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samedi 18 mai 2013

Tapons dièze au pays des Shadoks



Les Suisses romands appellent volontiers leurs voisins français des Shadoks et depuis que j’ai à m’occuper des démarches administratives de ma mère, je comprends enfin pourquoi. Je parle pourtant couramment le français, mais j’ai l’impression d’être sur la planète Mars et de parler à des gens qui sont restés coincés quelque part dans les années soixante, comme si l’électricité, le téléphone et internet n’existaient pas - alors même qu’il s’agit de s’affairer avec des services tels que Orange et Poste Mobile.

La boutique Orange - celle où on peut parler à des êtres de chair et d’os - affirme qu’il n’est pas possible de suspendre l’abonnement internet d’une résidence secondaire quand on n’est pas là, alors que c’est faux. Il existe - pour ceux que cela peut intéresser - un abonnement moins cher dit Découverte 2010 (probablement l’année d’invention de cet ingénieux système). C’est un conseiller du 3900 - pour connaître le tarif de cet appel, tapez 1 - qui me l’a appris. Ce même conseiller m’a vivement déconseillé de modifier la formule par écrit, car l’abonnement risquait tout bonnement d’être résilié. Rectificatif au 22.5.2013: la formule Découverte 2010 n'existe pas, le conseiller Orange m'a donc raconté n'importe quoi. Ce qui ne change rien à la teneur du message de ce billet. CQFD.
Rectificatif juillet 2013: La formule Découverte 2010 existe au pays basque (64), mais il faut rendre la Livebox (= modem) à chaque suspension de l'abonnement, ce qui est très pratique, vous en conviendrez.


Ça se passe comme ça, en effet, au pays des Shadoks, ma mère en a fait l’amère expérience. Nous avons modifié son abonnement afin de retirer des options que mon père, décédé depuis trois ans, avait choisies, à savoir une clé 3G et Gigamail, dont ma mère n’avait évidemment pas besoin. Le simple fait de renoncer à des options supplémentaire a provoqué la résiliation pure et simple de sa connexion internet. J’ai appelé le 3900 moulte fois - pour connaître le tarif de cet appel, dites Tarif - en prononçant Service technique dans le combiné. Il faut reconnaître que la reconnaissance vocale fonctionne fort bien. Le service technique me dit alors que, pour un problème de résiliation, je devais appeler le Service commercial. Je prononce alors Service commercial après m’être entendu dire que je devais dire Tarif si je voulais connaître le prix de cet appel. Le Service commercial affirme qu’il n’y a eu aucune résiliation, si la connexion internet ne fonctionne pas, je dois appeler le Service technique. J’ai fait ce ping pong environ quatre fois. C’est en réessayant quelques jours plus tard que je suis tombée sur une personne bienveillante, dont les yeux étaient en face des trous, qui avait autre chose que du fromage blanc entre les oreilles, qui a enfin compris qu’il y avait une couille dans le potage et qui, visiblement, a fait ce qu’il fallait pour que les choses rentrent dans l’ordre. A noter en passant qu'en France, il faut louer son modem (Livebox) 3€/mois, alors qu'en Suisse, il est gratuit (chez Swisscom du moins), étant donnée que c'est un accessoire indispensable pour avoir accès à internet. Imaginez qu'il vous faille louer votre téléphone fixe... ça paraît non seulement inconcevable, mais parfaitement idiot et contre-productif.

Ma mère a ensuite eu la mauvaise idée de souscrire à un abonnement de téléphonie mobile à la Poste - alors qu’elle entend très mal - sur le bon conseil d’une voisine qui lui a dit qu’on ne pouvait pas appeler à l’étranger avec une carte à pré-paiement. Il faut savoir qu’en France, l’univers s’arrête aux frontières de l’Hexagone. Si vous achetez des timbres pour vos cartes postales au bureau de tabac d’une localité très touristique, le buraliste ne connaîtra pas les tarifs hors-France, il ne connaîtra pas non plus les pays qui forment l’Union européenne, sauf La France, bien entendu. Il a fallu résilier cette boulette de toute urgence, afin que ma mère n’ait pas à payer 15€/mois pour un téléphone qu’elle n’entendra pas. Tout ce que je peux dire c’est qu’il est fort heureux que les gens chez Poste Mobile n’aient pas le code de la bombe atomique et qu’ils ne soient pas chargés d’opérer les gens de la cataracte, car on serait vraiment mal barrés....


Ils dépassent même les Shadoks. Ils nous ont re-renvoyé le téléphone mobile à grosses touches que nous leur avions renvoyé, puisque nous voulions résilier l’abonnement. Pourquoi, mystère. Est-ce que cela signifie que nous pouvons garder l’objet (payé 19€ avec un abonnement à 15€/mois sur 24 mois, ce qui est du vol pur et simple)? Le service clients est incapable de répondre. En outre, le service clients n’était pas au courant de la demande de résiliation envoyée quinze jours plus tôt, parce que «vous comprenez, avec tous ces jours fériés...» Evidemment, avec l’Armistice et le pont de l’Ascension, tout s’arrête. Il restait tout de même sept jours ouvrables et un courrier de Poste Mobile disant «Nous accusons réception de
votre demande de résiliation de contrat», lettre qui portait une date antérieure à celle de la conclusion du contrat. Visiblement, les gens qui écrivent les courriers ne communiquent pas avec les gens du Service clients et il n’y a ni téléphone, ni e-mail et surtout pas internet entre les deux. La Poste Mobile a en outre besoin, pour effectuer la résiliation, que nous leur communiquions le numéro de client et le numéro d’appel du téléphone mobile (qui figuraient, bien évidemment, sur notre courrier de demande de résiliation). S’ils sont incapables de trouver ces informations - ces numéros sont tout de même attribués par eux-mêmes - on est en droit de se demander s’ils sont capables de se rendre compte si les gens paient leurs factures ou pas. 


