mercredi 12 octobre 2011

Le carnaval des animaux


Sur une pierre tombale chauffée par le soleil, un chat se prélassait comme seuls savent le faire ces bienheureuses bêtes. Ci-gît Aymeric de Lallumyère 1764-1801, Homme pieux, grand patriote, bienfaiteur aimé de tous. Ses autres prouesses ont été dévorées par la mousse et par le temps. En face de lui, une femme termine son pique-nique à la hâte. Déjà 13 :15, son patron l’attend, ainsi qu’une pile de dossiers à traiter. Un dernier rayon de soleil, un dernier coup d’œil au paisible matou et elle se met en route. A peine est-elle sortie du cimetière que le tumulte de la ville réduit à néant ces quelques instants de calme. Bus, tram, bruit et poussières, un vélo la frôle, coups de klaxon, elle attend sagement que le feu passe au vert. De l’autre côté de la rue, Charlène et Albert lui sourient d’un air princier. A ses côté, un jeune tatoué et piercé s’élance sur son skateboard. Attendre aux feux, c’est pour les vieux. Lui aussi est pressé, il a rendez-vous avec ses potes au skatepark. Il échappe de peu à un taxi qui l’envoie au diable, lui et tous ceux de son espèce. Le chauffeur doit arriver au plus vite à la gare, son client ne peut pas se permettre de rater son train.


Sur une butte aux confins de la ville, un paon fait la roue, des cochons laineux farfouillent dans la boue de leur museau pendant qu’un charmant bambin arrache les feuilles d’un buisson qui n’a pourtant rien fait pour mériter ça. Une armada de chiens s’ébat sur une vaste étendue herbeuse en courant vainement après des bâtons dont leurs maîtres semblent vouloir constamment se défaire. Des framboises poussent sans faire de bruit dans les jardins familiaux adjacents. Ah! quelle merveilleuse quiétude! Dire qu’en contrebas, les bus vrombissent, les motos pétaradent et les cyclistes font leur numéro de haute-voltige. Deux mondes parallèles qui ignorent tout l’un de l’autre.


Un samedi sur la Grande Plaine. Des éléphants piétinent, des lions paressent, des poneys tournent en rond. Une tribu nomade se protège du soleil à l’ombre d’un half-pipe sur lequel des adolescents dépensent leur trop-plein d’énergie. On voit de tout par ici, des flâneurs de tous âges et de toutes les couleurs, les uns sont là pour acheter, les autres pour musarder. On y trouve de vieux livres, des chapeaux, des olives et des amandes, des bijoux, des chaises et des tableaux. Une ambulance longe ce petit monde sur une tangente, deux droites destinées à ne jamais se rencontrer.


Pendant ce temps-là, les téléphones sonnent sans discontinuer dans l’étude Lambert & Lambert. Cela fait belle lurette que les télex ne crépitent plus, les courriels et les textos ayant pris le relais depuis bien longtemps. Deux partenaires de l’étude négocient âprement avec leur client via Skype, il n’y a pas une seconde à perdre. Dans un bureau adjacent, les secrétaires s’affairent à écrire des lettres ou à classer des documents très importants. Là non plus, il n’y a pas une minute à perdre. C’est alors qu’un pigeon vient se poser sur le rebord de la fenêtre et jette un regard incrédule et scandalisé dans la cuisine: la machine à café se morfond, personne ne semble avoir le temps ici de venir la faire chanter.


Deux étages plus bas, dans le sous-sol, Lady Gaga s’époumonne en criant Just Dance! Une vingtaine de femmes en tops et en leggings lèvent leurs gambettes en rythme pendant que leur prof de gym scande: «Huit ! Sept ! Six ! Allez, allez ! C’est bientôt fini !» La sueur coule, les calories fondent mais les esprits rêvent de filets de perches, avec des frites et de la sauce tartare, s’il vous plaît! Par la fenêtre, on voit défiler les pieds des passants, les roues des poussettes et les pattes des chiens.


En route pour l’Andalousie, Fritz la cigogne voit tout cela de très haut. Que de frénésie, que de hâte, de cupidité et d’ambition! Les citadins semblent vouloir aller toujours plus vite, toujours plus loin, travailler plus pour gagner plus, pour avoir une plus belle voiture, perdre quelques centimètres pour être encore plus belle et désirable, se dépêcher pour ne pas rater son train, son bus, son cours de yoga, arriver au supermarché avant qu’il ne ferme. Mais Fritz s’en moque. Il ira se poser, comme chaque année, sur une tourelle de la cathédrale de Salamanque et laissera derrière lui le vacarme des carrousels de la fête, le tumulte du défilé des travestis ainsi que la pétarade des feux d’artifice. Pour faire la fête, les humains ont besoin de faire du bruit, beaucoup de bruit.


Fièrement perché sur son nid, Fritz fera entendre son claquètement qui ira se mêler au son des castagnettes et du cante jondo. Autres lieux, autres sons, autres parfums et autres lumières. Et pourtant, c’est la même planète.


*************************

Texte présenté au concours littéraire organisé par les bibliothèques de Carouge « La ville invisible : Au-delà des larges avenues, derrière les façades rénovées, il y a dans la ville des architectures faites des empreintes de ceux qui l’habitent, la traversent ou la modifient par leur présence. »

Les textes primés :

http://www.carouge.ch/jahia/webdav/site/carouge/shared/Bibliotheque/docs/Plaquette%20Ville%20invisible%20%28concours%20litteraire%29.pdf

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire