied ou, pourquoi pas, à dos de chameau. Le marchand de chameaux veut lui refiler sa fille pour le même prix, mais celle-ci ne parle qu’un dialecte tibétain. Allan se dit alors qu’il préfère encore bavarder avec sa monture. En route, il rencontre trois autres voyageurs et tente de communiquer avec eux: il essayera l’espagnol, le chinois, le suédois... C’est finalement l’anglais qui leur permettra de s’entendre. Il s’agissait de révolutionnaires iraniens, qui espéraient importer le communisme dans leur pays (chapitre 11). Arrivé à Téhéran et au terme de quelques rebondissements explosifs, Allan ira frapper à la porte de l’ambassade de Suède où il sera admis grâce au fait qu’il parle le dialecte du Södermanland et que les locuteurs de cette langue ne courent pas les rues en Iran (chapitre 13).

Après plusieurs détours, Allan se retrouve en Union soviétique. Il a été kidnappé pour sa bonne connaissance de la dynamite et de sa participation à l’élaboration de la bombe atomique. Il se retrouvera à table avec Stalin, Beria et quelques autres convives, ainsi qu’avec un personnage parfaitement insignifiant, qui n’a reçu ni à boire ni à manger et que tout le monde ignore: il s’agit de l’interprète. Celui-ci tombera dans les pommes quand Allan suggère à Staline de raser sa moustache. Notre héros finira par être condamné à trente ans de goulag. Lors de son transfert, il fait la connaissance de Herbert Einstein, le demi-frère d’Albert, qui a grandi en Italie et qui a été kidnappé pour les mêmes raisons qu’Allan, sauf qu’il y a eu erreur sur la personne. Entre l’italien et l’espagnol, les deux compères arrivent à se comprendre et deviendront les meilleurs amis du monde (chapitre 16). Après cinq ans passés à Vladivostock, Allan parle couramment le russe et rafraîchit son chinois en bavardant avec les marins qui accostent souvent au port.



Ayant réussi à s’évader dans des circonstances rocambolesques, les deux amis se dirigent à pied vers la Corée du Nord. Ils ont réussi à chiper les uniformes d’un maréchal soviétique et de son chauffeur, ainsi que leur véhicule. Allan, qui parle le russe, jouera le rôle du chauffeur et Herbert ne doit apprendre qu’une seule phrase: «Je suis le maréchal Meretskov d’Union soviétique. Conduisez-moi à votre dirigeant». Malheureusement, il est aussi bête que son demi-frère est intelligent et, incapable de mémoriser ces quelques mots, il dira: « Je suis le dirigeant, conduisez-moi en Union soviétique». Fort heureusement, le garde nord-coréen ne comprend pas le russe et Allan, jouant les interprètes, lui transmet la bonne phrase, en chinois (chapitre 18). Arrivés auprès de Kim-Il-Sung, Allan parvient à bavarder tant avec le Grand Timonier en visite qu’avec le Leader Bien-Aimé, ce qui lui permettra de sauver sa peau, ainsi que celle de Herbert.

Les deux amis, quittant la Corée du Nord, atterrissent à Bali où Herbert s’éprend d’une serveuse aussi bête que lui, qui a appris l’allemand par erreur. Son père voulait lui faire apprendre la langue de la puissance coloniale, le néerlandais, pensant ainsi améliorer ses perspectives d’avenir. Manque de bol, il s’est trompé de méthode Assimil, mais cela a fini par tourner à l’avantage de la jeune femme, puisque Herbert et elle ont ainsi pu exprimer leur amour l’un pour l’autre dans la langue de Goethe. En dépit de sa stupidité, la jeune femme, Amanda, a réussi à devenir ambassadeur d’Indonésie et se fait envoyer à Paris. Nous sommes en mai 1968. Elle est invitée à se présenter à l’Elysée pour son accréditation, au moment même ou Lyndon B. Johnson est en visite. Madame l’ambassadeur est accompagnée d’un interprète barbu et chevelu (Allan) qui ressemble au Bon Sauvage de Bornéo. Allan reformule de A à Z les propos d’Amanda, qui sont d’une bêtise insondable et reconnaît l’interprète du président américain, qui est précisément celui qui s’était évanoui quelques chapitres plus tôt. C’était en réalité un espion soviétique! (chapitre 23).

