Rechercher dans ce blog

vendredi 4 juin 2010

Le suédois est-il intraduisible ?



Après m’être grattée la tête de perplexité face à la VF de Millénium, j’ai vécu un sentiment de déjà-vu en lisant un polar de Sjöwall & Wahlöö, un couple suédois qui est devenu célèbre dans les années -60 avec leurs romans policiers réalistes situés en Suède, précurseurs de Henning Mankell et de son mélancolique commissaire Wallander.

Il s’agit de L’Abominable Homme de Säffle, paru en Suède sous le titre Den vedervärtige mannen från Säffle en 1967, selon le livre en suédois que m’a prêté une amie. Déjà là, l’édition française indique qu’il serait paru en 1971. La traduction française, quant à elle, est parue en 1987. Comme avec Millénium, je me réjouissais de lire un de ces romans dont j’avais tant entendu parler. Et assez rapidement, je me suis dit qu’il y avait quelque chose de pourri au Royaume de Suède.

Tout d’abord, les maladresses en français ; oh ! rien de grave, mais suffisamment gênant pour déconcentrer le lecteur un tant soit peu critique. Quelques exemples :

- "Le temps le quittait à toute allure" (p.23) – s’agissant de quelqu’un qui vient de se faire assassiner et qui agonise.
- "Ils avaient mangé de la viande grillée" (p. 24). Je n’ai encore jamais commandé de viande grillée au restaurant. L’original parle de råbiff 1), littéralement raw beef, c-à-d du steak tartare. Etrange…
- "Désirez-vous autre chose, avant que nous n’arrêtions la vente de boissons ?" Ne serait-il pas plus naturel de dire avant que nous ne fermions ? Avant que nous ne fermions le bar ? L’original dit innan kassan stänger, littéralement : avant que la caisse ne ferme.
-"Avez-vous parlé à ceux qui occupent les chambres de chaque côté de celle-ci ? demanda Martin Beck." No comment…
-"Et combien de fois ne me suis-je fait agonir ?" (p.112) On dit que les traductions vieillissent moins bien que la version originale, cette phrase en est bien la preuve 2).

La page 115 est un véritable festival :
"Lorsqu’il s’efforçait d’écrire quelque chose sans faute de suédois ni de frappe" (ça me fait penser à Victor Hugo et son "vêtu de probité et de lin blanc") ... "Il essuya ses verres de lunettes" (pourquoi pas simplement "ses lunettes"?) ... "malgré son écriture tremblée" …" Ils sont venus me prendre mon litre" (il s’agit d’une bouteille de gnôle) 3).

- "Puis il fit des yeux le tour de ceux qui se trouvaient près de lui…" (p.272)
- "Le nombre de ceux qui aimaient Gunvald Larsson se réduisait à une seule unité, facile à désigner : Rönn" (p.372). Quel francophone s’exprime donc ainsi ? Ne serait-il pas plus idiomatique de dire que ses amis se comptaient sur les doigts d’une main ?

Ensuite, les faits culturels suédois qui sont soit effacés soit présentés tels quels : "un sac en papier du monopole de l’alcool" (p. 115, palme d’or des boulettes). Quiconque est allé en Finlande, en Suède ou dans certains Etats des U.S.A. comprendra sans peine, que les autres se débrouillent.

Et puis les généreuses libertés, par exemple :
"Je ne connais pas ce nom-là dans la police". L’original dit : Är ni över huvud tagit polis? 4) c-à-d "Vous êtes de la police, au moins ?" La nuance d’ironie disparaît complètement en français.
Ou encore : Kan jag få använda min egen ? (pistol) qui devient : "Si vous n'y voyez pas d'inconvénient , je préfère utiliser le mien" (de pistolet), alors que la VO dit simplement : Je peux utiliser le mien ? Le traducteur rend l’individu bien plus courtois qu’il ne l’est.