La lettre accompagnant le téléphone renvoyé en retour dit: «Vous n’avez pas déclaré le retour de votre mobile à la Poste Mobile, veuillez joindre votre Service Client...» , qui n’est donc pas au courant de la résiliation. Nous avons ensuite reçu un courrier disant, en substance: Nous vous accordons la résiliation et vous restez liés à Poste Mobile jusqu'en avril 2015. Le numéro du Service Clients figurant sur la lettre aboutit contre un mur (Ce numéro n'est pas en service) et le N° de contrat n'est pas celui de ma mère. Au secours!!! Ils accordent magnanimement la résiliation, mais ils ont néanmoins débité près de 200€ sur le compte de ma mère, ce qui correspond sans doute aux deux ans d'abonnement qu'elle a résiliés. Nous n'avons toutefois reçu aucun courrier nous disant s'il s'agit bien de cela ou s'il s'agit d'une erreur. Pour l'instant, il a été impossible de récupérer ce débit indu. Ma soeur disait qu'on dirait des débiles légers, à mon avis, ce sont plutôt des débiles profonds. GA... BU... ZO... MEU... continuons à pomper, ça ne pourra pas être pire....



Si vous avez un problème ou une question concernant Orange dans la Drôme, par exemple, vous ne pourrez pas aller dans n’importe quelle boutique Orange dans l’Ain ou la Haute-Savoie, car cela a beau être la même entreprise dans le même pays, les différentes agences ne sont pas reliées entre elles, ni par téléphone, ni par fax, ni par telex, ni par internet, ni par pigeon voyageur. Idem pour les banques. Et que se passe-t-il si un Français résidant dans l’Ardèche a un accident dans le Var? La Sécu est-elle capable de gérer un dossier qui chevauche deux départements? On n’ose pas imaginer le cas de figure où l’accident ou la maladie surviendraient à l’étranger.

Août 2013, dernières nouvelles de chez Orange: étant allés dans la boutique Orange de Montélimar (zone commerces, hors ville) pour changer une vieille Livebox (= modem) contre une plus moderne, afin de pouvoir y connecter le téléphone et la télé par internet, on nous répond qu'ils sont en rupture de stock à l'échelle nationale, "Vous comprenez, avec les orages....." Nous demandons si chez Orange centre ville, ils pourraient en avoir en stock. Ils ne peuvent pas nous répondre et ils ne peuvent pas leur téléphoner non plus, "parce que nous n'avons pas de ligne directe". Autrement dit, Orange extra-muros ne peut pas téléphoner à Orange intra-muros, distant de 5 km, parce qu'ils n'ont pas de ligne directe. Rappelons, à toutes fins utiles, qu'Orange est une société qui vend de la téléphonie et de l'internet. Très franchement, si nous avions réussi à repartir avec une nouvelle Livebox sous le bras et une connexion internet qui remarche immédiatement, j'aurais été très très étonnée.

Dans son livre A Year in Provence, Peter Mayle n’exagérait absolument pas, même si son témoignage porte sur les différents artisans qui ont retapé sa maison dans le Lubéron. Il n’y parle pas des labyrinthes bureaucratiques ni de l’omniprésent RIB1), sans lequel vous n’allez nulle part, autant dire que vous n’existez pas. Corinne Maier décrit cela fort bien dans son brulôt Tchao la France. Pour ouvrir une ligne téléphonique, il vous faut un RIB et pour ouvrir un compte en banque (et ainsi obtenir votre RIB), il vous faut une facture de téléphone comme preuve de votre domicile. Songeons aussi aux récents témoignages d’Anne Sinclair2) et de Tatiana de Rosnay3) qui ont chacune eu à se battre avec l’administration pour prouver leur francitude. Visiblement, avoir deux parents Français (Sinclair) ou être née en France (de Rosnay) ne suffit pas toujours.


Il faut des compétences très pointues pour s’occuper des choses courantes de la vie. Moi qui suis francophone, valide et dotée d’une intelligence raisonnable, j’ai beaucoup de peine dans ces méandres héxagonaux. Le moindre problème d’abonnement de téléphone équivaut à un chemin de croix, à genoux sur des graviers. Comment font donc les allophones, les impotents, les simplets ou les gens qui sont aveugles, sourds et muets face à tout ce qui ressemble à un guichet, à un formulaire ou à une hotline? Mieux vaut éviter d’avoir des pépins en France, car on finit par se retrouver dans une véritable jungle.

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La France est le seul pays du monde développé où on trouve encore des toilettes à la turque, dans les aires de repos d'autoroute. Et qui ne sont même pas propres...; le seul pays où les supermarchés ferment entre 12h et 14h; le seul pays où on utilise encore des chèques et où lesdits chèques ne permettent pas de retirer de l'argent liquide auprès d'une banque autre que l'émettrice du carnet de chèques. "Mais je n'ai pas accès à votre compte!" me dit la dame au guichet. Et comment font donc les magasins, pour utiliser les chèques que leur donnent les clients?

C'est sans doute aussi le seul pays où on trouve des hôtels qui sont fermés le dimanche en plein mois de juillet: "Il faudrait passer chercher la clé avant 14h!". Ben voyons.... Un autre hôtel attendait un groupe de motards, mais ne savait pas exactement à quelle date: "Il faudrait nous rappeler dans 15 jours". Et on se demande pourquoi la croissance a de la peine à redémarrer.


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  1. «Ne serait-ce que pour faire trois pas dans la rue, il est indispensable d’avoir sur soi un RIB. Quoi? Vous ne savez pas ce que c’est? Alors, vous n’êtes pas un vrai Français: le RIB, c’est un relevé d’identité bancaire. Une chose qui m’a étonnée quand je suis arrivée en Belgique, c’est que ce relevé n’existe pas. Incroyable, non? Comment font-ils pour être ... belges? Bien entendu, le RIB ne suffit pas. Il faut avoir lu le document de référence qui rend (exprès?) la règle du jeu illisible. Vous n’avez pas obéi aux instructions, effectué les démarches ad hoc? C’est votre faute: comment,vous n’avez pas déchiffré l’imprimé RF420-9850 affiché à trois mètres du sol, là-bas, à l’entrée? On vous fait la leçon: «C’est le règlement, vous devriez le connaître.» in: Tchao la France, Corinne Maier, éditions J’ai Lu, p. 92
  2. 21, Rue de la Boétie, Anne Sinclair, Le Livre de Poche. «Vos quatre grands-parents sont-ils français?»
  3. A l’encre russe, Tatiana de Rosnay, Editions Héloïse d'Ormesson. Il s'agit d'un roman, mais qui est inspiré de l'expérience personnelle de l'auteur. 

