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vendredi 27 juillet 2012

Le chien, adjuvant social

Photo J. Piroué
Depuis que mon ami a adopté un chienne à la SGPA, j’apprends plein de choses concernant les canidés, leur éducation, leur langage corporel, le parcours du combattant pour obtenir la médaille, j’ai même acquis le réflexe du sac-à-crotte dans toutes les poches (qui dépanne bien souvent, un peu comme les sachets dits hygiéniques, pour y mettre des trucs et des machins). J’ai aussi découvert ce que cela signifie d’être l’objet d’un amour aussi irrationnel qu’immodéré, d’être le centre de l’univers, le soleil, la lune et tout l’univers pour un petit être poilu qui parvient à s’extasier devant un lancer de bâton, un crouton de pain sec trouvé parterre ou un écureuil qui disparaît le long d’un tronc. 
Au fil de mes promenades canines, je fais toujours des rencontres. Je parle à des gens à qui je n’aurais jamais adressé la parole si je n’avais pas été accompagnée de ma petite copine à quatre pattes. Je retrouve souvent la même clique hétéroclite au Bois de la Bâtie, un grand parc qui a été légué à la ville de Genève à la condition expresse que les chiens puissent y batifoler en liberté. Un groupe de dames retraitées, des jeunes, des vieux, des gens bizarres ou pas, tous accompagnés de leur toutou d’amour. Nous observons attendris les jeux et les courses entre nos petits protégés et, l’air de rien, la conversation s’engage entre nous. Des bavardages inoffensifs, de type Café du Commerce, mais nous nous connaissons désormais et nous savons que nous retrouvons le petit groupe des habitués vers 16h30, tous les jours au même endroit. Sur le chemin du retour, j’ai croisé plusieurs fois un monsieur espagnol, de Galice, qui a des chiens de chasse au pays qui sont imbattables pour traquer le sanglier. Il m’a aussi raconté qu’il savait très bien imiter Luis Mariano, même qu’il s’est mis à chanter pour moi. Un autre, qui avait un chien d’eau, race que je ne connaissais pas encore, m’a raconté qu’il partait souvent au Sénégal parce qu’il travaille dans la pêche. Ça ne serait jamais arrivé si j’étais passée seule devant eux.

Au restaurant, la chienne provoque très souvent des contacts avec les tables voisines et c’est rarement pour cause de plaintes ou de craintes. Récemment en voyage, un couple de retraités à la table d’à-côté, au petit-déjeuner, nous a raconté qu’ils ont un berger allemand, mais qu’ils ne l’ont pas emmené avec eux. Nous nous trouvions à Descartes (Indre et Loire) et ils avaient fait le voyage de Nantes, car leurs enfants leur avaient offert des billets pour le spectacle des Bodins, qui raconte la vie d’autrefois à la ferme. C’était la première fois qu’ils partaient en vacances!! De Nantes à Descartes!! Ils nous ont aussi raconté qu’ils avaient eu un accident de voiture et qu’ils y ont perdu leur 4x4 qui n’avait que 34.000km!! Et patati et patata. Rien de tout cela ne serait arrivé si nous n’avions pas eu la chienne à nos pieds sous la table. Dans la même localité, une dame âgée, admirant ma choupette, se met à me raconter qu’elle avait aussi eu un chien autrefois, qu’il avait eu une néphrite, qu’il avait fallu l’opérer, mais que la pauvre bête n’avait pas supporté et qu’il avait fallu la piquer. «C’est un chagrin....! Mais un chagrin....!!!! Je n’en veux plus! C’est trop dur! Et mon mari qui est mort d’un cancer! Non, je ne veux plus d’animal, c’est trop de chagrin!» J’avais l’impression que la perte de son chien avait été un coup plus dur que le décès de son mari. Ou encore cette dame russe qui me sourit d'un air complice et attendri:
- Ya poutine!
- Vous?! Poutine?!
- Da! Ya poutine! me dit-elle en se penchant légèrement sur le côté, la main à l'horizontale à environ 70cm du sol.
- Oh! You also have a dog!
Je vais lui présenter l'objet de son admiration et elle sussurre:
- Bellissima!
Nous échangeons encore quelques borborygmes multilingues, après quoi elle me dit Au revoir! et je lui réponds Dasvidania! Je ne sais pas encore si chien se dit poutine en russe ou si elle a appelé son chien comme ça.