Allan finira par rentrer au pays, ayant passé la majeure partie de sa vie en tant que clandestin, prisonnier ou détenteur d’un faux passeport, émis par les autorités du pays correspondant. Il est athée, apolitique et polyglotte, avec un penchant certain pour la gnôle.

Ayant lu le roman en suédois, en le comparant à d’autres versions linguistiques (en guise de béquille), j’ai pu constater que la traduction allemande est sans aucun doute la meilleure, la plus fidèle. Le traducteur anglais a très souvent pris la liberté de supprimer des phrases, voire des paragraphes entiers, sans que cela ne se justifie aucunement (jeux de mots intraduisibles, par exemple). Quant à la version française, la traductrice a carrément inventé des mots nouveaux: une personne qui s’exprime dans la langue natale ou encore quelqu’un qui part pour le Lettland (capitale: Riga).

On aimerait bien lire la suite des aventures de ce sympathique centenaire, qui affirme que rien ne dure éternellement, si ce n’est la bêtise humaine.


samedi 8 juin 2013

Scripta volant, verba dolent - ou comment réduire à néant la communication multilingue internationale




Before we embark on the actual discussion, let me remind you that if you have prepared written statements, please provide copies to the interpreters beforehand. You can do so via the Secretariat on the podium. And furthermore please read at a reasonable pace to ensure optimum translation.


L’éloquence du bon vieux temps est une espèce en voie de disparition, du moins dans les organisations internationales. Notre métier devrait être consacré à la communication orale, mais de plus en plus souvent, nous nous retrouvons à faire de la traduction non seulement simultanée, mais aussi spontanée et aveugle. Cela équivaut à faire du monocycle les yeux bandés: pas impossible, mais nettement plus difficile et avec un risque de chute nettement accru.


Bien souvent, la communication est faible voire inexistante entre le secrétariat de la réunion et les interprètes; quant aux délégués, ils ignorent en général jusqu’à notre existence. C’est ainsi qu’ils liront leur discours, voire leur thèse de doctorat, sans soucier le moins du monde de savoir si leur message passe dans les autres langues. Pour les anglophones, les autres langues n’existent d’ailleurs tout simplement pas. Ou alors, ils pensent que ce sont des assistantes trilingues qui lisent leur discours, dans les cabines magiques, loin, là-haut, et qui convertissent leur texte dans les autres versions linguistiques. Après tout, il n’y a qu’à répéter ce qui est écrit, ce n’est pas bien sorcier... Et pendant ce temps-là, nous pleurons des larmes de sang et nous nous arrachons les cheveux par touffes entières, en nous demandant ce que nous sommes venus faire dans cette galère. 

Demosthenes Orator

Il faut reconnaître qu’il arrive que nous recevions le texte, parfois même avant qu’il ne soit lu. Cela peut être un discours prononcé (très vite) en espagnol, avec l’accent brésilien et qui nous sera distribué (mal) traduit en anglais, prétendument pour nous faciliter la tâche; une intervention rédigée à la main, avec flèches, ratures et rajouts, le tout plus ou moins intelligible; un discours en arabe ou en chinois, tel quel; ou alors le délégué prononce autre chose que le texte qui nous a été distribué. La mention Check Against Delivery signifie que c’est à nous de remarquer quand l’orateur s’écarte de ce qui est écrit. Les discours très importants sont en général distribués à l’extérieur de la salle, a posteriori  – on pense aux journalistes, mais pas aux interprètes.



Les langues exotiques peuvent aussi, moyennant un peu d’organisation, avoir voix au chapitre. Dans ce cas-là, un discours en farsi sera traduit en anglais et un représentant de la délégation iranienne viendra en cabine anglaise montrer du doigt à l’interprète, qui lit, où on en est dans le texte. Et les autres cabines prennent alors en relais sur la cabine anglaise. Dans la salle, on n’y voit que du feu!