Voir aussi: Comment importer/exporter un véhicule

vendredi 19 avril 2013

Vivre seule au troisième âge



Ma mère est maintenant veuve depuis bientôt trois ans et demie et, bien qu’elle ait fini par s’adapter, la solitude lui pèse. L’automne dernier, un scénario idéal s’est mis en place tout seul: ma mère a offert une chambre à une dame d’Europe de l’est dans la soixantaine - appelons-la Mirjana - qui traversait une mauvaise passe et que ça arrangeait de faire l’économie du loyer qu’elle payait pour son studio. Maman la connaissait déjà depuis plusieurs années, étant donné que cette personne travaille pour une agence immobilière tout près de chez elle.

Mirjana s’est donc installée dans ses nouveaux quartiers en septembre dernier. Après 50 ans de vie de couple, ma mère découvrait la cohabitation avec une copine. En échange d'un toit, son invitée faisait le ménage et la cuisine. Maman a retrouvé son entrain, la vie lui souriait à nouveau. Le zèle et le dévouement infini de Mirjana, sa patience sans bornes ainsi que son plaisir ostentatoire de vivre avec notre mère nous laissaient certes un peu perplexes, ma soeur et moi, mais finalement, cela nous ôtait aussi un souci, puisqu’on savait qu’en cas de pépin, un ange gardien était là, qui pouvait toujours nous appeler.


Puis ma mère a fait une mauvaise chute la nuit. Mirjana a appelé l’ambulance, sa logeuse a été hospitalisée avec une vilaine phlébite. Ma soeur et moi allions bien sûr voir notre maman et nous lui achetions tout ce dont elle avait besoin, mais Mirjana pouvait lui apporter des choses de la maison: tel cardigan, tel réveil, telle boîte de médicaments. Elle a sans doute sauvé la vie de notre mère et cela a dissipé tout doute que nous aurions pu avoir à son sujet. Puis vint Noël, que Mirjana a fêté avec nous, en toute simplicité.

Mirjana nous avait dit dans un premier temps qu’elle partirait début 2013, puis c’est devenu mars. A l’automne 2012, elle avait demandé à ma soeur si elle ne pourrait pas lui établir une attestation de domicile, dont elle avait prétendument besoin pour des démarches auprès des prud’hommes. Cela m’a paru un peu bizarre. En effet, elle nous a toujours dit qu’elle avait une maison dans le midi, donc forcément une adresse, un domicile. Renseignements pris, nous nous sommes rendu compte qu’un tel document comportait le risque que nous soyions obligées de loger Mirjana ad vitam eternam, le droit au logement en France étant très bien protégé. Nous n’avions cependant aucune intention de la mettre à la porte, tout se passant très bien, mais nous ne voulions pas non plus avoir les mains liées. Et nous avons eu raison d’être prudentes.

Pour des raisons que nous n’avons pas encore réussi à élucider, la relation entre les deux femmes s’est détériorée très rapidement après Nouvel an. Notre mère ne supportait plus son invitée, elle lui reprochait de prendre toute la place et de parler sans arrêt. Il est vrai que Mirjana prenait des libertés, se croyait tout permis, manquait de respect vis-à-vis de celle qui l’accueillait, prenait possession des lieux, finissait les restes dans le frigo... Ma mère a commencé à penser qu’elle cherchait à l’envoyer à l’hôpital à nouveau ou, encore mieux, dans une maison de retraite et ainsi, elle aurait eu l’appartement pour elle toute seule. La relation de confiance était rompue et ma mère a commencé à se méfier et même à avoir peur. A tort ou à raison, on ne le sait pas encore, mais quoi qu’il en soit, la situation devenait invivable. De la part de quelqu’un qui n’a ni logement ni argent - elle dit ne rien gagner dans l’agence immobilière où elle travaille - son comportement, qui a fini par mettre un terme à la cohabitation amicale, est tout simplement incompréhensible.


Ma soeur et moi avons une attitude totalement différente vis-à-vis de cette personne. Ma soeur prend sa défense, lui accorde le bénéfice du doute et préfère croire sa version des choses que celle de ma mère. Quant à moi, je reconnais que maman peut avoir tendance à déformer les faits, mais, dans le doute, je me méfie plutôt de Mirjana. Nous savons certes qu’elle travaille dans ladite agence mais c’est la seule certitude que nous ayions. Elle possède une Jaguar, un manteau en renard, un sac de golf entreposé dans le garage, mais elle n’a pas un rond. Sans doute a-t-elle connu des jours meilleurs, mais alors, pourquoi saboter la chance qu’elle avait de loger gratuitement à 50 mètres de son lieu de travail? Elle dit avoir une maison dans le midi, elle aurait travaillé chez Lufthansa, elle aurait été gouvernante pour des célébrités à Gstaad.... mais tout cela est peut-être du vent.

Ses signes extérieurs de richesse ne font que renforcer ma méfiance. Fait-on fortune en étant nounou, fût-ce à Gstaad, ou encore en étant hôtesse chez Lufthansa? Elle vient d’ex-Yougoslavie et n’a jamais prétendu avoir fait d’études. Agent immobilier dans la région genevoise est certainement un métier lucratif, mais ses collègues lui piqueraient toutes ses commissions. Etant dans l’immobilier, elle connaît en revanche parfaitement la valeur de l’appartement de notre mère et je ne peux m’empêcher de trouver des motivations intéressées à son dévouement, qui n’a d’ailleurs été que de courte durée. Notre mère payait les courses et donc ses repas, une véritable aubaine pour quelqu’un dans la dèche. Mais au lieu d’apprécier cette générosité, elle a commencé à estimer que ça lui était dû et à se comporter en terrain conquis.



Selon maman, Mirjana essayait de la faire passer pour gaga et sénile, ce qu’elle n’est certainement pas. Notre mère s’est réveillée d’un cauchemar et elle est convaincue qu’elle a failli se faire dépouiller par cette bonne âme qui lui a sauvé la vie l’automne dernier. Comme pour les enfants en bas âge, il est très difficile de trouver une personne à qui on osera confier la garde d’une personne âgée. Si notre mère avait été sénile ou tout simplement un peu plus crédule... dieu seul sait ce qui aurait pu arriver. Les personnes qui souffrent de solitude fondent volontiers pour ceux qui sont gentils avec elles.

