samedi 11 décembre 2010

Relais, pivots et retours (2)


En 1995, l’Union européenne a accueilli trois nouveaux Etats membres, l’Autriche, la Suède et la Finlande, passant ainsi de douze à quinze membres. Le régime linguistique est, quant à lui, passé de neuf à onze langues, l’Autriche partageant la même langue que l’Allemagne. Quoique… l’autrichien mériterait presque d’avoir sa propre cabine (voir ci-dessous). En 2004, ce sont dix nouveaux Etats qui ont rejoint le giron de l’UE, apportant par la même occasion dix nouvelles langues à cette véritable tour de Babel.

On pensait que ça ne marcherait jamais, que ce serait ingérable et pourtant…. Ça tourne ! Evidemment, le lituanien passif 1) ne courant pas les rues, ce sera la cabine lituanienne qui "fera le retour" 2), en général vers l’anglais, souvent vers l’allemand, parfois vers le français. Un nombre tout à fait respectable de collègues a fait l’effort d’apprendre le polonais ou le hongrois, ce qui n’est pas une mince affaire. On trouve donc souvent un pivot 3) pour le polonais ou le hongrois en cabine allemande, anglaise voire espagnole. D’autres courageux s’attaquent hardiment au tchèque ou à l’estonien. Les free lance investissent leur temps et leur argent pour acquérir ces langues, sans avoir la moindre garantie de recrutement en retour. Dans les faits toutefois, celui qui maîtrise une ou plusieurs langues dites "de l’élargissement" peut compter sur des engagements réguliers dans les institutions européennes. Le salaire quotidien est le même pour tous, indépendamment du nombre de langues.

Les interprètes de l’UE ont quasiment tous quatre langues passives. Certains en ont six ou sept, voire davantage. Ce sont souvent des langues proches (italien, espagnol, portugais), mais pas forcément. Certains ont, en plus du français et de l’anglais, le néerlandais, le grec et le danois, par exemple ; ou encore le polonais, le suédois et l’italien. Etrangement, tous les collègues de cabine tchèque ont le slovaque et tous les Slovaques ont le tchèque. D’autres ont des combinaisons linguistiques impressionnantes, avec le serbe, le bosniaque, le croate et le serbo-croate 4) (en sus de l’anglais etc…)! C’est pourquoi l’autrichien pourrait parfaitement avoir sa propre cabine. D’ailleurs, le luxembourgeois est dorénavant une langue de travail au Comité des régions. On trouve aussi du catalan ou du galicien, langues qui acquerront sans doute bientôt un statut officiel.



Le gaélique est une des langues officielles, mais uniquement en séance plénière du Parlement européen et uniquement en « passif » (pas de cabine gaélique). Il y aura ainsi deux interprètes – en règle générale, des Irlandais – qui attendent patiemment qu’un député européen prononce quelques mots dans cette langue qu’ils sont bien les seuls à comprendre. Ce qui arrive environ une fois par semaine et ils sont alors dans un tel état de stupeur dû à l’attente interminable qu’ils ne réagissent pas à temps et l’intervention passe à la trappe. De toute façon, les discours en gaélique se limitent en général à Bonjour et Merci, étant donné que c’est quasiment une langue morte ; le délégué passe ensuite à l’anglais. On n’entend pas souvent le maltais non plus. La Commission européenne a eu toutes les peines du monde à trouver des interprètes anglais-maltais et retour, étant donné que Malte est une destination pour des cours d’anglais. Ces collègues-là n’ont, en général, que l’anglais dans leur combinaison linguistique. Tout ceci est dû à des considérations politiques, qui n’ont rien à voir avec une bonne gestion économique. Idem pour les cabines tchèques et slovaques. Lorsque les pays de l’ex-Yougoslavie adhéreront à l’Union européenne, il y aura bien sûr une cabine pour chacun des avatars du serbo-croate.

Parmi les langues passives à l’UE, on trouve aussi le russe, l’arabe, le turc ou le serbo-croate (et tous ses dérivés), car il arrive parfois que ces langues-là soient utilisées dans les réunions des institutions européennes lorsqu’il s’agit de relations avec les pays correspondants.

Les vingt-deux langues actives utilisées lors des séances plénières du Parlement européen sont : l’allemand, l’anglais, le bulgare, le danois, l’espagnol, l’estonien, le finnois, le français, le grec, le hongrois, l’italien, le letton, le lituanien, le maltais, le polonais, le portugais, le néerlandais, le roumain, le slovaque, le slovène, le suédois, le tchèque – plus le gaélique passif. A raison de trois personnes par cabine, cela fait soixante-six interprètes par tranche de travail. Les séances plénières étant très stressantes, la relève se fait au bout de deux heures. Deux équipes le matin, les mêmes deux équipes l’après-midi, une troisième pour la soirée, voire encore une quatrième, si la séance se prolonge jusqu’à minuit, ce qui n’est pas rare. Ce qui vous fait quatre fois soixante-six5) interprètes par jour de session et le catalan et le galicien viendront bientôt étoffer les rangs. Il y a de quoi avoir le vertige !

Dans les autres réunions (commissions parlementaires, groupes de travail, etc…) le nombre de langues représentées dépendra des délégués qui y participant.

Au début d’une réunion de l’Union européenne, nous commençons par repérer quels sont les retours et les pivots. Si la cabine roumaine fait un retour vers le français, nous devons nous taire et éviter d’occuper ce canal en allant chercher le roumain en relais sur une autre cabine.
Vous me suivez toujours ?

Eh oui, les conférences hyper-multilingues sont rocket science !

NB : la composition des équipes est assistée par ordinateur, mais il faut malgré tout tenir compte du facteur humain. Un véritable travail de titan, comparable au Rubik’s Cube.


Texte paru dans la revue Hieronymus (décembre 2010) www.astti.ch
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1) Langue que l’interprète comprend et qu’il traduit vers sa langue maternelle
2) Voir Relais, pivots et retours (1); l’interprète traduit de sa langue maternelle vers une langue étrangère qu’il maîtrise parfaitement.
http://tiina-gva.blogspot.com/2010/09/relais-pivots-et-retours-1.html
3) Voir Relais, pivots et retours (1); interprète qui comprend une langue donnée et sur lequel les autres interprètes se branchent s’ils ne comprennent pas ladite langue. Ainsi, si je ne comprends pas le polonais, j’écouterai alors le canal de la cabine – par exemple – allemande pour suivre l’interprétation que fait mon collègue à partir du polonais. Cela s’appelle "prendre le polonais en relais sur la cabine allemande".
4) Ces langues ne sont pas encore des langues officielles, mais elles figurent néanmoins au palmarès des interprètes qui les ont.
5) 68, si on compte les deux pivots pour le gaélique

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