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jeudi 15 mai 2014

Interprète ou Diva, même combat

Dessin B. Cliquet

Tout le monde n'est pas fait pour une vie de saltimbanque, une vie où la routine n’est pas toujours quotidienne et où on ne sait pas forcément de quoi demain sera fait. La plupart des gens ont un travail fixe, à durée déterminée ou pas, avec des congés payés et un treizième mois à la fin de chaque année. Mais toutes les professions ne fonctionnent pas selon ce modèle. La plupart des indépendants - garagistes, médecins, plombiers - sont leur propre patron et peuvent être relativement certains d’avoir du travail toute l’année, même un peu trop, parfois. Il n’en va pas de même pour les interprètes de conférence.

Quand les gens entendent combien nous sommes payés à la journée, ils multiplient cela d’office par trente pour le mois ou par trois cents quarante pour l’année et se disent que, décidément, nous nous faisons des roubignolles en or. Ils oublient que de mi-décembre à fin février environ, nous n’avons pas de travail, idem en juillet et en août. Pas de congés payés, pas d’arrêts maladie, ni de congé maternité. Pas de retraite non plus, c’est à nous de jouer les fourmis plutôt que les cigales, si nous ne voulons pas nous trouver fort dépourvus quand la vieillesse sera venue.

Une autre profession qui fonctionne comme la nôtre est celle des chanteurs lyriques. Comme nous, ils sont payés aux pièces, c’est-à-dire au cachet. Pas d’engagement, pas de cachet. D’où la nécessité d’espérer que le téléphone sonnera pour demander une disponibilité, de préférence pour quelque chose de juteux, ça permet de manger plus longtemps. Le plus dur étant évidemment les premiers contrats: comment se faire connaître, comment convaincre ceux qui cherchent des interprètes - lyriques ou de conférence - qu’on a les compétences requises? Qu’on tiendra le coup dans l’air de la Reine de la Nuit ou à l’assemblée générale de Novartis? Qu’on n’aura pas de blanc, qu’on n’éclatera pas en larmes en pleine performance? Qu’on s’entendra avec le reste de l’équipe? Ça aussi, ça compte pour beaucoup dans les offres qu’on reçoit ou pas.



Pour devenir interprète lyrique ou de conférence, il vaut mieux commencer à se former très jeune - ce n’est pas indispensable, mais ça aide. Apprendre les langues ou le solfège tout petit, faire des séjours à l’étranger, faire ses gammes, avoir des parents musiciens ou en tout cas mélomanes, avoir un petit ami allophone, chanter dans un choeur d’église, faire des auditions dans le cadre d’une école de musique, faire sa scolarité dans une autre langue que celle du pays où on vit.... Après quoi, il faut suivre une formation, une école d’interprètes ou le conservatoire, puis des cours de chant plus pointus, des master class, enfin le diplôme. Les professeurs sont souvent de futurs collègues, qui vous aideront à mettre le pied à l’étrier et qui recommanderont leurs poulains pour leur permettre d’acquérir leurs premières expériences professionnelles. A partir de là, si la prestation est bonne, l’effet boule de neige permet, petit à petit, à l’oiseau de faire son nid.

Reste ensuite à bien gérer sa carrière: garder de bonnes relations avec ses collègues et avec les gens qui vous engagent; ne jamais arriver au travail sans s’être préparé; être ponctuel, fiable et correct avec les notes de frais. Si on découvre, ne serait-ce qu’une seule fois, que vous avez triché avec une facture d’hôtel ou un remboursement de billet de train, c’est la liste noire, dont il est très difficile de sortir. Quand il y a l’embarras du choix parmi les sopranos qui peuvent chanter Violetta ou Fiordiligi, on choisira en premier celle qui est une valeur sûre, celle qui ne vous posera pas de lapin la veille de la première, qui ne fera pas de caprices de diva, qui sera sympa et réglo. Il en ira de même si on a besoin d’un(e) interprète de cabine française avec l’anglais et l’espagnol, combinaison très courante s’il en est.

Les chanteurs d’opéra doivent avoir un répertoire. S’ils ont appris, ou encore mieux, déjà chanté tel ou tel personnage, ils pourront remplacer quelqu’un de souffrant au pied levé. Avec l’expérience, l’apprentissage et la mémorisation des différents rôles se fait sans doute plus facilement. Si vous avez déjà chanté Mimi, cela signifie que vous connaissez déjà bien La Bohème et que vous aurez moins de peine à faire Musetta, puisque les différentes répliques et le déroulement de l’œuvre vous seront déjà familiers. Chez les interprètes de conférence, si vous avez déjà fait du médical ou de la finance, vous serez plus à l’aise lors d’autres conférences relevant de ces domaines-là.


Les deux professions travaillent avec la voix. Nous ne pouvons pas nous permettre d’être aphones ou d’avoir des quintes de toux irrépressibles. En cabine, ça reste possible, même si c’est pénible. J’ai assisté à une Belle Hélène dont le Pâris était aphone. Il a prononcé son texte, étant incapable de le chanter. Comme c’était une petite production fauchée, ils n’avaient pas d’autre recours et c’était finalement bien sympathique. Mais à la Scala de Milan, ce serait inconcevable, ils feront venir une doublure. Il arrive aussi que des interprètes de conférence en remplacent d’autres, pour autant qu’ils aient la bonne combinaison linguistique. Bien sûr, l’absent aura peur que le nouveau-venu soit meilleur que lui et fera tout pour éviter de se faire porter pâle. Bien des chanteurs lyriques ont vu leur carrière démarrer grâce à une telle intervention de dernière minute.


Les chanteurs ont des agents qui leur trouvent des engagements, généralement plusieurs années à l’avance. Plus on est célèbre, plus le délai de réservation sera long. Les interprètes s’organisent aussi en secrétariats, qui jouent un peu le rôle d’agence, ou alors ils ont une centrale d’appel, qui reçoit et transmet les messages. A l’Union européenne, les interprètes indiquent leurs disponibilités sur un calendrier en ligne et sont recrutés par ce même biais, en fonction des langues requises.

Les deux professions sont appelées à travailler ailleurs qu’à domicile. A moins d’habiter à Genève ou à Bruxelles, les voyages seront quasi-inévitables pour les interprètes de conférence. Les chanteurs lyriques auront aussi assez rapidement épuisé tous les débouchés possibles à domicile et devront accepter de prendre le train ou l’avion et loger à l’hôtel. Tout cela peut devenir délicat et difficile à concilier avec une vie de famille, des enfants, une continuité dans sa vie sociale et ses activités extra-professionnelles.

La concurrence est rude dans le monde de l’opéra et les chanteurs venus de l’est sont non seulement excellents, mais bien moins chers. Il est dur de défendre son bifteck face à de belles voix profondes et sonores qui demandent un dixième du cachet occidental et qui sont moins exigeantes pour tout le reste aussi (conditions de voyage, de logement etc.). Ce phénomène est bien évidemment moins flagrant chez les interprètes, car il sera difficile pour un Polonais de faire la cabine espagnole, pour prendre un exemple au hasard. De même, dans des œuvres comme Eugène Onéguine, la distribution sera généralement exclusivement russe, compte tenu de la difficulté de mémoriser le texte et de le prononcer correctement si on ne maîtrise pas la langue.