Peut-être que Mirjana est une personne formidable et que nous avons tort de nous méfier. L’avenir nous le dira peut-être... ou pas.

Il faudrait maintenant retrouver une femme de ménage, bien que ma mère ne veuille plus laisser entrer personne sur son territoire. Il lui faudra aussi une télé-alarme ou un téléphone mobile. Cette deuxième mésaventure*) permettra peut-être à notre maman de mieux apprécier la solitude. Vivre seul n’est pas rigolo, mais c’est toujours mieux que de vivre dans la peur et la paranoïa. La solitude signifie aussi avoir la paix et ne pas se faire parasiter ni phagocyter par une personne malintentionnée. Toutefois, quand on atteint le soir de sa vie, cela signifie aussi n’avoir personne à ses côtés au moment de mourir. Visiblement, ma mère préfère franchir le pas seule que mal accompagnée.



“Nowadays people know the price of everything and the value of nothing.”  Oscar Wilde, The Picture of Dorian Gray
*) voir aussi Fêlures 

lundi 4 mars 2013

La souffrance de l’accro au shopping

Louboutin, environ 500€
Une de mes amies est accro au shopping. Je l’ai souvent taquinée à ce sujet, quoi de plus féminin, en effet, que de craquer pour une jolie paire de chaussures, même si on en a déjà trente-sept paires à la maison. Les femmes coquettes ont toutes le syndrome d’Imelda, à des degrés divers.  Je plaide moi-même coupable, même si j’ai réussi à me réfréner ces dernières années, surtout parce que les chaussures qu’on nous propose dans les magasins sont de plus en plus moches.

Toutefois, je me suis rendu compte récemment que la coquetterie de mon amie frisait la pathologie et que son comportement correspondait parfaitement à celui d’une shopaholic, ce qu’on appelle une addiction sans substance. Etre accro à internet, au travail, au sexe ou au shopping sont tous des avatars de ce même trouble psychique, qui traduit un mal-être, une dépression ou un sentiment de vide qu’on cherche à combler par tous les moyens. C’est la conséquence d’émotions négatives qui poussent l’accro à commettre des dépenses excessives, dans l’illusion d’acheter une consolation, un câlin, dont l’effet sera de très courte durée. Acheter une nouvelle robe chaque semaine n’est pas bien grave, me direz-vous, mais ça le devient si on en achète deux dans la même journée et qu’on finit par griller tout son salaire dans des fringues et encore des fringues, alors que les armoires débordent déjà tellement qu’on n’arrive plus à en fermer les portes et que certains habits ne sortent jamais du sac de la boutique en gardant éternellement leur étiquette de prix. Dépenser 1000,- pour un sac à main, fût-il magnifique, le jour où on s’est fait licencier, ressemble fortement à un appel au secours, parfaitement vain en l’occurrence. Ou encore à un suicide par carte de crédit interposée…
Il y a un terme en anglais pour décrire ce phénomène: retail therapy. Le terme scientifique est l'oniomanie.

Sac Lancel, 1260 CHF
Que faire, face à une telle personne ? Admirer ses achats, lui dire qu’elle est vraiment très belle dans sa 408ème robe ou la sermonner pour essayer de la rappeler à la raison ? Fermer les yeux, en se disant qu’elle est adulte, que c’est sa vie, son problème et qu’elle n’a qu’à le régler toute seule ? Pour ma part, j’ai décidé de renoncer à lui proposer d’aller au spectacle, sachant qu’elle n’en n’a pas les moyens – alors qu’elle gagne bien sa vie – et d’espacer les sorties au restaurant. Je ne sais pas quoi faire d’autre, c’est la seule façon que je trouve de l’épargner. L’argent qu’elle ne dépense pas au spectacle ou au restaurant, elle ira le donner à diverses boutiques.

Il ne m’appartient pas de lui suggérer de faire une thérapie, c’est à elle de faire le pas le jour où elle refusera d’être l’esclave et le pantin de son addiction. J’ai toutefois fait quelques recherches sur la question. Le site d'Addiction Suisse porte essentiellement sur l’alcool et la drogue. Voici quelques liens utiles pour quiconque chercherait une porte à laquelle frapper :

- La Fondation Phénix ICI  

- L'association des Psychothérapeutes pour le Traitement des Addictions (APTA) à Genève  ICI 

- Le Programme NANT (nouvelles addictions, nouvelles thérapies), du service d'addictologie des Hôpitaux Universitaires de Genève. La brochure ICI

- Débiteurs anonymes, un groupe de soutien ICI. A Genève, les réunions ont lieu les 1er et 3ème dimanche du mois, de 18h à 19h30, au 5, rue Henri Christiné, à Plainpalais.

- Une liste de conseils pour essayer de réfréner ses pulsions et modérer ses dépenses ICI

Louis Vuitton, 535€
Il n’est pas facile d’entamer une thérapie. Il faut, pour cela, déjà reconnaître et accepter qu’on a un problème. Puis il faut se mettre à nu devant son thérapeute et parvenir à mettre des mots sur sa souffrance, en surmontant sa honte et son impression de venir se plaindre pour des bêtises (par exemple: “je n’arrive pas à m’empêcher d’acheter des choses”). Toutefois, c’est un investissement en temps, en argent, en larmes et en moments pénibles à passer qui en vaut sacrément la peine. J’ai moi-même souffert d’une phobie sociale très handicapante, avec crises d’angoisses & C° qui a bien failli me coûter ma carrière. J’aurais pu choisir de m’enfermer chez moi et faire de la traduction. Je serais sans doute devenue un de ces personnages bizarres qu’on croise parfois dans la rue. J’aurais pu assommer mes démons à grands coups de calmants et d’alcool, mais j’ai choisi une autre voie. C’est l’EMDR qui m’a sauvée, une thérapie appliquée aux troubles du stress post-traumatique ou pour des souvenirs traumatisants si profondément enfouis qu’une psychothérapie conventionnelle ne parvient pas à les déraciner. Je serais incapable d’expliquer le processus, mais c’est un peu comme si un immense bulldozer venait excaver toute la vieille merde accumulée depuis l’enfance, surtout celle sur laquelle on a essayé de mettre une dalle en béton, et qu’on ouvrait ensuite tout grand les fenêtres pour chasser les miasmes malfaisants.