Il est très difficile de prendre un roman – a fortiori un polar – au sérieux, de se plonger dedans jusqu’à en oublier d’aller dormir quand la traduction ne cesse de vous ramener sur le plancher des vaches. A l’occasion du Salon du Livre, j’ai découvert que cette série de dix romans allait paraître dans une nouvelle traduction. D’autant plus que certains d’entre eux (les six premiers) ont été traduits de l’anglais. Il faut croire que le nombre de ceux qui traduisaient du suédois se réduisait à une seule unité dans les années quatre-vingt !
______________________________________
Le roman a été adapté au cinéma sous le titre Un flic sur le toit

(1) la lettre å se prononce o
(2) l'original dit Hur många gånger har jag blivit nerspydd?", ce qui signifie "Combien de fois ne m'a-t-on pas vomi dessus?; reste à savoir si c'est au propre ou au figuré...
(3) l'original dit kvarting, qui est une bouteille de 37,5 cl, mais là, je pinaille...

(4) en allemand, cela donnerait : Sind Sie überhaupt Polizist ? Ce qui m’a rendu attentive au mot über (över) + haupt (huvud) : pourquoi diable dit-on "au-dessus de la tête" pour exprimer un doute empreint d’ironie ?


L’Abominable Homme de Säffle, éditions Rivages /Noir
traduit par Philippe Bouquet, auteur de plus de 100 traductions du suédois, Docteur honoris causa de l'université de Linköping (Suède), Officier des palmes académiques, Chevalier de l'ordre de l'Etoile polaire, Prix de traduction de l'Académie suédoise (1988), Prix de la Fondation suédoise des écrivains (1994), Prix personnel Ivar Lo-Johansson 1995, Nominé pour le prix Aristeion 1999.


Voir aussi: http://tiina-gva.blogspot.com/2010/05/le-phenomene-millenium.html
et: http://tiina-gva.blogspot.com/2012/05/le-suedois-est-intraduisible.html

4 commentaires:

Anonyme a dit…

J'ai lu les Walhöö /Sjöwall dans les années 80, je crois. Il m'en reste quelques jaunis, je crois que je vais les relire. Je les ai adorés, mon préféré était "Roseanna".

Personnellement, ces maladresses de traduction ne me dérangent pas trop, ça fait couleur locale. J'aime bien les traductions mot-à-mot des expressions idiomatiques. Quand tu penses aux expressions de maman, les traductions sont trop drôles (kuin tikku paskassa, pissi sukassa, nalli (?) kalliolla - là j'ai toujours imaginé un nounours, esseulé sur le kallio).

ta soeur

Tiina a dit…

1)"Kuin tikku paskassa": comme un bâtonnet planté dans de la m..., autrement dit: coincé, tout con, ne sachant pas que faire;

2) "Kuin pissi sukassa, hiljainen kuin...": silencieux comme le pipi dans la chaussette: être pris en faute, se taire et espérer que personne ne remarquera rien;

3) "Kuin nalli kalliolla": tel la douille oubliée sur le grand rocher de moraine glaciaire: avoir été oublié, laissé tout seul à se morfondre. "Nalli" serait aussi la désignation du chien des pêcheurs, qui reste sur la rive, pendant que son maître part pêcher.

En effet, maman a des expressions très croustillantes. De ma peau affligée par l'acné, quand j'étais adolescente, elle disait: on dirait une carte du pays des athées ☺. Une autre, que j'adore, c'est "disparaître comme un pet dans le Sahara".

Heureusement qu'elle n'a pas (encore!) écrit de roman, on serait bien en peine de le traduire :D

Tiina a dit…

Tout à l'heure, j'ai feuilleté Meurtriers sans visage de Henning Mankell, avec le même traducteur que ci-dessus. En ouvrant le roman au hasard, je tombe sur ceci:

- Tout le monde dit qu'il n'a rien vu

et un peu plus loin:

- Il faudra interroger tous les membres de la famille. - Oui, il y en a une certaine quantité.

Une Suédoise à qui j'ai posé la question a confirmé mon soupçon: c'est traduit littéralement du suédois.

Jos a dit…

Dans La rubrique "suédois intraduisible",
il m´arrive de regarder les extraits
"swedish chef" du Muppet Show sur YT.
Le plus marrant surtout sont les commentaires en-dessous:
"It´s swedish?"
"Noooo! it´s not!"
"Sure!It sounds like"
etc......

Enregistrer un commentaire