Les architectes ne sont pas nos amis. Lorsqu’ils dessinent une salle de conférence, ils oublient totalement les cabines d’interprète. C’est ainsi que nous nous retrouvons avec des cabines exiguës, sans visibilité, difficiles d’accès, avec des lampes soit trop fortes, soit trop faibles, des écrans - excellente idée - placés de sorte à prendre toute la place sur la table et masquer la salle. Il n’y a jamais de porte-manteaux, ça coûte sans doute trop cher. Les architectes détestent la lumière: les salles de réunion sont systématiquement dépourvues de fenêtres ou ont de lourdes tentures sombres, ça favorise la concentration chez les participants. La climatisation est généralement défectueuse et nous avons le choix entre trop chaud, trop froid ou pas d’air du tout.

Dans les vieux théâtres, il en va de même: les coulisses sont inadaptées (il faut pouvoir passer de cour à jardin rapidement et discrètement), les loges - lorsqu’il y en a - sont trop petites et en nombre insuffisant. Une ou deux douches, voire aucune, une ou deux toilettes pour une vingtaine ou plus de personnes participant au spectacle. Il faudrait de grandes portes et un monte-charge pour faire entrer les décors, ce n’est pas toujours le cas. Le luxe ultime est d’avoir un écran de régie ou un système quelconque permettant de savoir où en est le spectacle. On ne peut pas passer des heures tous les soirs en coulisses afin de ne pas rater son entrée. En cabine, il est utile également d’avoir des écrans nous indiquant l’ordre des orateurs ou le résultat du vote.


La Belle Hélène d'Offenbach
Les similitudes sont nombreuses également dans l'exercice même de la profession. Nous travaillons en étroite promiscuité avec des collègues que nous ne choisissons pas. Fort heureusement, en cabine, nous n’avons jamais besoin d’embrasser notre collègue, il n’y a pas d’étreintes passionnées ni de déclarations d’amour simulées. On doit pouvoir faire confiance à nos camarades et pouvoir compter sur eux en cas de blanc ou de problème technique: le document qui tombe par terre ou un accessoire qui manque, une réplique qui ne vient pas. On doit bluffer quand on se trompe, le public ne doit se rendre compte de rien. Lorsqu’on chante un Lied ou qu’on fait une consécutive, il faut être vivant, transmettre de l’émotion et regarder les gens dans les yeux, afin de capter leur attention.

Du fait de la précarité de nos professions, bien des interprètes - linguistiques ou musicaux - se tournent vers l’enseignement. Cela permet d’arrondir les fins de mois et d’avoir d’autres horizons que le seul stress de la performance.
Le monde des interprètes de conférence est parfaitement dénué de toute discrimination: tout le monde est payé la même chose (sauf les débutants pendant un certain nombre de jours). Il serait inconcevable d’être homophobe ou raciste étant donné que toutes les religions, orientations et couleurs sont représentées. Dans les milieux lyriques, la rémunération varie en fonction de l’importance du rôle et de la renommée des chanteurs et selon qu’ils sont solistes ou choristes.

Les interprètes de conférence sont nombreux à fréquenter les opéras, l’inverse est toutefois peu probable. Un certain nombre de mes collègues chantent dans des choeurs, mais ce n’est de loin pas la majorité. Un parallélisme amusant se dessine toutefois entre les conférences internationales et les productions lyriques. Il y aura toujours une cabine anglaise et une cabine française – du moins dans les grandes conférences en Europe – tout comme il y aura toujours une soprano et un ténor. Il y a très fréquemment une cabine espagnole, allemande ou russe, selon le type de conférence, tout comme il y aura quasiment toujours une alto, un baryton, une ou plusieurs basses. Il peut y avoir une cabine japonaise, comme il peut y avoir un contre-ténor ou une femme jouant un rôle d’homme. Nous formons une équipe soudée le temps d’une conférence ou d’une représentation, chacun jouant le rôle qui est le sien. Bien souvent, la soprano ou le ténor meurent d’amour ou de vengeance, les émotions des interprètes de conférence n’atteignent jamais de tels extrêmes. La prestation terminée, les chanteurs seront chaleureusement applaudis et recevront des fleurs, alors que les interprètes quitteront la salle discrètement, chacun ayant essayé de contribuer, à sa manière, à rendre notre monde un peu moins brutal.

Bravo ! Bravissimo !

mercredi 31 juillet 2013

The Interpreter de Suki Kim




You must never forget your language; once you do, you no longer have a home.


Contrairement à ce que pourrait laisser entendre le titre de ce roman, le premier d’une jeune Américaine d’origine coréenne, la profession d’interprète n’est pas au coeur de l’intrigue. Ce n’est qu’un moyen, presque une coïncidence, permettant à la protagoniste, une jeune interprète judiciaire, de démêler l’écheveau entourant le meurtre de ses deux parents, tous deux abattus d’une seule balle en plein coeur.

Le roman décrit la vie des immigrés coréens aux Etats-Unis - plus particulièrement à New York - qui travaillent douze heures par jour et sept jours sur sept, dans des échoppes de fruits et légumes. C’est certainement l’expérience personnelle de l’auteur qui lui permet de décrire ce que ressent la génération 1,5, c’est-à-dire ces enfants d’immigrés, la deuxième génération, ceux qui ne sont plus vraiment Coréens, mais pas Américains non plus; ces enfants qui doivent servir d’interprètes à leur parents, que ce soit devant les services d’immigration, le fisc ou encore le médecin ou les pompes funèbres.

C’est ainsi que Suzy Park, l’héroïne du roman, finit par devenir interprète coréen-anglais pour les autorités américaines, comme l’était sa grande sœur Grace avant elle. Who’s side are you on? est une question qui revient comme une rengaine tout au long de l’intrigue. En effet, les Coréens convoqués devant la justice finissent souvent par être expulsés du pays ou condamnés pour avoir employé de la main-d’œuvre clandestine et Suzy Park est tiraillée entre sa conscience professionnelle et la nécessité de garder son job d’une part et le désir d’aider ses compatriotes soumis à l’interrogatoire d’autre part. 

Suki Kim
Au hasard de ses affectations professionnelles, elle sera confrontée à un témoin qu’on interroge pour une affaire de dumping salarial et de travail au noir. Il a connu ses parents, assassinés cinq ans plus tôt, sans que le crime n’ait jamais été résolu. Elle ne résistera pas à la tentation de remplacer les questions idiotes du District Attorney (Quel genre de contrat ont vos travailleurs? Suivent-ils une formation?) par des questions qui lui paraissent plus pertinentes, comme par exemple: Que s’est-il passé, il y a cinq ans, lorsque les époux Park ont été abattus? Avez-vous une idée de qui pouvait leur vouloir du mal? Elle doit alors garder son sang-froid lorsque le témoin lui répond que les Park n’étaient pas exactement populaires au sein de la communauté coréenne et qu’il n’y avait pas grand monde pour pleurer leur mort. Elle doit aussi veiller à ne pas perdre le fil de l’interrogatoire et servir des réponses bidon mais néanmoins cohérentes au sujet de la santé et sécurité au travail dans les épiceries coréennes.