Depuis, je me suis libérée de mes vieux boulets et si je suis triste ou si j’ai peur, c’est pour de vrais motifs. J’ai envoyé mes phobies au diable, je suis sereine et je crois que j’ai les yeux assez bien en face des trous. J’ai sauvé ma vie et chaque année m’apporte son lot de chagrins, de rires et de plaisirs. J’en ai presque le vertige quand je pense à quoi j’ai échappé. Il ne sert à rien de subir en serrant les dents et en faisant le poing dans sa poche, sinon, on risque de finir comme Fritz Zorn, alias Angst, le bien nommé.





Un article du Guardian ICI
"The European Union published a continent-wide survey into addictive spending earlier this year. It found that 33 per cent of consumers displayed a 'high level of addiction to rash or unnecessary consumption'. The tendency often led to indebtedness."

Coach en rangement, c'est un métier : http://www.maitreenboite.ch/


lundi 11 février 2013

Le centenaire qui sauta par la fenêtre et disparut



Si vous vous intéressez à la littérature suédoise et que vous êtes capables de lire ces romans en une autre langue que le français, de grâce faites-le. Ceci est le quatrième texte que j’écris sur la qualité déplorable des traductions françaises faites à partir du suédois. Il y a tout d’abord eu Millenium, que j’ai dû terminer en allemand. Puis j’ai découvert Sjöwall et Wahlöö, tels que traduits par Philippe Bouquet1), qui a longtemps été le pape du suédois en France, probablement parce qu’il était le seul. Les Français étant si nuls en langues, personne n’a eu l’idée de comparer ses traductions aux autres versions linguistiques. En outre, étant si pleins d’eux-mêmes, ils trouvent sans doute normal que les étrangers écrivent comme des pieds. En effet, c’est l’impression qu’on a quand on lit ces pauvres textes. La dernière victime de ce massacre s’appelle Jonas Jonasson, auteur d’un best seller traduit en trente langues ou plus et dont on est en train de faire un film. Son livre s’appelle Hundraåringen som klev ut genom fönstret och försvann . Si vous voulez savoir ce que cela veut dire, l’anglais vous dira: The Hundred-Year-Old Man Who Climbed Out the Window and Disappeared, l’allemand: Der Hundertjährige, der aus dem Fenster stieg und verschwand, l’italien: Il centenario che saltò dalla finestra e scomparve, l’espagnol: El abuelo que saltó por la ventana y se largó. Google vous donnera: Cent ans qui a grimpé par la fenêtre et a disparu. Et en français, me demanderez-vous? Ça devient: Le vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire, traduit par Caroline Berg

On sait bien que les titres de romans ou de films ne doivent pas forcément être traduits à la lettre. On constatera toutefois que les traducteurs des autres langues ont cru déceler une certaine intention stylistique chez l’auteur, qui a délibérément choisi un titre long et compliqué. En français, il reste long et compliqué, alors pourquoi diable l’avoir transformé à ce point? Serait-il impossible d’intituler ce roman: Le centenaire qui sauta par la fenêtre et disparut? Tant qu’à changer, pourquoi pas Un senior en cavale ou La vieille évasion? De plus, «le vieux» est vraiment moche et même pas drôle. Malheureusement, la traductrice a décidé, tout au long du roman, de remplacer le style croustillant de l’original par le sien, fade et plat.

Une erreur de sens apparaît dès la deuxième page et ce n’est certainement pas faute de connaître le vocabulaire. Là où le suédois dit: Allan [...] slog sig ner på en bänk intill några gravstenar, la traduction vous dira que «Allan s’assit sur une tombe...». Pas besoin de savoir le suédois pour constater que le banc à disparu. On peut certes se demander s’il est plausible qu’un centenaire qui a mal aux genoux s’assoie sur une tombe plutôt que sur un banc. Du coup, quand, en suédois, il voit qu’un certain Henning Algotsson est enterré sur la tombe mitt emot (en face) du banc sur lequel il est assis, en français, le même Henning Algotsson est «couché sous la pierre sur laquelle Allan s’était assis». Forcément, puisque le banc a disparu. Ce n’est pas essentiel à la narration, mais c’est une trahison parfaitement gratuite. Une telle métraduction (car on ne peut pas parler de contresens) dès la deuxième page sape immédiatement la confiance qu’on aurait souhaité avoir envers ce tradittore de traduttore



Il y en a plein d’autres comme ça. La journée de huit heures de travail (åtta -huit - timmars - heures - arbetsdag - jour de travail) devient la semaine de quarante-huit heures. Les Suédois qui se rendent à Stockholm pour exprimer leur désir de défendre la patrie (att betyga [kungen] sin försvarsvilja - en allemand: dem König seine Bereitschaft zur Landesverteidigung zu demonstrieren) devient «pour honorer son roi et demander sa protection». Le socialisme suédois avait prétendument besoin d’un ambassadeur à l’étranger, parce que le changement tardait à venir. L’auteur avait pourtant écrit: Den svenska socialismen behövde en internationell förebild. Les germanisants reconnaîtront sans peine le mot Vorbild. Avoir besoin d’un ambassadeur ou d’un exemple, ce n’est pas du tout la même chose... Le tsar Nicolas est contrarié par les révoltes paysannes contre les bolchéviques. Euh... il devrait plutôt être content, non, s’il y a des gens qui se soulèvent contre les bolchéviques? L’original dit simplement bolsjevikuppror, aucun paysan à l’horizon. La traductrice aurait-elle simplement lu trop vite? Ou alors, elle s’en fout. Le père du protagoniste leur envoie un oeuf, simplement un oeuf, qu’il a gagné au jeu contre son pote Fabe. La version suédoise, tout comme l’allemande, jugent utile toutefois de préciser que c’est un oeuf de Pâques en émail. Le lecteur un tant soit peu cultivé comprend alors immédiatement qu’il s’agit d'un oeuf de Fabergé. Tant pis pour les francophones, qui croient qu’on leur parle bêtement d’un oeuf de poule, à la rigueur décoratif.



