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dimanche 5 septembre 2010

Relais, pivots et retours (1)


Pour être interprète, il faut connaître au minimum une langue étrangère, pour interpréter, par exemple, d’anglais en français (anglais passif : langue qu’on écoute ; français actif : langue qu’on parle dans le micro). Mais avec cette combinaison linguistique là, on ne va pas bien loin. Tout change si on "fait le retour", c’est-à-dire que le même interprète travaille d’anglais en français et de français en anglais. Les vrais bilingues étant plutôt rares, une des deux langues est généralement une langue étrangère que l’interprète maîtrise assez bien pour trouver la bonne préposition et la bonne concordance des temps dans le feu de l’action. Passer d’une langue à l’autre nécessite en outre une souplesse cérébrale particulière, chaque langue ayant sa structure propre – et gare aux faux amis !

En général, les interprètes ont une langue dite A, leur langue maternelle, celle qu’ils parlent dans le micro, et plusieurs langues C, les langues passives qu’ils interprètent vers leur langue A. La langue dite B est une langue de retour (voir ci-dessus). Les combinaisons linguistiques disponibles sur un marché donné sont en général le résultat de l’offre et de la demande. Ainsi, à Genève, où sont situées de nombreuses organisations de la famille des Nations Unies, on trouvera plutôt les langues officielles de l’ONU (EN, FR, ES, RU, AR, ZH et DE pour le BIT*). Certains collègues ont aussi PT ou IT , ou d’autres langues encore.

Tous les interprètes ont l’anglais ou le français, mais que se passe-t-il quand un orateur dans la salle parle russe ou arabe ? Le cerveau humain ayant ses limites, il est impossible pour chaque interprète de maîtriser les six langues de l’ONU, dont le chinois et l’arabe, et encore moins les vingt-deux de l’Union européenne. C’est alors qu’intervient le système du "relais". Les équipes sont constituées de façon à avoir – en général dans la cabine EN et FR dans les organisations onusiennes – au moins un interprète qui comprend, par exemple, le russe. Ce collègue s’appelle le "pivot". Si un délégué dans la salle parle russe, les collègues qui ne comprennent pas cette langue régleront leur console de sorte à entendre ce que dit (par exemple) le collègue de la cabine anglaise, qui, lui, interprète de russe en anglais. Cela s’appelle "prendre le russe en relais sur la cabine anglaise". De même, lorsqu’un délégué parle espagnol, les collègues des autres cabines qui ne connaissent pas cette langue se brancheront sur la cabine dans laquelle se trouve le pivot pour l’espagnol et prendront l’espagnol en relais sur cette cabine-là. Si un délégué parle arabe ou chinois, ce sont alors les collègues des cabines chinoise et arabe qui font un retour, étant donné qu’aucun interprète – à part quelques phénomènes – n’a ces langues passives dans sa combinaison. Le retour de l’arabe ou du chinois se fait toujours vers le français ou l’anglais.


Ce système entraîne un léger retard, puisqu’au lieu d’interpréter directement, il y a une étape intermédiaire, le relais. On cherchera aussi à éviter les doubles relais, car cela ne fait qu’aggraver les retards et les risques d’erreur, chacun connaissant le principe du téléphone arabe ! C’est la raison pour laquelle les pivots doivent, de préférence, se trouver dans des cabines de langues courantes. Lorsque le délégué russe ou hispanophone a terminé son intervention, il faut quitter le canal du relais et régler à nouveau sa console sur "floor", c’est-à-dire le son dans la salle.

Il arrive parfois que le délégué qui s’exprime en espagnol, en arabe ou en portugais change soudain de langue. Il faut alors que le pivot dise dans le micro "en anglais" ou "en français" pour que les collègues qui le prennent en relais se rendent compte qu’on est passé à une autre langue. On évite ainsi que la cabine anglaise ou française ne retraduise vers l’anglais ou le français. Les collègues qui sont pivots ont une responsabilité particulière et un stress additionnel, car s’ils se trompent ou si quelque chose leur échappe, tous les autres qui le prennent en relais feront la même erreur ou la même omission. Dans une équipe d’interprètes, on veillera toujours à ce qu’il y ait deux pivots, pour répartir les risques, car il se peut que le collègue-pivot ait une soudaine quinte de toux ou qu’il soit sorti pour téléphoner ou satisfaire un besoin naturel.

Le pivot doit tout particulièrement veiller à parler clairement, bien terminer ses phrases, éviter de marmonner ou d’utiliser des termes rares ou des expressions idiomatiques que les collègues des autres cabines risquent de ne pas connaître. Il doit aussi éviter de laisser de grands silences, car cela déstabilise et inquiète ceux qui le prennent en relais.

Il m’est arrivé une fois qu’une déléguée suédoise, qui écoutait le canal français pour se faire son petit Berlitz pendant la conférence, me dise pendant la pause : "Mais comment faites-vous ? Vous connaissez toutes ces langues et même le chinois !" Autrement dit, le système fonctionne si bien que nos auditeurs – si tout va bien – n’y voient que du feu.

*) AR arabe ; DE allemand ; EN anglais ; ES espagnol ; FR français ; IT italien; PT portugais; RU russe ; ZH chinois

* * * *

Un prochain article portera sur le fonctionnement de l’interprétation dans les institutions européennes. Avec vingt-deux langues, on doit forcément compter sur le système des relais.

Texte paru dans la revue Hieronymus (septembre 2010) www.astti.ch


Console d'interprète : les + indiquent les canaux actifs, ceux où l'interprète est en train de travailler. Dans le cas présent, la cabine française se tait (0), car le délégué est en train de s'exprimer en français. Les cabines qui seraient en relais auraient le signe -, ce qui n'est pas le cas ici.

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