On retrouve le même genre d’astuce, de tromperie même, dans The Greek Interpreter d’Arthur Conan Doyle. Un homme maîtrisant le grec est kidnappé par des bandits afin de servir d’interprète lors de l’interrogatoire d’un vieillard qu’ils détiennent. Il détourne le jeu des questions-réponses afin de venir en aide à la victime, afin de la sauver ainsi que sa fille. Le héros de Corazón tan blanco de Javier Marias, quant à lui, se vante de déformer un dialogue entre deux chefs d’Etat, ce qu’aucun interprète sain d’esprit ne rêverait de faire, à moins de souhaiter mettre rapidement un terme à sa carrière. N’oublions pas non plus que lors de rencontres de haut niveau, chaque partie apporte ses propres interprètes et vient accompagné de toute une suite. Une telle supercherie est donc parfaitement impensable.


Suki Kim donne une image réaliste du travail de l’interprète, une profession qu’elle pratique certainement elle-même. Pas de glamour ni de limousines, pas de champagne dans des réceptions clinquantes. C’est une agence qui lui indique où aller, quel jour et à quelle heure, en lui laissant un message sur son répondeur. Suzy Park envoie ensuite un compte rendu de sa prestation et touche une rémunération qui ne semble pas être mirobolante. Les habits chics qu’elle porte lui ont été offerts par son amant, un homme d’affaires qui lui téléphone des aéroports du monde entier. 

Même si l’interprétation judiciaire n’est pas exactement comparable à l’interprétation de conférence, les grandes lignes restent les mêmes: 
«It cannot be due to her bilingual upbringing, since not all immigrant kids make excellent interpreters. What she possesses is an ability to be at two places at once. She can hear a word and separate its literal meaning from its connotation. This is necessary, since the verbatim translation often leads to confusion. Languages are not logical. Thus an interpreter must translate word for word and yet somehow manipulate the breadth of language to bridge the gap. While one part of her brain does automatic conversion, the other part examines the linguistic void that results from such transference. It is an art that requires a precise and yet creative mind. Only the true solver knows that two plus two can suggest a lot of things before ending up at four» (chapitre 8).

L’auteur décrit aussi la neutralité et l’impartialité dont doit faire preuve l’interprète, même si elle se trouve entre le marteau de l’autorité américaine et l’enclume du compatriote interrogé. «The interpreter is the shadow. The key is to be invisible. ... One of the job requirements was no involvment: shut up and get the work done.» (chapitre 2). Toutefois, lorsqu’elle commence à toucher à la vérité et à comprendre ce qui s’est tramé derrière la mort de ses parents, elle sent qu’elle doit renoncer à son rôle d’intermédiaire linguistique: An interpreter cannot pick sides (chapitre 23). Elle efface tous les messages de l’agence et dort pendant des heures et des jours: The dream of the interpreter who no longer remembers her language. Suzy Park a non seulement perdu ses parents cinq ans plus tôt, mais elle ne reverra plus jamais sa sœur Grace, qui parcourt le roman tel un fantôme, un souvenir, Grace qui a été l’interprète de leurs parents quand Suzy était trop petite pour comprendre. Enfin, Suzy doit renoncer à sa profession, car sa conscience ne lui permet plus de continuer sur cette voie.


C’est l’histoire d’un double meurtre, mais c’est surtout l’histoire de deux cultures diamétralement opposées et de la difficulté de se trouver à cheval et en porte-à-faux entre les deux. La célébration de Thanksgiving semble être l’étalon absolu de l’américanité, quelque chose qui restera à jamais étranger et inaccessible à la génération 1,5 à laquelle appartient l’héroïne. La très belle plume de Suki Kim démontre toutefois qu’on peut très bien trouver sa place dans The Land of the Free, tout en gardant la fierté de ses racines. Un roman qui se lit avec plaisir et qu’on pourrait très bien adapter au cinéma. A bon entendeur...!
* * * * * * *
The Interpreter de Suki Kim, paru en 2003 aux éditions Picador, New York, ISBN 0-312-42224-5
Paru en français aux éditions Calmann-Lévy en 2004, sous le titre L’interprète, traduction de Maire Boudewyn, ISBN 978-2702134955 

Voir aussi:
Arthur Conan Doyle,1893, The Greek Interpreter 

Javier Marias,1992, Corazón tan blanco

Aussi paru sur le blog de l'aiic

samedi 8 juin 2013

Scripta volant, verba dolent - ou comment réduire à néant la communication multilingue internationale




Before we embark on the actual discussion, let me remind you that if you have prepared written statements, please provide copies to the interpreters beforehand. You can do so via the Secretariat on the podium. And furthermore please read at a reasonable pace to ensure optimum translation.


L’éloquence du bon vieux temps est une espèce en voie de disparition, du moins dans les organisations internationales. Notre métier devrait être consacré à la communication orale, mais de plus en plus souvent, nous nous retrouvons à faire de la traduction non seulement simultanée, mais aussi spontanée et aveugle. Cela équivaut à faire du monocycle les yeux bandés: pas impossible, mais nettement plus difficile et avec un risque de chute nettement accru.


Bien souvent, la communication est faible voire inexistante entre le secrétariat de la réunion et les interprètes; quant aux délégués, ils ignorent en général jusqu’à notre existence. C’est ainsi qu’ils liront leur discours, voire leur thèse de doctorat, sans soucier le moins du monde de savoir si leur message passe dans les autres langues. Pour les anglophones, les autres langues n’existent d’ailleurs tout simplement pas. Ou alors, ils pensent que ce sont des assistantes trilingues qui lisent leur discours, dans les cabines magiques, loin, là-haut, et qui convertissent leur texte dans les autres versions linguistiques. Après tout, il n’y a qu’à répéter ce qui est écrit, ce n’est pas bien sorcier... Et pendant ce temps-là, nous pleurons des larmes de sang et nous nous arrachons les cheveux par touffes entières, en nous demandant ce que nous sommes venus faire dans cette galère. 

Demosthenes Orator

Il faut reconnaître qu’il arrive que nous recevions le texte, parfois même avant qu’il ne soit lu. Cela peut être un discours prononcé (très vite) en espagnol, avec l’accent brésilien et qui nous sera distribué (mal) traduit en anglais, prétendument pour nous faciliter la tâche; une intervention rédigée à la main, avec flèches, ratures et rajouts, le tout plus ou moins intelligible; un discours en arabe ou en chinois, tel quel; ou alors le délégué prononce autre chose que le texte qui nous a été distribué. La mention Check Against Delivery signifie que c’est à nous de remarquer quand l’orateur s’écarte de ce qui est écrit. Les discours très importants sont en général distribués à l’extérieur de la salle, a posteriori  – on pense aux journalistes, mais pas aux interprètes.