De plus en plus souvent, les délégués lisent directement sur l’écran de leur ordinateur, voire de leur téléphone, selon le credo du Paperless Office ou du Paper Smart Meeting. C’est sympa pour les arbres, mais pas très sympa pour nous. Imaginez donc devoir traduire à partir de phrases entendues une fois - verba volant - et débrouillez-vous! Nos propos deviennent parfois scripta manent, grâce aux procès-verbalistes, pour lesquels j’ai souvent une pensée émue après avoir massacré le discours du Bangla Desh ou de la République de Corée. A l’impossible nul n’est tenu.

Le gros problèmes avec les discours lus, qui sont le plus souvent rédigés par quelqu’un d’autre que l’orateur  – pardon: le lecteur – qui découvre en même temps que nous ce qu’il a à dire, c’est qu’en lisant, on prononce des mots, mais on laisse la pensée au vestiaire. La réflexion était bien là au moment de la rédaction; ensuite, il n’y a plus qu’à lire de façon désincarnée et sans la moindre intonation. Cela rend notre travail très difficile, puisque les mots qui sortent de la bouche du délégué ne sont plus rattachés au message, n’ont plus aucune émotion, aucune tonalité, aucune intention. Si la lecture se fait dans une langue étrangère pour le délégué, la mauvaise prononciation, les accents toniques, absents ou mal placés, rendent le propos parfaitement abscons (the angel of refraction, par exemple, au lieu de angle). Dans ces moments-là, notre seule consolation est de nous dire que ceux qui, dans la salle, se passent de nos services, n’y comprennent rien non plus. En général, ils lisent le journal, sont plongés dans leur iPad ou envoient des textos, le compte rendu leur permettra de savoir ce qui a été dit. Très souvent nous observons, la rage au ventre, une assistante passer dans les rangs à la fin de la réunion pour ramasser les copies, pour les traducteurs et les procès-verbalistes. Les interprètes n’en n’ont pas besoin, voyons, puisque leur travail est oral.


Malgré les multiples demandes adressées aux participants de bien vouloir donner leur discours au secrétariat pour faciliter le travail des interprètes, rien ne change.  Ils ne semblent tout simplement pas comprendre comment ça fonctionne ni saisir que ce ne sont pas des machines qui traduisent automatiquement leurs discours. Un délégué aurait même rétorqué: « Les Etats sont souverains. S’ils veulent lire vite, ils sont libres de le faire. » Ma foi, ils sont alors aussi libres de rester incompris du reste du monde.


Voir la vidéo Smart Speaking at International Meetings par le groupement Calliope


Si seulement nos délégués pouvaient lire (et comprendre) ceci:
https://mannerofspeaking.org/2012/02/13/reading-a-speech/

* * * * * * * * * * * * * * * * * * * * *

Recommandations que le BIT adresse aux délégués :

1.    Lorsque vous prenez la parole

-    Enlevez votre oreillette et éloignez-là du micro (pour éviter un pénible retour sonore)

-     Parlez directement dans le micro (ne tapez pas dessus pour le tester, afin de ménager, une fois de plus, le tympan de tous les participants)

-     Parlez de manière détendue à une allure raisonnable (la plupart des orateurs ont tendance à s’exprimer beaucoup plus vite qu’ils ne le croient)

2.    Exprimez-vous dans votre langue maternelle lorsque vous savez que l’interprétation est assurée dans cette langue.

3.    Souvenez-vous que l’on vous comprend mieux lorsque vous parlez que lorsque vous lisez. En effet, lorsque vous lisez, la musique naturelle de votre voix – porteuse de tant d’informations – s’affaiblit. Les délégués, et aussi les interprètes, éprouvent davantage de difficultés à saisir l’intention et la portée de votre message. Par ailleurs, lorsqu’on lit, on lit souvent trop vite pour être bien compris, même par les auditeurs de même langue maternelle. Dans ces conditions, le volume d’informations que les interprètes peuvent traiter efficacement devient limité (et il en va de même pour toute autre personne qui vous écoute).

4.    Si, malgré tout, vous décidez de lire, assurez-vous que les interprètes – qui distinguent instinctivement le discours lu du discours parlé – ont reçu à l’avance un exemplaire de votre discours. Ils pourront ainsi vous servir le mieux possible en préparant votre texte.