Et si ce n’était que cela, ce ne serait pas trop grave. Ce qui est vraiment dommage, en revanche, c’est que tout l’humour et l’ironie de l’auteur disparaîssent complètement dans cette pâle copie. Allan va pisser un coup, mais décide d’abréger les opérations, car il entend du bruit. En français: «Quand Allan se fut soulagé, ...» Les deux croutons ont bu des coups de gnôle pour leurs genoux, pour leurs oreilles, pour faire descendre le steak d’élan et Julius avait encore annoncé un p’tit verre en guise de dessert. Ils ont ensuite été interrompus par une visite indésirable. Après quoi, Allan dit: «Et alors, ce dessert?» qui a été platement traduit par: Et ce schnaps que tu m’as promis, ça tient toujours?


Le premier vieillard (Allan) a volé une valise et en a assommé le propriétaire. Le deuxième  (Julius Jonsson) examine l’homme qui git sur le sol et dit: - Jahapp! [...] Jag gissar att det där är resväskans ägare? Frågan var mer ett konstaterade. Une question faussement ingénue: «Ben dis donc! Ça doit être le type qui a perdu sa valise?» devient «- Ce jeune homme est donc le propriétaire de la valise. Allan se devait de fournir des explications.» Forcément, la phrase «ce n’était pas tant une question qu’une constatation» disparaît en français, puisqu’il n’y a plus aucune ironie ni fausse ingénuité. Il n’y a plus de question non plus, puisque l’un des deux croulants constate platement «ce jeune homme est donc le propriétaire de la valise».

Cette scène se déroule dans la gare de Byringe, un lieu qui existe réellement et qui est devenu un lieu de pélerinage depuis l’immense succès de ce roman. Il en va de même avec la petite bourgade d’Ystad, près de Malmö, où les gens veulent voir la maison du commissaire Wallander - qui n’existe évidemment pas, à moins qu’ils n’en n’aient créé une  de toutes pièces pour satisfaire à la demande. 


La gare de Byringe

Cette traduction n’est pas non plus exempte de perles stylistiques, telles que: « Il ferait beau voir un cadenas capable d’arrêter Julius Jonsson!» Celui qui parle comme Beaumarchais est un vieil asocial qui vit de petites rapines et de braconnages et qui ne crache pas dans les petits verres de fine, que la traductrice appelle schnaps. Les Alsaciens comprendront. L’original est: Sedan när har ett lås hindrat Julius Jonsson? sa Julius Jonsson. L’auteur joue volontiers avec ce genre de répétitions, qui passent systématiquement à la trappe. La traductrice a sans doute estimé que ce sont là des fautes de style. Littéralement, la phrase signifie «depuis quand un cadenas a-t-il entravé Julius Jonsson? dit Julius Jonsson». Pour rester dans un style correspondant au vieux coquin qui parle, on pourrait écrire «Ce n’est pas demain la veille...» ou encore «Il n’est pas encore né, le cadenas qui résistera à Julius Jonsson, dit Julius Jonsson». L’auteur faisant dans le farfelu et l’échevelé, ça pourrait très bien passer.

Une autre phrase bien gratinée: «Puis elle lui mit tendrement les cheveux en désordre et retourna couper du bois». Pourquoi ne peut-on pas écrire qu’elle l’a ébouriffé ou, à la rigueur, caressé la tête? 




Comme je suis heureuse d’être dorénavant (presque) capable de lire le suédois de mes propres ailes! J’en suis à la page 48 du français (mon kindle dirait 10%), mais comme béquilles, je donnerai dorénavant ma préférence à la version allemande, forcément plus fidèle, non seulement parce que les Allemands font toujours du bon boulot, mais parce que les deux langues sont beaucoup plus proches. Les Français sont tellement imperméables aux cultures étrangères, tout en étant profondément convaincus de leur supériorité, qu’ils ne savent sans doute pas apprécier le travail du traducteur. On ne peut pas faire ça à la va-vite, par-dessus la jambe et de façon je-m’en-foutiste. Il ne suffit pas de transposer en gros le sens général de l’histoire, il faut respecter le style de l’auteur et ne pas inverser qui fait quoi. Il n’est pas interdit non plus de se relire ou de se faire relire par des amis.

Quand je passerai mon test de suédois pour en faire une langue de travail, je ne pourrai certainement pas me permettre ce genre d’erreurs, de contresens et d’approximations. J’ai été tellement drillée à la fidélité au message et à l’interdiction de dire n’importe quoi, juste pour faire du bruit, que je suis particulièrement intolérante vis-à-vis de ce genre de travail bâclé. Le public francophone n’a toutefois pas l’air de se plaindre et Le vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire figure toujours en bonne place dans les rayons des libraires. Tant mieux, ma foi, pour Jonas Jonasson!




1) Philippe Bouquet, auteur de plus de 100 traductions du suédois, Docteur honoris causa de l'université de Linköping (Suède), Officier des palmes académiques, Chevalier de l'ordre de l'Etoile polaire, Prix de traduction de l'Académie suédoise (1988), Prix de la Fondation suédoise des écrivains (1994), Prix personnel Ivar Lo-Johansson 1995, Nominé pour le prix Aristeion 1999.

vendredi 1 février 2013

La Vérité sur l'Affaire Harry Quebert



C’est l’histoire d’un homme qui a aimé une jeune femme. Elle avait des rêves pour deux. Elle voulait qu’ils vivent ensemble, qu’il devienne un grand écrivain, un professeur d’université et qu’ils aient un chien couleur du soleil. Mais un jour, cette jeune femme a disparu. On ne l’a jamais retrouvée. L’homme, lui, est resté dans la maison, à attendre. Il est devenu un grand écrivain, il est devenu professeur à l’université, il a eu un chien couleur du soleil. Il a fait exactement tout ce qu’elle lui avait demandé, et il l’a attendue. Il n’a jamais aimé personne d’autre. Il a attendu, fidèlement, qu’elle revienne. Mais elle n’est jamais revenue.
La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert de Joël Dicker  

Ça y est: j’ai terminé le phénomène de la rentrée littéraire, le best-seller au succès fulgurant, Prix de l’Académie française, Prix Goncourt des lycéens, dont les droits de traduction ont été vendus à 35 pays.... et je suis complètement sonnée.