Les langues exotiques peuvent aussi, moyennant un peu d’organisation, avoir voix au chapitre. Dans ce cas-là, un discours en farsi sera traduit en anglais et un représentant de la délégation iranienne viendra en cabine anglaise montrer du doigt à l’interprète, qui lit, où on en est dans le texte. Et les autres cabines prennent alors en relais sur la cabine anglaise. Dans la salle, on n’y voit que du feu!

De plus en plus souvent, les délégués lisent directement sur l’écran de leur ordinateur, voire de leur téléphone, selon le credo du Paperless Office ou du Paper Smart Meeting. C’est sympa pour les arbres, mais pas très sympa pour nous. Imaginez donc devoir traduire à partir de phrases entendues une fois - verba volant - et débrouillez-vous! Nos propos deviennent parfois scripta manent, grâce aux procès-verbalistes, pour lesquels j’ai souvent une pensée émue après avoir massacré le discours du Bangla Desh ou de la République de Corée. A l’impossible nul n’est tenu.

Le gros problèmes avec les discours lus, qui sont le plus souvent rédigés par quelqu’un d’autre que l’orateur  – pardon: le lecteur – qui découvre en même temps que nous ce qu’il a à dire, c’est qu’en lisant, on prononce des mots, mais on laisse la pensée au vestiaire. La réflexion était bien là au moment de la rédaction; ensuite, il n’y a plus qu’à lire de façon désincarnée et sans la moindre intonation. Cela rend notre travail très difficile, puisque les mots qui sortent de la bouche du délégué ne sont plus rattachés au message, n’ont plus aucune émotion, aucune tonalité, aucune intention. Si la lecture se fait dans une langue étrangère pour le délégué, la mauvaise prononciation, les accents toniques, absents ou mal placés, rendent le propos parfaitement abscons (the angel of refraction, par exemple, au lieu de angle). Dans ces moments-là, notre seule consolation est de nous dire que ceux qui, dans la salle, se passent de nos services, n’y comprennent rien non plus. En général, ils lisent le journal, sont plongés dans leur iPad ou envoient des textos, le compte rendu leur permettra de savoir ce qui a été dit. Très souvent nous observons, la rage au ventre, une assistante passer dans les rangs à la fin de la réunion pour ramasser les copies, pour les traducteurs et les procès-verbalistes. Les interprètes n’en n’ont pas besoin, voyons, puisque leur travail est oral.


Malgré les multiples demandes adressées aux participants de bien vouloir donner leur discours au secrétariat pour faciliter le travail des interprètes, rien ne change.  Ils ne semblent tout simplement pas comprendre comment ça fonctionne ni saisir que ce ne sont pas des machines qui traduisent automatiquement leurs discours. Un délégué aurait même rétorqué: « Les Etats sont souverains. S’ils veulent lire vite, ils sont libres de le faire. » Ma foi, ils sont alors aussi libres de rester incompris du reste du monde.


Voir la vidéo Smart Speaking at International Meetings par le groupement Calliope


Si seulement nos délégués pouvaient lire (et comprendre) ceci:
https://mannerofspeaking.org/2012/02/13/reading-a-speech/

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Recommandations que le BIT adresse aux délégués :

1.    Lorsque vous prenez la parole

-    Enlevez votre oreillette et éloignez-là du micro (pour éviter un pénible retour sonore)

-     Parlez directement dans le micro (ne tapez pas dessus pour le tester, afin de ménager, une fois de plus, le tympan de tous les participants)

-     Parlez de manière détendue à une allure raisonnable (la plupart des orateurs ont tendance à s’exprimer beaucoup plus vite qu’ils ne le croient)

2.    Exprimez-vous dans votre langue maternelle lorsque vous savez que l’interprétation est assurée dans cette langue.

3.    Souvenez-vous que l’on vous comprend mieux lorsque vous parlez que lorsque vous lisez. En effet, lorsque vous lisez, la musique naturelle de votre voix – porteuse de tant d’informations – s’affaiblit. Les délégués, et aussi les interprètes, éprouvent davantage de difficultés à saisir l’intention et la portée de votre message. Par ailleurs, lorsqu’on lit, on lit souvent trop vite pour être bien compris, même par les auditeurs de même langue maternelle. Dans ces conditions, le volume d’informations que les interprètes peuvent traiter efficacement devient limité (et il en va de même pour toute autre personne qui vous écoute).

4.    Si, malgré tout, vous décidez de lire, assurez-vous que les interprètes – qui distinguent instinctivement le discours lu du discours parlé – ont reçu à l’avance un exemplaire de votre discours. Ils pourront ainsi vous servir le mieux possible en préparant votre texte.

5.    Lorsque vous vous référez à tel ou tel document, prenez le temps de donner la référence correcte. Utilisez les numéros des paragraphes plutôt que les numéros des pages, car ces derniers changent selon les versions linguistiques et peuvent être source de confusion.

6.    Faites de même lorsque vous mentionnez des chiffres ou des noms propres, et veillez à ce que chacun comprenne les acronymes que vous souhaitez utiliser.

7.    Assurez-vous que votre téléphone portable est désactivé pendant toute la durée des travaux de la réunion : en effet, les téléphones portables produisent des interférences sonores dans les installations techniques et ils peuvent alors avoir l’effet d’interrompre la communication au sein de la réunion.

vendredi 18 janvier 2013

Qui suis-je, où cours-je, dans quel état j’erre?


Les interprètes sont de véritables caméléons, qui se mettent dans la peau de celui dont ils transposent le message. Il peut nous arriver de défendre les vertus de la libre entreprise et condamner le capitalisme dans la même journée, que dis-je, dans la même heure. Nous sommes à la fois royalistes et républicains, végétariens et carnivores, fâchés ou joyeux, lyriques ou soporifiques. A cela vient s’ajouter le fait que nous travaillons dans des lieux multiples, parfois dans la même ville, parfois sur le même continent. Comme si ça ne suffisait pas, nous avons une pièce d’identité par organisation, parfois même par réunion.

Dans les organisations internationales ou les institutions européennes, le port du badge est dorénavant aussi systématique qu’obligatoire. Ces badges ont généralement une validité d’un an et comportent une photo du détenteur. Là où le travailleur ordinaire n’a qu’un seul badge, nous, les interprètes free lance en détenons tout un chapelet, un par organisation. A ce jour, ma collection comprend, dans l’ordre alphabétique : le BIT, la CJE, l’OEB, l’OMC, l’OMPI, l’ONU (périmé), le PE et le SCIC (périmé aussi) 1). Certains collègues les ont tous sur eux, personnellement, j’aurais trop peur de les perdre tous d’un coup.