5.    Lorsque vous vous référez à tel ou tel document, prenez le temps de donner la référence correcte. Utilisez les numéros des paragraphes plutôt que les numéros des pages, car ces derniers changent selon les versions linguistiques et peuvent être source de confusion.

6.    Faites de même lorsque vous mentionnez des chiffres ou des noms propres, et veillez à ce que chacun comprenne les acronymes que vous souhaitez utiliser.

7.    Assurez-vous que votre téléphone portable est désactivé pendant toute la durée des travaux de la réunion : en effet, les téléphones portables produisent des interférences sonores dans les installations techniques et ils peuvent alors avoir l’effet d’interrompre la communication au sein de la réunion.

samedi 18 mai 2013

Tapons dièze au pays des Shadoks



Les Suisses romands appellent volontiers leurs voisins français des Shadoks et depuis que j’ai à m’occuper des démarches administratives de ma mère, je comprends enfin pourquoi. Je parle pourtant couramment le français, mais j’ai l’impression d’être sur la planète Mars et de parler à des gens qui sont restés coincés quelque part dans les années soixante, comme si l’électricité, le téléphone et internet n’existaient pas - alors même qu’il s’agit de s’affairer avec des services tels que Orange et Poste Mobile.

La boutique Orange - celle où on peut parler à des êtres de chair et d’os - affirme qu’il n’est pas possible de suspendre l’abonnement internet d’une résidence secondaire quand on n’est pas là, alors que c’est faux. Il existe - pour ceux que cela peut intéresser - un abonnement moins cher dit Découverte 2010 (probablement l’année d’invention de cet ingénieux système). C’est un conseiller du 3900 - pour connaître le tarif de cet appel, tapez 1 - qui me l’a appris. Ce même conseiller m’a vivement déconseillé de modifier la formule par écrit, car l’abonnement risquait tout bonnement d’être résilié. Rectificatif au 22.5.2013: la formule Découverte 2010 n'existe pas, le conseiller Orange m'a donc raconté n'importe quoi. Ce qui ne change rien à la teneur du message de ce billet. CQFD.
Rectificatif juillet 2013: La formule Découverte 2010 existe au pays basque (64), mais il faut rendre la Livebox (= modem) à chaque suspension de l'abonnement, ce qui est très pratique, vous en conviendrez.


Ça se passe comme ça, en effet, au pays des Shadoks, ma mère en a fait l’amère expérience. Nous avons modifié son abonnement afin de retirer des options que mon père, décédé depuis trois ans, avait choisies, à savoir une clé 3G et Gigamail, dont ma mère n’avait évidemment pas besoin. Le simple fait de renoncer à des options supplémentaire a provoqué la résiliation pure et simple de sa connexion internet. J’ai appelé le 3900 moulte fois - pour connaître le tarif de cet appel, dites Tarif - en prononçant Service technique dans le combiné. Il faut reconnaître que la reconnaissance vocale fonctionne fort bien. Le service technique me dit alors que, pour un problème de résiliation, je devais appeler le Service commercial. Je prononce alors Service commercial après m’être entendu dire que je devais dire Tarif si je voulais connaître le prix de cet appel. Le Service commercial affirme qu’il n’y a eu aucune résiliation, si la connexion internet ne fonctionne pas, je dois appeler le Service technique. J’ai fait ce ping pong environ quatre fois. C’est en réessayant quelques jours plus tard que je suis tombée sur une personne bienveillante, dont les yeux étaient en face des trous, qui avait autre chose que du fromage blanc entre les oreilles, qui a enfin compris qu’il y avait une couille dans le potage et qui, visiblement, a fait ce qu’il fallait pour que les choses rentrent dans l’ordre. A noter en passant qu'en France, il faut louer son modem (Livebox) 3€/mois, alors qu'en Suisse, il est gratuit (chez Swisscom du moins), étant donnée que c'est un accessoire indispensable pour avoir accès à internet. Imaginez qu'il vous faille louer votre téléphone fixe... ça paraît non seulement inconcevable, mais parfaitement idiot et contre-productif.