Par ailleurs, on entame quasi-systématiquement des conversations de nature sexuelle avec de parfaits inconnus: «C’est un mâle? Non, c’est une femelle. Alors ça va. Le mien, j’ai dû le faire castrer, depuis, il a pris du poids. Elle a ses chaleurs, elle est portante. Ah, la nôtre, elle est stérilisée, alors il n’y a aucun problème». Les chiens font connaissance en se reniflant le derrière, le devant, les côtés, les mâles font parfois mine de vouloir grimper et c’est reparti pour les considérations génitales. 

Les enfants sont toujours fascinés par les animaux. En général, ils regardent de loin, ils ont envie, mais n’osent pas. Les parents leur apprennent qu’il faut demander la permission, puis ils s’approchent très prudemment et touchent le dos de la bête du bout des doigts, n’en revenant pas de leur audace. En France, les chiens sont rigoureusement enfermés derrière des barrières ou tenus en laisse très serré. Lorsque nous croisons d’autres maîtres, ils tirent violemment sur le cou de leur animal pour éviter tout contact avec un congénère, ce qui ne cesse de nous surprendre. Ce n’est alors pas étonnant si les chiens sont méchants, aboient et mordent, nous en ferions autant si on nous refusait tout contact avec autrui.

Photo J. Piroué
Notre chienne est très sociable et très curieuse. Elle se précipite dès qu’elle voit un chat mais, une fois qu’elle est nez à nez avec une de ces drôles de bêtes qui fait le dos rond et la fusille du regard avec mépris, elle ne sait plus que faire et s’en va, toute penaude. Elle aimerait beaucoup courir après les écureuils aussi, mais c’est bien plus difficile. Au zoo de Beauval, elle a été absolument fascinée par les manchots et les ouistitis, elle aurait adoré pouvoir jouer avec eux. En revanche, elle était terrorisée par les gros tigres endormis, qui ressemblaient pourtant à de gros troncs. Elle n’en n’avait jamais vu et ne pouvait pas savoir ce que c’était, mais quelque chose comme une odeur de fauve devait se dégager de ces grosses bêtes, quelque chose qui annonçait un danger terrible.
Vivre et a fortiori voyager avec un chien est certes une contrainte, mais cela permet aussi de voir les choses sous un angle nouveau. Moi qui ai souvent voyagé seule, je constate que je suis perçue de façon très différente par les gens que je croise. Une femme seule est toujours considérée comme quelque chose d’un peu anormal - dans la salle à manger d’un hôtel, un enfant qui n’arrêtait pas de me dévisager a fini par demander à ses parents pourquoi la dame elle était toute seule - voire d’un peu menaçant - les épouses surveillent leur mari d’un oeil vigilant, on ne sait jamais. Accompagnée d’un chien, je redeviens quelque chose de normal, je corresponds à un moule connu et ça redevient plus rassurant pour tout le monde. Quand je serai vieille et moche, je pourrai sans doute circuler dans le monde sans faire peur aux gens. Sacrée consolation....

mercredi 4 juillet 2012

Une nuit blanche chez arte



La télévision finlandaise a eu cette idée folle de faire une émission qui durerait toute la nuit de la Saint-Jean, Juhannus, apogée de l’année dans les pays nordiques puisque c’est le solstice d’été, le jour le plus long, voire le jour sans nuit en Laponie. Le fil conducteur était un train allant de Helsinki à Rovaniemi et c’était aussi l’occasion de fêter les 150 ans des chemins de fer finlandais. Les Norvégiens ont déjà fait quelque chose de similaire, non seulement un voyage en train à travers le pays, un programme de 13 heures, mais aussi la croisière du sud au nord en passant par tous les fjords, une émission sur trois jours, en direct! Il ne s’y passait pas grand chose, paraît-il, mais les paysages grandioses se suffisaient à eux-même.
Juhannusjuna, le train de la Saint-Jean, a été diffusé par arte, avec interprétation simultanée en français et en allemand, avec le titre Sous le soleil de minuit1). Nous étions douze interprètes au total, trois voix masculines et trois voix féminines, vers chacune des deux langues. Le travail était tout différent, non seulement parce qu’il impliquait d’y passer toute la nuit, mais aussi parce qu’on travaillait par personnage et non pas par langue (il n’y en n’avait qu’une, le finnois) ni par demi-heure, mais par intervention. Nous avions un planning de l’émission, qui nous permettait de savoir quand il y aurait des dialogues en live, c’est-à-dire quand on allait devoir travailler. Le tout était entrecoupé de documentaires, de morceaux de musique ou de paysages filmés d’un hélicoptère. C’était une nuit de vigilance extrême, avec des moments très brefs mais très intenses où il fallait saisir très vite ce qui se disait, parfois dans la confusion, les personnages parlant tous en même temps, puis parvenir à transposer dans le même ton, un peu léger et parfois un peu argotique. Il fallait s’efforcer de terminer en même temps que l’orateur. Nous ne pouvions pas être sur pilote automatique, car personne n’allait parler de plan d’austérité ou du traité de Prüm.


L’émission s’adressait bien sûr au public finlandais, mais devait aussi servir de promotion touristique, puisqu’elle était aussi diffusée à l’étranger. Je ne suis toutefois pas certaine que ce deuxième objectif ait été atteint. Le voyage commençait à Helsinki, mais arte n’a embarqué qu’à Tampere. Il manquait donc les images de la capitale, ce qui est un peu dommage. Le présentateur masculin, Iiro Rantala, est un musicien de jazz bien connu en Finlande et l’émission a commencé par une interview de Kari Väänänen, un acteur et une célébrité locale, mais un parfait inconnu au sud de la Baltique. Jaakko Kolmonen, un cuisinier de télé a fait une démonstration d’éviscération de poissons, mais l’émission ne nous expliquait pas que cela fait trente ans qu’il passe à la télé, puisque c’était évident pour le public finlandais. Le train s’est arrêté dans plusieurs gares, où il y avait diverses animations. Des interviews de people ou de gens ordinaires ont eu lieu dans le train, ce qui donnait un tableau sociologique de la société finlandaise: deux couples qui s’étaient rencontrés sur internet, un homo et un hétéro; deux adolescents altermondialistes, écolos, objecteurs de conscience et végétaliens; Roman Schatz, un journaliste et écrivain allemand établi depuis très longtemps en Finlande; une grand-mère et son petit-fils qui adore les trains; une numérologue; Rosa Liksom, auteur anticonventionnelle, traduite en plusieurs langues. J’ai aussi pu me rendre compte que l’accordéon est un instrument très populaire là-bas et que ce sont surtout de jeunes femmes qui en jouent.



Nous profitions des documentaires et des intermèdes musicaux pour aller grignoter quelque chose, voire pour aller dehors, respirer un peu d’air frais. Il fallait tenir toute la nuit, que diable! Le train a fini par arriver à Rovaniemi. Il n’a jamais fait nuit, pas même à Strasbourg quand nous sommes allés prendre un bol d’air vers 4h du matin. A 8h du matin, c’était terminé et nous nous sommes éparpillés aux quatre vents. Certains ont directement pris le train ou la voiture pour rentrer chez eux. Quant à moi, je suis allée dormir à l’hôtel, cela équivalait à une sorte de décalage horaire.
Y a-t-il un public pour ce genre d’émission? Qui diable va rester debout toute la nuit et regarder des plans interminables d’un train qui traverse des forêts tout aussi interminables? Il semblerait que ce programme ait eu un taux d’audience honorable en France, un peu moins en Allemagne; on ne sait évidemment pas combien de personnes l’ont possiblement enregistré. En Finlande, la plupart des gens auront choisi de faire la fête en grillant des saucisses plutôt qu’en regardant la télé. Ils ont cependant été nombreux sur facebook 2) à cliquer J’aime, à laisser des commentaires et à demander s’ils recommenceront l’année prochaine. 
Quant à nous qui avons passé la nuit dans les studios à Strasbourg, nous nous sommes bien amusés à faire ce contrat qui sortait de l’ordinaire à tout point de vue. A mon avis, ce n’est pas demain la veille qu’une telle occasion se présentera à nouveau.