Autrefois, on entrait comme dans un moulin dans certains bâtiments. Mais depuis le 11 septembre 2001, puis la panique à l’anthrax, les mesures de sécurité ont été intensifiées. Une organisation qui n’a pourtant rien à craindre, s’est dotée de portiques automatiques certainement très coûteux, dont le but véritable est sans doute d’enregistrer les allées et venues de ses employés. Une autre nous accordait autrefois des badges à durée indéterminée, ils ont maintenant une date d’échéance (le 31 décembre) et nous sommes tenus de les renouveler chaque année en janvier. J’entrais autrefois à la Cour de Justice à Luxembourg avec mon badge du Parlement européen, mais c’est maintenant du passé. La CJE s’était équipée de ses propres badges magnétiques, valables un an. Ça aussi, c’est fini. Nous recevons désormais un badge visiteur à la journée, à renouveler tous les matins, tant que dure notre contrat. La présentation du badge d’une autre institution européenne nous permet de déroger au rituel du détecteur de métaux et des sacs passés aux rayons-X. Que la Cour se protège, c’est normal. Cependant, ils devraient craindre davantage les fuites d’information que les explosifs, les armes à feu ou encore les couteaux.


Les badges servent parfois à nous remettre à notre place et à nous rappeler notre statut de journalier, payé à la tâche et qui ne fait pas partie de l’organisation au même titre que les fonctionnaires. Ainsi, pour entrer dans les bâtiments du SCIC, nous devons franchir le détecteur de métaux et passer nos sacs aux rayons X. Il faut prévoir de partir 30 minutes plus tôt pour avoir le temps de faire la queue. Et le dernier jour, quand on vient avec le bagage qui ira en soute, si notre trousse de toilette contient une lime à ongles en métal ou une petite paire de ciseaux, il nous faudra ouvrir notre valise devant tout le monde, sortir l’objet du crime, le confier aux gardes et penser à le récupérer le soir en partant. Pour obtenir le badge magnétique qui permet d’éviter tout ça, il faut présenter un extrait de casier judiciaire, renouvelable tous les deux ans. Il est clair que l’interprète free lance qui vient travailler représente un facteur de risque majeur. La situation a peut-être changé, je ne travaille plus pour le SCIC depuis l’élargissement aux nouveaux pays membres (2004).


L’Office européen des brevets a un système astucieux de porte-monnaie électronique inclus dans le badge, ce qui est vraiment très pratique. On charge la puce à l’automate, puis on paie son café, son repas de midi ou son journal au kiosque en plaçant l’objet sur un lecteur qui débite le montant correspondant. Le badge magnético-électronique de l’ONU de Genève permettait de passer par les portiques à grilles, même lorsque les gardes ont fini leur service, ce qui est bien commode tard le soir ou le samedi. Il m’aurait même permis d’entrer à l’ONU à New York. Mais voilà…. l’ONU ne recrute quasiment pas de free lance et, pour des raisons de sécurité évidentes, ne nous renouvelle pas notre sésame tant que nous n’avons pas de contrat. En effet, nous risquerions de pénétrer dans le bâtiment alors que nous n’avons rien à y faire pour, par exemple, aller y rencontrer des collègues.

Personne ne semble avoir songé à rationnaliser les choses de sorte à nous permettre de n’avoir qu’une seule pièce d’identification. Les organisations internationales de Genève faisant toutes partie de la grande famille des Nations unies pourraient se mettre d’accord pour avoir un badge unique et centralisé ; idem pour les institutions européennes. Elles pourraient aussi reconnaître que, au bout de dix ou vingt ans, les interprètes de conférence free lance qui travaillent pour elles sont des personnes fiables et qu’il n’est plus nécessaire de leur demander de montrer patte blanche année après année. Elles craignent sans doute que nous venions profiter des délicieux repas de leurs cantines respectives. Un badge unique permettrait aussi de réduire l’empreinte écologique : une dizaine de plaquettes en plastique par personne, renouvelées année après année, ça pollue énormément et ça consomme beaucoup d’électricité.



When I try to enter the Council building on summit day with the wrong badge  *)

Le but d’un badge est de trier le bon grain de l’ivraie, c’est-à-dire les personnes autorisées et légitimes de celles qui n’ont rien à faire là. Jamais nous ne pouvons oublier la précarité de notre statut ou nous reposer sur des droits acquis. Et si décembre est le mois des cadeaux et des cartes de vœux, janvier est le mois du renouvellement des bagdes.



1) Bureau international du travail, Cour de Justice Européenne, Office européen des brevets, Organisation mondiale du commerce, Organisation mondiale de la propriété intellectuelle, Organisation des Nations unies, Parlement européen et le Service commun d’interprétation de conférences, désormais la DG INTE, qui regroupe les services d’interprétation de la Commission européenne et du Conseil.

*) http://interpretationisnotgoodforyou.tumblr.com/ 

jeudi 3 janvier 2013

Entre deux voix de Jenny Sigot Müller


Synopsis: Une jeune interprète fait ses premiers pas dans la profession. Elle se rend vite compte qu’il est difficile de se faire une place sur le marché et que les interprètes expérimentés craignent la concurrence que représente la jeune génération. Certains sont prêts à tout pour la faire disparaître.... Un roman à suspense, entrelardé d’une histoire d’amour, qui cherche à brosser un tableau de notre profession.

Le métier d’interprète de conférence est foncièrement toujours le même: il s’agit de transposer un message, de préférence oral, d’une langue à l’autre. Pour ce faire, les interprètes de conférence qui travaillent en simultanée se partagent, à deux, une cabine dans laquelle ils travaillent avec des écouteurs et des micros. Toutefois, selon qu’on soit fonctionnaire à la Cour de Justice européenne ou free lance en Amérique du sud, notre rythme de vie quotidien sera totalement différent. En lisant les aventures de Sonia Clancy, héroïne de Entre deux voix, je constate que mon expérience professionnelle ne correspond en rien au vécu d’une jeune interprète basée à Zurich.


Partager un espace exigu avec un(e) collègue qu’on n’a pas choisi n’est certes pas toujours facile, mais tout le monde fait un effort pour que la cohabitation se passe bien. Pour l’auteur, déterminer qui commencera à travailler en premier, qui prendra la première demi-heure dans notre jargon, donne lieu à toutes sortes de stratégies et de mini-drames. Il est vrai qu’on a souvent de la peine à se décider. Dans certaines organisations, où les réunions commencent systématiquement en retard, la première demi-heure est pour ainsi dire un cadeau. Dans d’autres, on doit s’organiser avec les autres cabines pour couvrir les relais 1), auquel cas ce sont les éventuels rendez-vous des uns et des autres ou le besoin de pouvoir passer un coup de fil à un moment précis qui décideront qui commence ou pas. Etre chef d’équipe vous fera prendre la demi-heure qui coïncide avec la fin prévue de la réunion. Et parfois on tirera au sort, mais il n’y a aucun avantage ou supériorité à être celui qui commence ou pas.

