vendredi 14 mai 2010

Trivial Pursuit

Un interprète doit tout savoir. Ou du moins, il doit savoir un peu de tout. Ou alors, faire semblant. La Slovaquie fait-elle partie de la zone euro ? La Norvège de l’espace Schengen ? Le Swaziland est-il un royaume ? Quelle est la capitale du Guatemala ? Comment s’appelle le premier ministre du Japon ? Allez, je vais vous donner la réponse : Yukio Hatoyama. On ne sait jamais, ça peut servir un jour. En effet, nos orateurs peuvent parler de tout et de n’importe quoi. A l’OMC, ils vont parler de commerce et de droits de douane, pensez-vous naïvement. Dans une réunion d’une confédération syndicale internationale, ils vont forcément parler de conditions de travail et de grèves de solidarité. Certes, mais il y a justement la campagne de soutien aux travailleurs des plantations de canne à sucre au Guatemala ou le dernier sommet de l’ANASE, qui s’est tenu, comme chacun le sait, à Hua Hin, en Thaïlande. Et ces noms propres, lorsqu’ils sont prononcés, par exemple, par un hispanophone, on ne les reconnaît pas forcément.

C’est pourquoi les interprètes s’accrochent avec l’énergie du désespoir à tous les documents dont ils peuvent s’emparer. Mais qui diable est Lansana Conté ? Ah ! feu le président de la Guinée. Quand les interventions vont très vite, il est parfois difficile de distinguer les morts des vivants ou les persécuteurs des persécutés. Penser à dire CEDEAO (1) et ne pas retraduire par ECOWAS, même si ce sigle est prononcé en français par un italien s’exprimant en anglais. Dans ces cas-là, il est beaucoup plus facile de lire bêtement ce qu’on a sous les yeux, ce qui permet de débrancher le cerveau pour ce petit élément-là et garder ses précieuses provisions intellectuelles pour le reste : un discours prononcé à bride abattue et à Toute Grande Vitesse (TGV pour les intimes), comme si la vie de l’orateur en dépendait.

Ainsi, prenant la relève de l’équipe précédente, je suis tombée sur ces gribouillages, laissés par le collègue qui m’a précédée : « protocole de pêche, suspension, Conakry, exécution, Mahmoud Ahmadinejad, art 10, bourreaux, pendaison, combustible nucléaire, peine de mort, Lansana Conté, CPI, ayatollah, mollah, Cotonou, 250.000 (morts ? dollars ? années-lumière ?), réconciliation, militaire » En effet, l’ordre du jour comportait un point « droits de l’homme : Guinée, Iran, Sri Lanka ». Le point de la situation de ce dernier pays a été interprété par mon équipe et nous avons eu droit au LTTE, à 90.000 morts (voir ce chiffre écrit évite de dire des bêtises dans le feu de l’action), à l’article 122 paragraphe 5, ainsi qu’aux résolutions du 18 mai 2000, du 14 mars 2002, du 20 novembre 2003 et du 18 mai, ainsi qu’au journaliste sri-lankais J.S. Tissaininayagam.

En l’absence de tout document, on fait comme on peut… On répète phonétiquement ou on dit pudiquement « le journaliste », les délégués sauront bien de qui on parle, sinon, ma foi, qu’ils se renseignent ! Nous ne pouvons bien évidemment pas tout savoir, mais honte à celui qui ne connaîtrait pas Aung San Suu Kyi (heureusement qu’on ne nous demande pas de l’écrire) ou Barack Obama, ce qui est tout de même peu probable. Mais si la bouche n’arrive pas à suivre les ordres du cerveau, il peut arriver qu’on dise Oklahoma au lieu de Yokohama. Et là, il vaut mieux que les délégués aient les documents de la conférence, afin qu’ils réservent un vol pour le bon continent.

(texte rédigé en octobre 2009, les noms et les lieux varieront forcément avec le temps qui passe)
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(1) Communauté Economique des Etats d’Afrique de l’Ouest ; Economic Community Of West African States

Texte paru dans la revue Hieronymus (mars 2010), www.astti.ch

1 commentaire:

Tiina a dit…

Ce n'est déjà plus Yukio Hatoyama...

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