1) visible encore quelques jours sous www.arte.tv/finlande , puis cliquer sur Carte interactive

samedi 16 juin 2012

La vie sur Wikipedia

Il suffit parfois d’un rien pour mettre en marche toute une aventure. Ayant vu le film Habemus Papam, je me suis demandé si Michel Piccoli était doublé, s’il parlait couramment l’italien et, vu son nom, s’il était un compatriote de Yves Montand. Comme toujours, j’ai trouvé les réponses à mes questions chez mon ami wikipedia. Et surtout, je suis tombée sur cette page étonnante: Liste de prêtres de fiction.


Etant donné que le sujet des interprètes de conférence dans la fiction m’intéresse depuis quelques temps déjà (voir sujets précédents*), j’ai décidé de me lancer, de franchir la barrière de mon écran d’ordinateur et passer de lectrice à contributrice, en créant une page sur les interprètes de conférence dans la fiction. C’est évidemment assez intimidant, étant donné qu’il y a tout à apprendre et j’ai bien sûr commencé par me prendre une baffe en voyant mon embryon de page supprimé par un administrateur. Il me proposait toutefois de créer une catégorie. Après quelques négociations et adaptations, ma page a eu le droit de survivre, ne restait plus qu’à la compléter.

Pas un jour ne passe sans que je ne consulte cette Source du Savoir, non seulement par curiosité pour tout ou rien, mais aussi parce que j’en ai constamment besoin dans mon travail: quelle est l’abréviation française de l'ACTA, quels sont les pays qui le négocient et dans quel contexte? Qu’est-ce qu’un andain et l'andainage ? Dit-on Sud Soudan ou Soudan du Sud ? On y trouve aussi la réponse à cette question capitale: pourquoi Nicole Richie ne ressemble-t-elle pas à son papa?



Tout le monde peut contribuer à wikipedia, mais tout le monde, ça comporte aussi son lot d’hurluberlus, de mégalomanes égocentriques ou d’esprits excités. Raison pour laquelle les administrateurs et les patrouilleurs veillent au grain et suppriment tout ce qui est déplacé, non pertinent ou non encyclopédique. Ainsi, les informations affichées sur wikipedia sont en général fiables, aussi parce que les contributeurs doivent toujours citer leurs sources. J’ai dû apprendre comment rédiger (au présent), comment ponctuer (le point après la référence), comment créer des liens internes et des liens externes; comment citer des références, quelles sont les sources dignes de foi (ni blogs ni facebook). Mon parrain m’a prise par la main et m’a mis le pied à l’étrier, m’apprenant toutes les ficelles du contributeur. Le pire, c’est que maintenant, quoi que je fasse, je me demande si ça figure déjà sur wikipedia et s’il ne faudrait pas compléter, ça devient une véritable manie! Par exemple, sur la page sur la Finlande, aucune mention n’est faite des religions présentes dans le pays. Il faut que je m’en occupe....

Il faudrait sans doute aussi remanier ce paragraphe, qui passe de la mythologie à Nokia en passant par le sisu et le sauna, des volontaires?