L’auteur nous décrit des interprètes qui insistent pour être assis à gauche ou à droite, d’autres qui notent les erreurs de leur collègue dans un petit carnet. Il y en a même qui allument le micro de leur collègue à leur place. Ce sont sans doute des us et coutumes qui ont cours outre-Sarine, car je n’ai jamais eu vent de ce genre de pratiques. Il semblerait aussi que la lumière s’éteigne et que la musique retentisse chaque fois qu’une réunion commence, un peu comme si on était au cinéma. Personnellement, cela ne m’est jamais arrivé, sauf peut-être au commencement d’un congrès syndical, lorsqu’on veut marquer le coup avec un son et lumière. J’apprends aussi que les interprètes donnent toutes sortes de noms à leur lieu de travail: la cabine, bien sûr, mais aussi la boîte, la cabane, la prison, les catacombes, le cockpit, la maison, la cage, les kits de verre... on pourrait encore ajouter le carnotzet ou le tipi, pourquoi pas? Les cabines que fréquente l’auteur sont en verre sur 360°, raison pour laquelle elle les compare à des cages de verre. Elle appelle ses collègues des cocabinières, alors que le terme que nous utilisons est concabin(e).

La cage de verre
Une des questions qu’on nous pose éternellement, après «mais comment vous faites?» ou encore «vous parlez combien de langues» est: «Vous travaillez pour une agence?» Patiemment, nous répondons pour la 739ème fois que non, nous ne travaillons pas pour une agence, nous sommes free lance, mais Sonia Clancy reçoit ses offres de travail, ses «mandats», par le biais d’une agence, qui semble toujours l’appeler la veille pour le lendemain. Elle n’a que l’anglais et le français, certes aller-retour, mais on l’envoie à Bruxelles faire un comité d’entreprise européen, où une dizaine d’interprètes chuchotent chacun pour leur délégué 2). Or, quiconque a déjà participé à une réunion en chuchotage sait fort bien qu’à dix langues, c’est tout simplement impossible à cause du brouhaha que cela entraîne. Plus personne ne parvient à entendre quoi que ce soit. Et puis, que se passe-t-il si le représentant des travailleurs danois voulait prendre la parole? Un retour en consécutive 3)? On y passerait une semaine. A moins qu’il ne s’agisse d’un comité d’entreprise où il n’y a que le Big Boss qui parle et les délégués travailleurs ne font qu’écouter sagement.
 
Le chemin de cette jeune interprète est semé d’embûches. On lui fait remarquer qu’elle aura de la peine à percer, étant donné qu’elle n’est pas bilingue. Voilà encore une idée reçue que les professionnels ne cessent de combattre: pour devenir interprète, nul besoin d’être bilingue, il faut surtout avoir une langue maternelle solide, qui ne dérapera pas sous l’effet du stress ou de la vitesse. Les bilingues sont souvent alingues et n’ont pas de vraie langue maternelle. Il y a bien sûr de vrais bilingues, mais ils sont plutôt l’exception que la règle. Quid alors des interprètes qui ont quatre langues passives? Devraient-ils être pentaligues?




Anglais-français ne suffit pas toujours
Ensuite, il y a les collègues chevronnés qui la redoutent, car elle leur fait concurrence. Il y en a même une qui l’enferme dans la cabine - la cage de verre - au terme de la journée de travail. C’est vraiment à se demander comment elle a pu faire, étant donné qu’il n’y a pas de verrous aux portes des cabines (pourquoi y en aurait-il?), ni à l’intérieur ni à l’extérieur. Il arrive bien que des gens frappent à notre porte avant d’entrer, ce qui est totalement absurde, car nous ne pouvons ni crier «Entrez!» ni nous lever pour ouvrir la porte.

L’auteur nous décrit la grande variété de sujets que nous avons à traiter dans notre vie professionnelle. Lorsqu’un avocat a besoin d’une interprète anglais-français au CERN, à Genève, on fait venir Sonia Clancy de Zurich, car on ne trouve pas d’interprètes dans la ville qui abrite une demi-douzaine d’organisations internationales. Une fois son badge en main, elle va partout-partout, car aucune porte ne lui résiste. Lorsqu’on la recrute pour une conférence médicale, elle se prépare en ingurgitant des séries télé américaines à haute doses, pour s’habituer à la vue du sang. Elle travaillera pour l’assemblée générale d’une compagnie pharmaceutique qui se déroule dans un stade, un lieu assez grand pour accueillir des milliers d’actionnaires. Elle aura même l’occasion d’interpréter le président des Etats-Unis, qui se déplace à Zurich à l’occasion de l’attribution d’un championnat sportif à une ville-hôte. Celui-ci insistera pour qu’elle pose à ses côtés sur la photo officielle, qui fera la une de tous les journaux dès le lendemain.


Décidément, j’ai beau avoir quelques heures de vol avec mes vingt-deux ans d’expérience dans la profession, je ne me reconnais pas du tout dans la description qu’en donne Jenny Sigot Müller. Elle affirme notamment que les interprètes ont une autre voix lorsqu’ils travaillent, d’où le titre de l’opus. Nous revêtirions une voix de travail, un peu comme l’avocat qui revêt sa robe. Cela ne m’a jamais frappée. Il est clair que nous passons notre temps à prononcer des idées qui ne sont pas les nôtres, mais notre voix reste la même. Je ne peux que constater que le marché zurichois m’est totalement étranger et que nos vécus ne coïncident manifestement pas.


La rivalité existe, c’est indéniable. Certains collègues sèment des insinuations malveillantes pour éliminer la concurrence, sans forcément qu’il y ait de clivage jeune/vieux. Il est vrai aussi que certains jeunes interprètes arrivent en conquérants, comme si le monde n’attendait qu’eux. Ceux-là seront plutôt fraîchement accueillis par leurs aînés et le jour où on apprend qu’ils sont devenus fonctionnaires à l’ONU, tout le monde pousse un soupir de soulagement, car cela signifie qu’on n’aura plus à les croiser (voir L’ONU a mal à ses interprètes). Il y a, par ailleurs, beaucoup de nouveaux venus qui savent avoir la bonne attitude, tout en faisant preuve de compétence et de collégialité et qui s’intègrent harmonieusement dans le petit univers que nous formons. Cela vaut pour n’importe quel groupe humain. Le nouveau qui débarque, quel que soit son âge ou sa profession, aura intérêt à commencer par faire profil bas et observer ce qui se fait et ce qui ne se fait pas.





Si ce roman avait pour but de faire connaître notre profession, on aurait alors aimé qu’il soit un peu plus proche de la réalité. La fiction permet certes une grande liberté, mais point trop n’en faut non plus. Lorsque Sonia Clancy se fait enfermer dans la cabine par sa collègue (???), elle regrette que les écouteurs aient déjà été rangés dans une valise (???) et qu’il soit par conséquent impossible de se relier aux haut-parleurs dans la salle (???). On nage en pleine science fiction. Elle se lie d’amitié avec divers délégués, ce qui est généralement très mal vu. On attend de nous une certaine distance et une certaine discrétion.



