vendredi 14 mai 2010

My Tailor Is Rich

L’apprentissage des langues est un processus mystérieux, un peu comme l’oreille musicale ou la bosse des maths. Certaines personnes absorbent les langues avec beaucoup de facilité alors que d’autres demeurent totalement imperméables. L’arabe, le chinois, le japonais ont la réputation d’être impossibles à assimiler pour quiconque ne serait pas né dans ces cultures, étant donné non seulement la graphie et l’alphabet totalement différents, mais également toute la culture entourant la transmission du message. Comme par exemple ce marin qui avait appris le japonais avec les filles des ports : non seulement il le parlait de façon très populaire, mais également comme une femme ! Son japonais était certes parfait, mais déconcertant pour ses interlocuteurs (1) . En effet, la langue japonaise se décline en deux versions, celle parlée par les femmes et celle parlée par les hommes.

Ce qui est certain, c’est que les enfants apprennent les langues avec beaucoup de facilité. Leur mémoire retient les mots, la grammaire, la syntaxe et la prononciation sans même s’en rendre compte. Cette faculté diminue avec l’âge. « Le don des langues paraît ne leur être ôté que par la formation du corps » constate un des personnages du roman Rouge Brésil de Jean-Christophe Rufin (2) . La République de Venise utilisait des enfants comme truchements, c’est-à-dire comme interprètes, dans ses relations commerciales avec l’Orient. « Chacun sait que l’enfant a le don des langues. Mettez un adulte captif en terre étrangère, il lui faudra dix ans pour avoir l’usage de quelques mots familiers. Un enfant, en autant de semaines, saura parler couramment et sans y mettre d’accent (3) . »

Parmi les interprètes de l’ancienne génération, celle des autodidactes, les écoles d’interprètes n’existant pas encore ou si peu, on trouve beaucoup d’enfants de diplomates, de juifs ayant émigré vers des horizons aussi divers que lointains ou encore des enfants de Républicains espagnols s’étant réfugiés en URSS. Les secundos, quel que soit leur pays d’origine ou de résidence, rejoignent aussi souvent notre belle profession. C’est la raison pour laquelle le nom ou l’origine de certains interprètes ne correspond pas forcément à leur cabine, votre serviteur en étant un bon exemple. Le cas le plus extrême que je connaisse est celui d’une jeune Ecossaise qui avait appris le finnois en Ethiopie : ses parents avaient été envoyés dans ce pays pour leur travail et la seule école, dans le coin perdu où ils se trouvaient, était celle tenue par des missionnaires finlandais. C’est aussi en Ethiopie qu’elle a découvert la tradition du sauna. Elle a toutefois fini par choisir un autre métier, contrairement à une autre collègue au parcours tout aussi exotique, une Chinoise ayant grandi au Brésil, tout en fréquentant l’école française, aujourd’hui double cabine française et portugaise.

Parmi nos plus jeunes collègues, nombreux sont ceux qui ont acquis leurs langues passives (4) à la sueur de leur front, en suivant des cours de langue et en effectuant des séjours à l’étranger. Les interprètes travaillant pour l’Union européenne étoffent leur combinaison linguistique comme d’autres collectionnent les timbres. Il n’est pas rare qu’un interprète ait cinq ou six langues passives. Ils sont nombreux également à s’atteler à l’apprentissage du polonais ou du hongrois, un peu moins nombreux toutefois à opter pour le letton ou le bulgare. Question de goût, sans doute… Le roumain a la réputation d’être facile à assimiler pour les francophones. Deux collègues ayant l’arabe dans leur combinaison linguistique ont ajouté le maltais, apparemment sans trop de difficulté.

Apprendre une langue rare est toutefois un atout à double tranchant : vous serez très demandé, avec votre compétence particulière, mais dès que la Commission européenne décidera de rationaliser le régime linguistique – épée de Damoclès éternellement suspendue au-dessus de nos têtes – vous serez Gros-Jean comme devant, avec vos verbes irréguliers estoniens dont plus personne ne voudra. Vous pourrez toujours essayer de vous reconvertir dans la pêche au hareng !

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(1) George Mikes, Land of the Rising Yen, André Deutsch, 1970
(2) Jean-Christophe Rufin, Rouge Brésil, Gallimard, 2001
(3) Ibidem
(4) On appelle “ langues passives ” les langues à partir desquelles on interprète, la langue active étant celle qui est parlée dans le micro.

Texte paru dans la revue Hieronymus (décembre 2009), www.assti.ch

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