Ma mère a ensuite eu la mauvaise idée de souscrire à un abonnement de téléphonie mobile à la Poste - alors qu’elle entend très mal - sur le bon conseil d’une voisine qui lui a dit qu’on ne pouvait pas appeler à l’étranger avec une carte à pré-paiement. Il faut savoir qu’en France, l’univers s’arrête aux frontières de l’Hexagone. Si vous achetez des timbres pour vos cartes postales au bureau de tabac d’une localité très touristique, le buraliste ne connaîtra pas les tarifs hors-France, il ne connaîtra pas non plus les pays qui forment l’Union européenne, sauf La France, bien entendu. Il a fallu résilier cette boulette de toute urgence, afin que ma mère n’ait pas à payer 15€/mois pour un téléphone qu’elle n’entendra pas. Tout ce que je peux dire c’est qu’il est fort heureux que les gens chez Poste Mobile n’aient pas le code de la bombe atomique et qu’ils ne soient pas chargés d’opérer les gens de la cataracte, car on serait vraiment mal barrés....


Ils dépassent même les Shadoks. Ils nous ont re-renvoyé le téléphone mobile à grosses touches que nous leur avions renvoyé, puisque nous voulions résilier l’abonnement. Pourquoi, mystère. Est-ce que cela signifie que nous pouvons garder l’objet (payé 19€ avec un abonnement à 15€/mois sur 24 mois, ce qui est du vol pur et simple)? Le service clients est incapable de répondre. En outre, le service clients n’était pas au courant de la demande de résiliation envoyée quinze jours plus tôt, parce que «vous comprenez, avec tous ces jours fériés...» Evidemment, avec l’Armistice et le pont de l’Ascension, tout s’arrête. Il restait tout de même sept jours ouvrables et un courrier de Poste Mobile disant «Nous accusons réception de
votre demande de résiliation de contrat», lettre qui portait une date antérieure à celle de la conclusion du contrat. Visiblement, les gens qui écrivent les courriers ne communiquent pas avec les gens du Service clients et il n’y a ni téléphone, ni e-mail et surtout pas internet entre les deux. La Poste Mobile a en outre besoin, pour effectuer la résiliation, que nous leur communiquions le numéro de client et le numéro d’appel du téléphone mobile (qui figuraient, bien évidemment, sur notre courrier de demande de résiliation). S’ils sont incapables de trouver ces informations - ces numéros sont tout de même attribués par eux-mêmes - on est en droit de se demander s’ils sont capables de se rendre compte si les gens paient leurs factures ou pas. 


La lettre accompagnant le téléphone renvoyé en retour dit: «Vous n’avez pas déclaré le retour de votre mobile à la Poste Mobile, veuillez joindre votre Service Client...» , qui n’est donc pas au courant de la résiliation. Nous avons ensuite reçu un courrier disant, en substance: Nous vous accordons la résiliation et vous restez liés à Poste Mobile jusqu'en avril 2015. Le numéro du Service Clients figurant sur la lettre aboutit contre un mur (Ce numéro n'est pas en service) et le N° de contrat n'est pas celui de ma mère. Au secours!!! Ils accordent magnanimement la résiliation, mais ils ont néanmoins débité près de 200€ sur le compte de ma mère, ce qui correspond sans doute aux deux ans d'abonnement qu'elle a résiliés. Nous n'avons toutefois reçu aucun courrier nous disant s'il s'agit bien de cela ou s'il s'agit d'une erreur. Pour l'instant, il a été impossible de récupérer ce débit indu. Ma soeur disait qu'on dirait des débiles légers, à mon avis, ce sont plutôt des débiles profonds. GA... BU... ZO... MEU... continuons à pomper, ça ne pourra pas être pire....



Si vous avez un problème ou une question concernant Orange dans la Drôme, par exemple, vous ne pourrez pas aller dans n’importe quelle boutique Orange dans l’Ain ou la Haute-Savoie, car cela a beau être la même entreprise dans le même pays, les différentes agences ne sont pas reliées entre elles, ni par téléphone, ni par fax, ni par telex, ni par internet, ni par pigeon voyageur. Idem pour les banques. Et que se passe-t-il si un Français résidant dans l’Ardèche a un accident dans le Var? La Sécu est-elle capable de gérer un dossier qui chevauche deux départements? On n’ose pas imaginer le cas de figure où l’accident ou la maladie surviendraient à l’étranger.