Je vais sans doute passer pour une vieille aigrie qui n’aime pas voir arriver de brillants jeunes concurrents. Je souhaite néanmoins beaucoup de succès littéraire à Jenny Sigot Müller, même si cela signifie que nous aurons encore beaucoup de mythes à détricoter. Je me console en me disant que les films et les séries-télé sur les chirurgiens esthétiques ou les médecins légistes sont encore plus fantaisistes que tous les romans qui décrivent notre profession. La fiction est tellement plus marrante que la réalité!




Quatrième de couverture:Jusqu’où iriez-vous par amour ? est une question fréquente. Mais jusqu’où iriez-vous par haine ? Jusqu’où ?Sonia Clancy, jeune interprète de conférence diplômée a tout pour réussir. Elle est motivée, sérieuse, douée pour les langues. Mais c’était sans compter sur un détail ou plutôt une personne qui allait croiser son chemin.Très vite, la cabine, son lieu de travail, se transforme en cage de verre et entre ses parois oppressantes, Sonia risque à tout moment de perdre sa voix.Premier roman de Jenny Sigot Müller, « Entre deux voix » ouvre les portes de la cabine d’une interprète de conférence, ce huis clos méconnu du public où tout devient possible, même l’impensable.

Voir aussi:
Le site du roman : ICI  
Jenny Sigot Müller au journal télévisé du 30 novembre 2012: ICI
Article dans Migros-Magazine: ICI
La page facebook du roman: ICI
Disponible sur amazon.fr: ICI
Interview dans WSLintern: ICI 
(Institut fédéral de recherche sur la forêt, la neige et le paysage WSL)


Relais, pivots et retours (2)
Relais, pivots et retours (3)

2)  Jenny Sigot Müller lit un extrait de son roman: ICI
Aussi sur vimeo

3) L’interprète chuchote dans l’oreille du délégué. Lorsque celui-ci veut prendre la parole, l’interprète prend des notes et reproduit le message dans une autre langue. C’est l’interprétation consécutive, qui ne peut fonctionner qu’entre deux langues. On peut également traduire une phrase à la fois, sans prendre de notes.

dimanche 2 septembre 2012

The Summer Before the Dark, (L’été avant la nuit) de Doris Lessing

 
Synopsis : Au commencement de l’été 1973, une femme de 45 ans, épouse et mère de quatre enfants, est à un tournant de sa vie. Ses enfants quittent le foyer un à un, sa jeunesse prend fin et elle s’appprête à entrer dans l’âge mur. Une expérience professionnelle imprévue va venir tout bouleverser.

Dans ce roman, Doris Lessing explore les émotions d’une femme sur le point de franchir une étape importante de son existence. Le fil conducteur cherche sans doute à être féministe, à nous décrire une femme qui veut s’émanciper de son rôle d’épouse et de mère, mais chassez le naturel et il reviendra au triple galop. Voilà la conclusion à laquelle aboutit l’auteur.

Le mari de Kate Brown est médecin. Il voyage beaucoup et participe à de nombreux congrès. Dans un aéroport, il a fait la connaissance d’Alan Post, qui travaille dans l’univers fascinant des organisations internationales, Global Food en l’occurrence. Alors que Kate sert le café à ces messieurs, il apparaît que la prochaine conférence de ladite organisation est en grande difficulté : plusieurs traducteurs font défaut, pour diverses raisons (maladies, empêchements divers).  Chérie, ne voudrais-tu pas nous dépanner ? Le lecteur apprend alors que le père de la protagoniste était d’origine portugaise et que, dans sa jeunesse, Kate a passé une année auprès de son pépé à Lourenço Marques (actuellement Maputo). Il n’en faut pas plus pour qu’elle accepte ce travail. D’ailleurs, elle commencera dès le lendemain.

Que faut-il pour devenir interprète, selon Doris Lessing ? Avant tout, plusieurs années d’expérience dans le dévouement maternel et conjugal, car les délégués, dont le travail est harassant, ont besoin qu’on s’occupe d’eux et qu’on soit toujours à leur disposition, prête à les aider. La veille de son premier jour de travail, Mrs Michael Brown commence par faire la vaisselle et ranger la cuisine, après quoi elle relit le roman qu’elle a traduit, il y a fort longtemps, de portugais en anglais. Elle se remémore ensuite les bons moments passés avec son grand-père au Mozambique (Portuguese East Africa à l’époque). Une bonne nuit de sommeil et la voilà fin prête à traduire à grande vitesse de l’anglais, du français et de l’italien vers le portugais et inversément. On peut se demander comment se passe le « inversément » (and back again, dans l’original). Avoir passé une année au Mozambique, il y a plus de vingt ans de cela, lui donne la compétence nécessaire pour interpréter de l’anglais, du français et de l’italien vers le portugais, le tout simultanément, bien sûr ! L’auteur ne parle jamais que de traducteurs, le mot « interprète » n’apparaît qu’une seule fois, presque accidentellement.


Global Food est aux anges qu’elle ait bien voulu accepter de venir les sauver dans leur immense embarras. Les délégués reviennent dans la salle de réunion dès qu’ils apprennent que Kate Brown est arrivée. Elle est immédiatement très compétente dans son travail et les lusophones viennent tous la féliciter personnellement de son excellente maîtrise de la langue portugaise. Il faut ajouter que, quand elle était jeune, elle a dactylographié le manuscrit d’un ouvrage sur la culture du café, pour dépanner un ami, car elle est toujours prête à rendre service. Elle connaît ainsi parfaitement le sujet des délibérations de cette importante commission pour laquelle elle travaille maintenant. L’auteur nous dira d’ailleurs que Kate Brown est la seule traductrice dûment qualifiée pour ce travail, en portugais. Etant donné que c’est son premier jour de travail, elle est toute surprise de voir arriver une relève, au bout de deux heures : an incredibly short time !


La salle de réunion a d’immenses baies vitrées. On est bien là dans la fiction, étant donné que les architectes ont horreur de la lumière : les salles de réunion sont souvent borgnes, si possible en sous-sol et surtout sans fenêtres. Ou alors, s’il y a des fenêtres, il y aura aussi d’épais rideaux qu’on fermera pour mieux voir les Power Points dont on nous afflige jour après jour. Quant aux délégués, what an extraordinarily attractive lot they were ! Ils dégagent un air d’assurance, ils ont une autorité et une élégance naturelles, ils sont à l’aise dans cet univers un peu magique, en un mot, ils sont vibrionnants de puissance et de pouvoir.



Le roman donne alors une description assez exacte, il faut le reconnaître, du fonctionnement du système :


At each place around the table was machinery for receiving languages not one’s own translated into one’s own : sound transformed in its passages from speaker to hearer. By Kate, among others. There were switches, each one a door into a foreign tongue. There were headphones. In glass-walled cubicles at either end of the room were more switches, receiving apparatus, headphones. It would be Kate’s task to sit in one of these cubicles, to listen to speeches made in English, French and Italian, and to translate them as she listenend into Portuguese, which she would speak aloud into a transmitter connected with the ears of the Portuguese speakers – mostly Brazilian , who did not speak English, or who did, but preferred, nevertheless, their own tongue. She would be like a kind of machine herself: into her ears would flow one language, and from her mouth would flow another.
 A noter toutefois qu'ici les translators travaillent toujours seuls.