Ça faisait bien longtemps que ça ne m’était plus arrivé: un livre que je lis avec plaisir. Un livre du bon vieux temps où on savait encore écrire des romans: une intrigue cohérente et pourtant loin d’être simple ni simplette; des personnages crédibles, une atmosphère bien marquée, qui crée une ambiance qui vous obsède pendant 650 pages. Pas de redites ni de répétitions - sauf celles qui sont voulues - pas de lourdeurs, des pages qui se tournent toutes seules. Un style simple et agréable, l’auteur ne recherche pas de tournures ampoulées ni tarabiscotées pour faire intello. Et surtout, ce que j’adore: une structure en puzzle, avec des aller-retours entre le passé et le présent et une alternance de points de vue subjectifs, qui créent une sorte de prisme autour des événements décrits.

Pour ce qui est de l’ambiance, on a l’impression d’être dans Twin Peaks. On retrouve le cadavre d’une adolescente disparue: Qui a tué Laura Palmer? Il y a un peu de American Beauty, une très jolie jeune fille, un père autoritaire qui bricole beaucoup dans son garage. Un chouïa de Belle du Seigneur, pour ce qui est du récit par plusieurs personnes et aussi le thème de l’Amour Fou. Ou encore Le manuscrit trouvé à Saragosse, pour le côté livre dans le livre, bien que l’Affaire Harry Quebert ne comporte pas d'histoires qui s'emboîtent.


A aucun moment, on ne se désintéresse de l’histoire. Comme dans tout bon polar, on suit docilement les fausses pistes que l’auteur se délecte à glisser sous nos yeux, comme autant de savonnettes qui nous envoient droit dans le mur. Comme chez Agatha Christie, tous les personnages sont suspects, à tour de rôle. On y aborde la pédophilie, le racisme, l’homosexualité, le harcèlement sexuel, la peine de mort et l’hystérie que peuvent créer les médias. Mais au coeur de l’histoire, il y a des gens très ordinaires, tous d'honnêtes citoyens d’une petite bourgade américaine sans histoires.
 


Ce qui rend ce livre différent, ce sont ses constantes mises en abyme, car c’est à la fois une histoire d’amour et une histoire sur les livres et l’écriture. Adieu Nola. Sois heureuse. Aime mon livre comme j’aurais voulu que tu m’aimes. Il est impossible de ne pas faire le parallèle entre Marcus Goldmann, qui est en train de nous raconter l’écriture du roman intitulé «L’affaire Harry Quebert», immense succès de libraire, et Joël Dicker, auteur de «La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert». Il faut constamment se rappeler que, lorsqu’il écrivait son roman, l’auteur ne pouvait pas savoir qu’il allait être dans tous les journaux et passer à la télé, comme le héros de son roman. L’éditeur dans la vraie vie a fait des calculs d’opportunité commerciale, certes risqués - faire sortir «La vérité...» parmi les centaines de livres de la rentrée littéraire - tout comme le fait l’éditeur dans le roman, qui tient surtout à ce que «L’affaire Harry Quebert» sorte avant les élections présidentielles, car il sera alors impossible d’avoir l’attention du public. 

On reproche à l’auteur de ne pas savoir écrire, que son style est plat, que son succès ne serait qu’une imposture. Il est vrai qu’on a parfois l’impression de lire un roman qui serait traduit de l’américain, mais ce n’est vraiment pas gênant, car cela correspond à l’ambiance générale du livre. En le lisant, on a l’impression d’être au cinéma. Même s’il ne «réinvente pas la langue française», comme on a pu le lire souvent, il n’y a rien d’incorrect dans l’écriture de Joël Dicker. Combien d’auteurs contemporains réinventent donc la langue française, je vous le demande. Certainement pas les traducteurs de Millenium, qui s’est pourtant écoulé à des millions d’exemplaires sans que personne ne bronche. Et si vous voulez du style plat, prenez donc Murakami, auteur à méga-succès international:

Je retournai au salon. Miu était installée dans un fauteuil, un verre de cognac à la main. Elle m’en proposa un, mais j’avais plutôt envie d’une bière bien fraîche. J’ouvris le réfrigérateur moi-même, y pris une Amstel que je versai dans un verre à long pied. Passionnant et tellement bien écrit... Ou encore: J’avalai quelques bouchées de pain frais et campagnard.1)
 
Alors que de nos jours, les romans écrits en français sont d’une indigence affligeante et ne dépassent que rarement 180 pages écrit gros, voilà un outsider qui apporte un vent aussi frais que bienvenu. L’auteur a su perdre ce que la fiction parisienne peut posséder d’étriqué et de convenu. [Il] a su venir au roman romanesque, à l’américaine, où il arrive plein de choses.2) Plus on avance dans l’histoire, et plus le mystère s’épaissit. Jamais l’intérêt et la curiosité de se relâchent. Les rebondissements vont s’accélérant dans les dernières pages du roman, emportant le lecteur dans un véritable tourbillon. Un des fils conducteurs de ce pavé est la boxe: après avoir tourné la dernière page, j’étais littéralement K.O.


"Un bon livre, Marcus, est un livre que l’on regrette d’avoir terminé."
 
"Chérissez l'amour, Marcus. Faites-en votre plus belle conquête, votre seule ambition. Après les hommes, il y aura d'autres hommes. Après les livres, il y aura d'autres livres. Après la gloire, il y a d'autres gloires. Après l'argent, il y a encore de l'argent. Mais après l'amour, Marcus, après l'amour, il n'y a plus que le sel des larmes."
____________________
  1. Les amants du Spoutnik de Haruki Murakami
  2. Etienne Dumont dans la Tribune de Genève du 19-20 janvier 2013
 

Joël Dicker chez Laurent Ruquier, le 3.11.2012

Le site de Joël Dicker

Article paru dans Le Figaro le 7.11.2012 ICI

Article Bibliobs , ICI,  qui répond à un précédent article qui démolit «La Vérité... ICI

 

vendredi 18 janvier 2013

Qui suis-je, où cours-je, dans quel état j’erre?