Août 2013, dernières nouvelles de chez Orange: étant allés dans la boutique Orange de Montélimar (zone commerces, hors ville) pour changer une vieille Livebox (= modem) contre une plus moderne, afin de pouvoir y connecter le téléphone et la télé par internet, on nous répond qu'ils sont en rupture de stock à l'échelle nationale, "Vous comprenez, avec les orages....." Nous demandons si chez Orange centre ville, ils pourraient en avoir en stock. Ils ne peuvent pas nous répondre et ils ne peuvent pas leur téléphoner non plus, "parce que nous n'avons pas de ligne directe". Autrement dit, Orange extra-muros ne peut pas téléphoner à Orange intra-muros, distant de 5 km, parce qu'ils n'ont pas de ligne directe. Rappelons, à toutes fins utiles, qu'Orange est une société qui vend de la téléphonie et de l'internet. Très franchement, si nous avions réussi à repartir avec une nouvelle Livebox sous le bras et une connexion internet qui remarche immédiatement, j'aurais été très très étonnée.

Dans son livre A Year in Provence, Peter Mayle n’exagérait absolument pas, même si son témoignage porte sur les différents artisans qui ont retapé sa maison dans le Lubéron. Il n’y parle pas des labyrinthes bureaucratiques ni de l’omniprésent RIB1), sans lequel vous n’allez nulle part, autant dire que vous n’existez pas. Corinne Maier décrit cela fort bien dans son brulôt Tchao la France. Pour ouvrir une ligne téléphonique, il vous faut un RIB et pour ouvrir un compte en banque (et ainsi obtenir votre RIB), il vous faut une facture de téléphone comme preuve de votre domicile. Songeons aussi aux récents témoignages d’Anne Sinclair2) et de Tatiana de Rosnay3) qui ont chacune eu à se battre avec l’administration pour prouver leur francitude. Visiblement, avoir deux parents Français (Sinclair) ou être née en France (de Rosnay) ne suffit pas toujours.


Il faut des compétences très pointues pour s’occuper des choses courantes de la vie. Moi qui suis francophone, valide et dotée d’une intelligence raisonnable, j’ai beaucoup de peine dans ces méandres héxagonaux. Le moindre problème d’abonnement de téléphone équivaut à un chemin de croix, à genoux sur des graviers. Comment font donc les allophones, les impotents, les simplets ou les gens qui sont aveugles, sourds et muets face à tout ce qui ressemble à un guichet, à un formulaire ou à une hotline? Mieux vaut éviter d’avoir des pépins en France, car on finit par se retrouver dans une véritable jungle.

                                    * * * * * * * *

La France est le seul pays du monde développé où on trouve encore des toilettes à la turque, dans les aires de repos d'autoroute. Et qui ne sont même pas propres...; le seul pays où les supermarchés ferment entre 12h et 14h; le seul pays où on utilise encore des chèques et où lesdits chèques ne permettent pas de retirer de l'argent liquide auprès d'une banque autre que l'émettrice du carnet de chèques. "Mais je n'ai pas accès à votre compte!" me dit la dame au guichet. Et comment font donc les magasins, pour utiliser les chèques que leur donnent les clients?

C'est sans doute aussi le seul pays où on trouve des hôtels qui sont fermés le dimanche en plein mois de juillet: "Il faudrait passer chercher la clé avant 14h!". Ben voyons.... Un autre hôtel attendait un groupe de motards, mais ne savait pas exactement à quelle date: "Il faudrait nous rappeler dans 15 jours". Et on se demande pourquoi la croissance a de la peine à redémarrer.