Très rapidement, les délégués se rendent compte que Mrs Michael Brown est non seulement une brillante interprète, mais qu’elle est une sorte de mère pour eux, une nounou, une main tendue, une oreille bienveillante. Ils accourent vers elle pour toutes sortes de bons conseils : quelle crème pour la peau leur conseillerait-elle ? Où trouver des spécialités anglaises ou du bon whisky ? Un bon restaurant ? Elle se rend compte qu’elle est devenue un perroquet fort habile (a skilled parrot) et qu’on l’apprécie énormément, car elle est toujours prête à dépanner et à donner un coup de main. Il lui faut cependant de nouveaux habits pour être admise dans le monde merveilleux et privilégié des grandes conférences internationales. Avant d’aller faire du shopping, elle demande combien elle sera payée et étouffe un cri lorsqu’elle entend le montant faramineux qu’on lui promet pour ses services. Elle gagnera presque autant que son mari neurologue, c’est dingue !



Kate Brown a un talent remarquable. Certaines personnes ont besoin de plusieurs semaines avant de parvenir à traduire ainsi, à grande vitesse (to translate at speed). Elle ne tarde d’ailleurs pas à être promue : elle sera responsable du bon déroulement des réunions, elle veillera à ce qu’il y ait des blocs de papier et des crayons dans la salle et que tout le monde ait de l’eau. En tant qu’épouse et mère, elle a l’habitude de gérer ce genre de choses. Elle est maintenant parfaitement à l’aise dans sa nouvelle vie, qu’elle trouve bien plus légère et insouciante que celle de femme au foyer. Elle a même l’impression de ne rien faire ! Ne pourrait-elle pas au moins donner un coup de main aux traducteurs ? Tout le monde autour d’elle est sympa, il n’y a jamais la moindre tension, les délégués qui gravitent dans ces sphères cosmopolites semblent n’avoir jamais souffert, jamais eu faim, jamais pleuré tout seuls dans le noir. Ils s’affrontent certes dans la salle de réunion, chacun devant défendre des intérêts nationaux, mais le reste du temps, ce n’est qu’amour et harmonie universelle.

Le contrat est court, un mois, tout au plus – de nos jours, cinq jours consécutifs, c’est carrément le Pérou ! On le lui prolonge, Global Food ne peut plus se passer d’elle. La nouvelle conférence aura lieu à Istanbul. Ahmed, un employé de l’hôtel, sera son homologue. Il est ravi qu’elle ait ce qui lui manque, à savoir l’italien et le portugais, car lui-même n’a que l’anglais, le français et l’allemand. A eux deux, ils vont veiller au bon déroulement de la réunion, que la salle soit en ordre et que tout le monde ait un bloc, un stylo et de l’eau. Kate Brown se tient assise dans une salle adjacente, au cas où on aurait besoin d’elle : elle sautera alors sur le micro et se mettra au service des délégués. Elle se décrit comme un perroquet maternant parlant couramment les langues (a fluent parrot with maternal inclinations). Elle se sent vaguement coupable, car elle trouve qu’elle gagne des sommes folles alors qu’elle ne fait vraiment pas grand-chose. Elle soupçonne d’ailleurs que tout ceci ne soit qu’une immense combine pour se remplir les poches: Nonsense, it was all nonsense ; this whole damned outfit, with its committees, its conferences, its eternal talk, talk, talk, was a great con trick ; it was a mechanism to earn a few hundred men and women incredible sums of money. C’est Doris Lessing qui parle, en 1973.

Doris Lessing
Tout comme Bruno Salvador chez John le Carré, Kate Brown est au centre de la conférence. Elle est le soleil autour duquel gravitent tous les participants venus des quatre coins de la planète. Mère universelle, elle dispense amour, soins et bienveillance. Son travail est si intense au plan humain, que la tête lui tourne, elle est comme enivrée. Doris Lessing se lance alors dans un délire autour des hôtesse de l’air qui sont, elles aussi, entourées d’hommes et de femmes qui sillonnent le monde pour aller d’une réunion à l’autre. Elles aussi dispensent de l’amour, elles aussi attirent tous les regards et sont des astres vers lesquels migre l’activité foisonnante et excitante des instances internationales. L’interprétation de conférence est à la fois un travail exigeant (this demanding work), mais aussi un job comme un autre (quite an ordinary sort of job after all). Pour l’auteur, employé d’hôtel polyglotte ou hôtesse de l’air sont des professions comparables : il y s’agit surtout de dorloter les gens.

Une fois la conférence d’Istanbul terminée, Kate Brown aide les délégués dans leurs préparatifs de départ, elle prend encore un rendez-vous chez le coiffeur pour une participante venue du Sierra Leone. Elle s’est fait plein d’amis et a maintenant des invitations à venir leur rendre visite dans le monde entier. Cette incursion dans la vie professionnelle a bouleversé sa vie : la voilà qui part en Espagne avec un homme bien plus jeune qu’elle. Les deux-tiers restants du roman nous la décrivent faisant la garde-malade auprès de son toy boy qui souffre d’un mal étrange. Elle lui tient la main, observe son moindre souffle, essaie de trouver un médecin. Son rôle d’épouse et de mère lui colle décidément à la peau, il ne sert à rien d’essayer de s’émanciper. Elle finit par revenir à Londres, loue une chambre chez des hippies, erre et délire. A la dernière ligne, elle s’éclipse discrètement pour retourner chez elle, chez son mari. Comme quoi, les choses finissent toujours par rentrer dans l’ordre.

A tous ceux qui ne connaissent pas ce métier : tout ceci n’est qu’un tissu de fariboles à dormir debout. Un fonctionnaire ne devient pas quelqu’un de fascinant du simple fait qu’il est international. Les âmes des délégués ne sont pas plus nobles que celles de l’humain lambda, bien au contraire. Les conférences ne servent pas toujours à sauver l’humanité. Il est exclu que nous maternions qui que ce soit, d’ailleurs comment Doris Lessing imagine-t-elle les interprètes masculins ? Jouent-ils les papas ? Nous ne sommes surtout pas au cœur de l’attention de tous, au contraire, le bon interprète est celui qu’on oublie, l’auditeur doit avoir l’impression d’entendre l’original en direct, sans bafouillements, sans cliquetis de bijoux, sans râclements de gorge, de froissements de papier ou de glouglous d’eau qu'on verse en travaillant.

Décidément, notre profession suscite bien des fantasmes fantasmagoriques.

L'interprète de conférence est un animal fantastique
The Summer Before The Dark, Vintage International, 1973 (ISBN 978-0-307-39062-2) - L'Été avant la nuit, Albin Michel, 1981 (Livre de poche, 1992, ISBN 2-226-01275-3).

Le chapitre intitulé Global Food est celui où il est question du métier d’interprète de conférence.

Doris Lessing  a obtenu le Prix Nobel de littérature en 2007.