Les interprètes sont de véritables caméléons, qui se mettent dans la peau de celui dont ils transposent le message. Il peut nous arriver de défendre les vertus de la libre entreprise et condamner le capitalisme dans la même journée, que dis-je, dans la même heure. Nous sommes à la fois royalistes et républicains, végétariens et carnivores, fâchés ou joyeux, lyriques ou soporifiques. A cela vient s’ajouter le fait que nous travaillons dans des lieux multiples, parfois dans la même ville, parfois sur le même continent. Comme si ça ne suffisait pas, nous avons une pièce d’identité par organisation, parfois même par réunion.

Dans les organisations internationales ou les institutions européennes, le port du badge est dorénavant aussi systématique qu’obligatoire. Ces badges ont généralement une validité d’un an et comportent une photo du détenteur. Là où le travailleur ordinaire n’a qu’un seul badge, nous, les interprètes free lance en détenons tout un chapelet, un par organisation. A ce jour, ma collection comprend, dans l’ordre alphabétique : le BIT, la CJE, l’OEB, l’OMC, l’OMPI, l’ONU (périmé), le PE et le SCIC (périmé aussi) 1). Certains collègues les ont tous sur eux, personnellement, j’aurais trop peur de les perdre tous d’un coup.


Autrefois, on entrait comme dans un moulin dans certains bâtiments. Mais depuis le 11 septembre 2001, puis la panique à l’anthrax, les mesures de sécurité ont été intensifiées. Une organisation qui n’a pourtant rien à craindre, s’est dotée de portiques automatiques certainement très coûteux, dont le but véritable est sans doute d’enregistrer les allées et venues de ses employés. Une autre nous accordait autrefois des badges à durée indéterminée, ils ont maintenant une date d’échéance (le 31 décembre) et nous sommes tenus de les renouveler chaque année en janvier. J’entrais autrefois à la Cour de Justice à Luxembourg avec mon badge du Parlement européen, mais c’est maintenant du passé. La CJE s’était équipée de ses propres badges magnétiques, valables un an. Ça aussi, c’est fini. Nous recevons désormais un badge visiteur à la journée, à renouveler tous les matins, tant que dure notre contrat. La présentation du badge d’une autre institution européenne nous permet de déroger au rituel du détecteur de métaux et des sacs passés aux rayons-X. Que la Cour se protège, c’est normal. Cependant, ils devraient craindre davantage les fuites d’information que les explosifs, les armes à feu ou encore les couteaux.


Les badges servent parfois à nous remettre à notre place et à nous rappeler notre statut de journalier, payé à la tâche et qui ne fait pas partie de l’organisation au même titre que les fonctionnaires. Ainsi, pour entrer dans les bâtiments du SCIC, nous devons franchir le détecteur de métaux et passer nos sacs aux rayons X. Il faut prévoir de partir 30 minutes plus tôt pour avoir le temps de faire la queue. Et le dernier jour, quand on vient avec le bagage qui ira en soute, si notre trousse de toilette contient une lime à ongles en métal ou une petite paire de ciseaux, il nous faudra ouvrir notre valise devant tout le monde, sortir l’objet du crime, le confier aux gardes et penser à le récupérer le soir en partant. Pour obtenir le badge magnétique qui permet d’éviter tout ça, il faut présenter un extrait de casier judiciaire, renouvelable tous les deux ans. Il est clair que l’interprète free lance qui vient travailler représente un facteur de risque majeur. La situation a peut-être changé, je ne travaille plus pour le SCIC depuis l’élargissement aux nouveaux pays membres (2004).


L’Office européen des brevets a un système astucieux de porte-monnaie électronique inclus dans le badge, ce qui est vraiment très pratique. On charge la puce à l’automate, puis on paie son café, son repas de midi ou son journal au kiosque en plaçant l’objet sur un lecteur qui débite le montant correspondant. Le badge magnético-électronique de l’ONU de Genève permettait de passer par les portiques à grilles, même lorsque les gardes ont fini leur service, ce qui est bien commode tard le soir ou le samedi. Il m’aurait même permis d’entrer à l’ONU à New York. Mais voilà…. l’ONU ne recrute quasiment pas de free lance et, pour des raisons de sécurité évidentes, ne nous renouvelle pas notre sésame tant que nous n’avons pas de contrat. En effet, nous risquerions de pénétrer dans le bâtiment alors que nous n’avons rien à y faire pour, par exemple, aller y rencontrer des collègues.

Personne ne semble avoir songé à rationnaliser les choses de sorte à nous permettre de n’avoir qu’une seule pièce d’identification. Les organisations internationales de Genève faisant toutes partie de la grande famille des Nations unies pourraient se mettre d’accord pour avoir un badge unique et centralisé ; idem pour les institutions européennes. Elles pourraient aussi reconnaître que, au bout de dix ou vingt ans, les interprètes de conférence free lance qui travaillent pour elles sont des personnes fiables et qu’il n’est plus nécessaire de leur demander de montrer patte blanche année après année. Elles craignent sans doute que nous venions profiter des délicieux repas de leurs cantines respectives. Un badge unique permettrait aussi de réduire l’empreinte écologique : une dizaine de plaquettes en plastique par personne, renouvelées année après année, ça pollue énormément et ça consomme beaucoup d’électricité.



When I try to enter the Council building on summit day with the wrong badge  *)

Le but d’un badge est de trier le bon grain de l’ivraie, c’est-à-dire les personnes autorisées et légitimes de celles qui n’ont rien à faire là. Jamais nous ne pouvons oublier la précarité de notre statut ou nous reposer sur des droits acquis. Et si décembre est le mois des cadeaux et des cartes de vœux, janvier est le mois du renouvellement des bagdes.



1) Bureau international du travail, Cour de Justice Européenne, Office européen des brevets, Organisation mondiale du commerce, Organisation mondiale de la propriété intellectuelle, Organisation des Nations unies, Parlement européen et le Service commun d’interprétation de conférences, désormais la DG INTE, qui regroupe les services d’interprétation de la Commission européenne et du Conseil.

*) http://interpretationisnotgoodforyou.tumblr.com/