*******
  1. «Ne serait-ce que pour faire trois pas dans la rue, il est indispensable d’avoir sur soi un RIB. Quoi? Vous ne savez pas ce que c’est? Alors, vous n’êtes pas un vrai Français: le RIB, c’est un relevé d’identité bancaire. Une chose qui m’a étonnée quand je suis arrivée en Belgique, c’est que ce relevé n’existe pas. Incroyable, non? Comment font-ils pour être ... belges? Bien entendu, le RIB ne suffit pas. Il faut avoir lu le document de référence qui rend (exprès?) la règle du jeu illisible. Vous n’avez pas obéi aux instructions, effectué les démarches ad hoc? C’est votre faute: comment,vous n’avez pas déchiffré l’imprimé RF420-9850 affiché à trois mètres du sol, là-bas, à l’entrée? On vous fait la leçon: «C’est le règlement, vous devriez le connaître.» in: Tchao la France, Corinne Maier, éditions J’ai Lu, p. 92
  2. 21, Rue de la Boétie, Anne Sinclair, Le Livre de Poche. «Vos quatre grands-parents sont-ils français?»
  3. A l’encre russe, Tatiana de Rosnay, Editions Héloïse d'Ormesson. Il s'agit d'un roman, mais qui est inspiré de l'expérience personnelle de l'auteur. 

Voir aussi: Comment importer/exporter un véhicule

vendredi 19 avril 2013

Vivre seule au troisième âge



Ma mère est maintenant veuve depuis bientôt trois ans et demie et, bien qu’elle ait fini par s’adapter, la solitude lui pèse. L’automne dernier, un scénario idéal s’est mis en place tout seul: ma mère a offert une chambre à une dame d’Europe de l’est dans la soixantaine - appelons-la Mirjana - qui traversait une mauvaise passe et que ça arrangeait de faire l’économie du loyer qu’elle payait pour son studio. Maman la connaissait déjà depuis plusieurs années, étant donné que cette personne travaille pour une agence immobilière tout près de chez elle.

Mirjana s’est donc installée dans ses nouveaux quartiers en septembre dernier. Après 50 ans de vie de couple, ma mère découvrait la cohabitation avec une copine. En échange d'un toit, son invitée faisait le ménage et la cuisine. Maman a retrouvé son entrain, la vie lui souriait à nouveau. Le zèle et le dévouement infini de Mirjana, sa patience sans bornes ainsi que son plaisir ostentatoire de vivre avec notre mère nous laissaient certes un peu perplexes, ma soeur et moi, mais finalement, cela nous ôtait aussi un souci, puisqu’on savait qu’en cas de pépin, un ange gardien était là, qui pouvait toujours nous appeler.


Puis ma mère a fait une mauvaise chute la nuit. Mirjana a appelé l’ambulance, sa logeuse a été hospitalisée avec une vilaine phlébite. Ma soeur et moi allions bien sûr voir notre maman et nous lui achetions tout ce dont elle avait besoin, mais Mirjana pouvait lui apporter des choses de la maison: tel cardigan, tel réveil, telle boîte de médicaments. Elle a sans doute sauvé la vie de notre mère et cela a dissipé tout doute que nous aurions pu avoir à son sujet. Puis vint Noël, que Mirjana a fêté avec nous, en toute simplicité.

Mirjana nous avait dit dans un premier temps qu’elle partirait début 2013, puis c’est devenu mars. A l’automne 2012, elle avait demandé à ma soeur si elle ne pourrait pas lui établir une attestation de domicile, dont elle avait prétendument besoin pour des démarches auprès des prud’hommes. Cela m’a paru un peu bizarre. En effet, elle nous a toujours dit qu’elle avait une maison dans le midi, donc forcément une adresse, un domicile. Renseignements pris, nous nous sommes rendu compte qu’un tel document comportait le risque que nous soyions obligées de loger Mirjana ad vitam eternam, le droit au logement en France étant très bien protégé. Nous n’avions cependant aucune intention de la mettre à la porte, tout se passant très bien, mais nous ne voulions pas non plus avoir les mains liées. Et nous avons eu raison d’être prudentes.