Néanmoins, bien qu'enrichie par les apports ancestraux d'une mythologie féconde, ou encore par les Saami, les populations autochtones de la province septentrionale de Laponie, et quoiqu'elle se soit clairement occidentalisée suite à une reconversion réussie de son économie de la sylviculture à la métallurgie puis l'électronique, reconversion rapide dont l'entreprise de télécommunications Nokia est aujourd'hui le fer-de-lance, la culture nationale plébiscite toujours le silence et un certain dépouillement matériel dont le sisu et le sauna sont des symboles sûrs.
Au fil de mon exploration du monde encyclopédique, j’ai aussi découvert le wiktionnaire, auquel j’ai apporté quelques modestes contributions dans la catégorie: français de Suisse. Mon ami le wiktionnaire m’a aussi bien souvent dépannée lors de traductions du finnois.

Roussas, commune de la Drôme
Wikimedia Commons est une immense bibliothèque de photos sur tous les sujets possibles et imaginables, libres de droit et donc librement utilisables par tous. Les photos servent généralement à illustrer des pages wikipedia, mais peuvent être utilisées sur d’autres sites internet également. J’ai eu l’immense plaisir de découvrir que plusieurs de mes photos ont été insérées sur des pages en différentes langues et je trouve ça tout simplement fascinant de me dire que mon petit grain de sel est non seulement apprécié par d’autres, mais sert aussi à illustrer Le Savoir, que ce soit en danois ou en tchèque. Sans doute que je trouve là une compensation à ma frustration d’avoir l’impression de parler dans le vide au travail, où on ne reçoit que très peu de feedback. Pour l’anecdote, ma photo de Roussas, petit village de la Drôme proche de mon cœur figure sur une page en suédois, ainsi qu’en occitan!



Mes contributions ne sont toutefois pas toutes appréciées. Après plusieurs tentatives pour étoffer la page Genevoiserie, qui consiste en tout et pour tout en trois phrases, j’ai fini par jeter l’éponge, mes suggestions d’exemples ayant systématiquement été effacées par quelqu’un qui trouvait que ce n’était pas pertinent. Alors qui dit qu’il a raison et pas moi? Je pourrais faire appel à un administrateur, demander un arbitrage, mais je préfère faire profil bas, en tant que petite nouvelle, pour ne pas me faire exclure.

Je trouve ça tout simplement formidable que des milliers (des millions?) de petites fourmis, aux quatre coins du monde, s’affairent à compléter des pages wikipedia pour partager leur savoir avec le reste du monde. Contrairement à une encyclopédie classique, on y trouve aussi des informations sur des films récents, sur des groupes rock ou sur des phénomènes de société. Comme son cousin Google, Wikipedia n’est jamais à court de réponses. Comme Google, Wikipedia est mon ami.





dimanche 3 juin 2012

L’ONU a mal à ses interprètes


Le Palais des Nations à Genève

Et vous faites quoi comme travail ? Interprète ? Oh ! mais alors vous travaillez pour l’ONU ?

Combien de fois n’ai-je pas vécu ce dialogue… Si seulement les gens savaient… Oui, l’ONU, comme Nicole Kidman, mais en réalité : non. Théoriquement oui, bien sûr. L’ONU travaille avec des interprètes, même que j’y ai travaillé, mais la politique en matière de recrutement a beaucoup changé ces dernières années et les restrictions budgétaires ne sont pas pour nous avantager.




Les Nations Unies ne sont pas un grand recruteur à Genève, sauf peut-être pour les collègues qui ont le russe, soit en langue active, soit en langue passive 1), tout d’abord parce que l’ONU a beaucoup d’interprètes fonctionnaires, les free lance n’étant engagés que comme surnuméraires, ce qui est tout à fait normal. L’organisation a ensuite eu la brillante idée d’importer ses agents de Nairobi quand ceux-ci n’avaient pas grand-chose à faire. Cela coûte un billet d’avion et le logement à l’hôtel, mais l’un dans l’autre, le calcul est censé être rentable. Puis, ils ont commencé à recruter à la dernière minute, pour ne surtout pas se retrouver avec du personnel qui serait payé à ne rien faire parce que les réunions ont été annulées. Aux dernières nouvelles, ils recrutent de petits jeunes, payés au tarif débutant, qu’ils jettent dès qu’ils ont atteint les 150 jours fatidiques qui les font passer dans la catégorie qui coûte trop cher. Par ailleurs, ils engagent leurs propres retraités, qui sont sans doute libres quand on les appelle la veille pour le lendemain.



Rares sont donc les free lance domiciliés à Genève qui ont le privilège de travailler pour cette auguste institution qui fait rêver les foules (forcément, ça fourmille de Nicoles Kidman dans les corridors !). Il sont rares, les free lance genevois qui ont encore un badge de l’ONU, car on ne nous l’accorde que si nous avons un contrat, c’est-à-dire jamais. Pour pénétrer dans le site sacré, il faut pouvoir montrer le sésame d’une autre organisation internationale, qui doit obligatoirement porter une date (valable, cela va de soi).


Alors que cette organisation nous fait bien sentir que nous sommes des pestiférés qui coûtent cher et qu’elle préférerait se couper le bras plutôt que de nous recruter, vlà-t’y pas qu’un quelconque manager a eu la brillante idée d’imposer des formations obligatoires à tout le personnel, y compris à celui qui n’y travaille pas/plus. Trois de ces cours peuvent être faits en ligne, à savoir : Harcèlement, Intégrité et Sécurité sur le terrain. Les deux premiers cours nous apprennent qu’il faut être honnête, loyal et ne pas embêter ses petits camarades. Autrefois, le cours de Sécurité sur le terrain n’était demandé qu’à ceux qui devaient se rendre au Kosovo ou en Afghanistan. Maintenant, vous devez le faire même si vous habitez rue de la Servette et que vous prenez le bus pour vous rendre à la Place des Nations. Il est vrai que Genève est devenue une ville dangereuse. Ce module de formation vous apprend à reconnaître une mine anti-personnel sur la photo d’un sol recouvert de cailloux et de rocailles : pour cela, il suffit de balader le curseur sur l’écran jusqu’à ce qu’on la trouve. On vous apprend que faire de votre personnel de maison en cas d’évacuation ou encore la marche à suivre si des guérilleros vous arrêtent à un barrage routier. On vous dit d’installer des barreaux à vos fenêtres si vous habitez au rez-de-chaussée et, qu'en cas de canicule, vous ne devez surtout pas boire de bière. Vous ne devez pas boire du tout, car l’alcool, c’est Le Mal, il vaut mieux mourir de désyhdratation. Ce cours est à renouveler tous les trois ans, même si vous n’avez pas eu le moindre contrat au cours de ladite période et même si vous ne sortez pas des frontières du canton.

Des cabines qui ne sont pas aux normes (ici, deux
personnes travaillent dans un espace de 150x180 cm)
Comme si cela ne suffisait pas, l’ONU nous a convoqués à nous rendre en personne au Palais des Nations pour suivre un séminaire sur l’éthique. On ne nous dit pas comment nous sommes censés entrer dans le bâtiment, puisqu’on ne nous délivre plus de badge. Voulant m’acquitter des mes obligations et ayant déjà fait les trois premiers cours obligatoires, je me suis dit que ce serait dommage de s’arrêter en si bon chemin. J’ai donc consacré une demi-journée de mon temps personnel, à titre grâcieux, pour m’entendre poser la question : « qu’est-ce que l’éthique pour vous ? » J’ai appris que la corruption, c’est pas bien et que si mon chef reçoit des cadeaux, je dois lui faire une remarque. J’ai aussi appris que je devais bien faire mon travail et ne pas faire de photocopies personnelles avec les machines de mon employeur. Bref, je n’ai pas perdu mon temps et je pensais être enfin en règle.