Pour des raisons que nous n’avons pas encore réussi à élucider, la relation entre les deux femmes s’est détériorée très rapidement après Nouvel an. Notre mère ne supportait plus son invitée, elle lui reprochait de prendre toute la place et de parler sans arrêt. Il est vrai que Mirjana prenait des libertés, se croyait tout permis, manquait de respect vis-à-vis de celle qui l’accueillait, prenait possession des lieux, finissait les restes dans le frigo... Ma mère a commencé à penser qu’elle cherchait à l’envoyer à l’hôpital à nouveau ou, encore mieux, dans une maison de retraite et ainsi, elle aurait eu l’appartement pour elle toute seule. La relation de confiance était rompue et ma mère a commencé à se méfier et même à avoir peur. A tort ou à raison, on ne le sait pas encore, mais quoi qu’il en soit, la situation devenait invivable. De la part de quelqu’un qui n’a ni logement ni argent - elle dit ne rien gagner dans l’agence immobilière où elle travaille - son comportement, qui a fini par mettre un terme à la cohabitation amicale, est tout simplement incompréhensible.


Ma soeur et moi avons une attitude totalement différente vis-à-vis de cette personne. Ma soeur prend sa défense, lui accorde le bénéfice du doute et préfère croire sa version des choses que celle de ma mère. Quant à moi, je reconnais que maman peut avoir tendance à déformer les faits, mais, dans le doute, je me méfie plutôt de Mirjana. Nous savons certes qu’elle travaille dans ladite agence mais c’est la seule certitude que nous ayions. Elle possède une Jaguar, un manteau en renard, un sac de golf entreposé dans le garage, mais elle n’a pas un rond. Sans doute a-t-elle connu des jours meilleurs, mais alors, pourquoi saboter la chance qu’elle avait de loger gratuitement à 50 mètres de son lieu de travail? Elle dit avoir une maison dans le midi, elle aurait travaillé chez Lufthansa, elle aurait été gouvernante pour des célébrités à Gstaad.... mais tout cela est peut-être du vent.

Ses signes extérieurs de richesse ne font que renforcer ma méfiance. Fait-on fortune en étant nounou, fût-ce à Gstaad, ou encore en étant hôtesse chez Lufthansa? Elle vient d’ex-Yougoslavie et n’a jamais prétendu avoir fait d’études. Agent immobilier dans la région genevoise est certainement un métier lucratif, mais ses collègues lui piqueraient toutes ses commissions. Etant dans l’immobilier, elle connaît en revanche parfaitement la valeur de l’appartement de notre mère et je ne peux m’empêcher de trouver des motivations intéressées à son dévouement, qui n’a d’ailleurs été que de courte durée. Notre mère payait les courses et donc ses repas, une véritable aubaine pour quelqu’un dans la dèche. Mais au lieu d’apprécier cette générosité, elle a commencé à estimer que ça lui était dû et à se comporter en terrain conquis.



Selon maman, Mirjana essayait de la faire passer pour gaga et sénile, ce qu’elle n’est certainement pas. Notre mère s’est réveillée d’un cauchemar et elle est convaincue qu’elle a failli se faire dépouiller par cette bonne âme qui lui a sauvé la vie l’automne dernier. Comme pour les enfants en bas âge, il est très difficile de trouver une personne à qui on osera confier la garde d’une personne âgée. Si notre mère avait été sénile ou tout simplement un peu plus crédule... dieu seul sait ce qui aurait pu arriver. Les personnes qui souffrent de solitude fondent volontiers pour ceux qui sont gentils avec elles.

Peut-être que Mirjana est une personne formidable et que nous avons tort de nous méfier. L’avenir nous le dira peut-être... ou pas.

Il faudrait maintenant retrouver une femme de ménage, bien que ma mère ne veuille plus laisser entrer personne sur son territoire. Il lui faudra aussi une télé-alarme ou un téléphone mobile. Cette deuxième mésaventure*) permettra peut-être à notre maman de mieux apprécier la solitude. Vivre seul n’est pas rigolo, mais c’est toujours mieux que de vivre dans la peur et la paranoïa. La solitude signifie aussi avoir la paix et ne pas se faire parasiter ni phagocyter par une personne malintentionnée. Toutefois, quand on atteint le soir de sa vie, cela signifie aussi n’avoir personne à ses côtés au moment de mourir. Visiblement, ma mère préfère franchir le pas seule que mal accompagnée.



“Nowadays people know the price of everything and the value of nothing.”  Oscar Wilde, The Picture of Dorian Gray
*) voir aussi Fêlures