Des équipements audio des années 1970
Et voilà qu’arrive une nouvelle convocation à un séminaire de formation obligatoire pour tout le personnel, y compris les free lance qui n’ont pas vu la couleur d’un contrat depuis plusieurs années : le VIH-sida dans le lieu de travail du système des Nations unies, comment prévenir la maladie et, surtout, comment apprendre à ne pas rejeter les personnes séropositives. Il s’agit à nouveau d’une demi-journée, dans les murs du Palais des Nations, à titre bénévole, cela va de soi. Je ne suis pas la seule à qui la moutarde est montée au nez. La secrétaire qui nous a envoyé la convocation a été inondée de mails qui allaient du poli-diplomatique au carrément furieux. Tout le monde a souligné que des formations obligatoires imposées par l’employeur doivent se faire sur le temps de travail, ce qui semble être quelque chose de nouveau pour l’administration de l’ONU. Peut-être devraient-ils suivre une formation sur l’intégrité et l’éthique ? Nous n’avons jamais reçu de réponse à nos protestations, en revanche, nous avons reçu un rappel nous intimant l’ordre de suivre la formation sur le VIH-sida sur le lieu de travail. J’ai décidé de faire la morte, mes collègues en font sans doute autant. Finalement, qu’avons-nous à perdre ?

N'entre pas qui veut!
Mon certificat pour Basic Security in the Field, qui m’a pris trois heures, n’est plus valable depuis le 1.6.2012. Je ne sais pas comment se transmet le sida, ni ce qu’est une trithérapie. En un mot, je ne suis tout simplement pas apte à travailler pour les Nations Unies. Heureusement  qu’il y a d’autres organisations qui ont besoin de nous, tout balourds, corrompus et malhonnêtes que nous sommes, incapables d’éviter le danger et odieux envers les séropositifs. Le pire, c’est que si nous devons suivre ces cours, c’est sans doute parce qu’une boîte de consultants a obtenu – en échange d’une gratification – un juteux contrat, qui prévoit une rémunération en fonction du nombre de participants inscrits. Et c’est nous qui devons suivre des cours sur le harcèlement (en l’occurrence : comment le subir) l’éthique et l’intégrité !

Le Palais des Nations au temps de l'innocence
(aucune barrière, pas de bornes anti-chars!)
* * * * * * *
Les méandres de l'administration : ICI
Toute ressemblance etc.....


La Stratégie d’apprentissage des Nations Unies sur le VIH/sida et l’ONU avec nous visent à faire en sorte que tous les membres du personnel aient des connaissances de base sur l’infection à VIH et ses répercussions.



Norme ISO  pour une cabine d'interprétation: largeur : 2,50 ; profondeur : 2,40 ; hauteur : 2,30

1) La langue active, ou langue A, est la langue maternelle de l’interprète, celle qu’il parle dans  le micro ; les langues passives, ou langues C, sont celles que l’interprète comprend et écoute pour les transposer dans sa langue A. La langue dite B est une langue que l’interprète maîtrise suffisamment bien pour interpréter vers celle-ci.

dimanche 20 mai 2012

Le suédois est intraduisible



Ceci est le troisième texte  sur ce sujet et ce ne sera sans doute pas le dernier, malheureusement. Le suédois est une langue exotique, certes, mais nettement moins que le finnois ou le chinois. Elle est très proche de l’allemand et de l’anglais et je ne comprends pas pourquoi sa transposition en français est si douloureuse.
M’étant mise à apprendre la langue d’IKEA il y a environ deux, trois ans, je suis maintenant en mesure de lire les romans de Sjöwall & Wahlöö  dans le texte. Presque. C’est pourquoi je m’appuie sur la traduction française pour combler les trous. Pauvre de moi... à force de m’arracher les cheveux, je serai bientôt chauve.


Le titre de l’opus, écrit en 1970, est intraduisible, je le reconnais: Polis, Polis, Potatismos. Il a été traduit une première fois en 1972, de l’anglais, aux éditions Planète, sous le titre Meurtre au Savoy. Il a été revu et corrigé en 1986, à partir de l’original suédois, sous le titre Vingt-deux, vlà des frites, aux éditions 10/18. Le titre est la seule véritable amélioration apportée à ce roman. Il s’agit d’une comptine pour enfants, il y est question de purée de pommes de terre et les frites sont un équivalent amusant. Quant au reste...
J’ai eu à tiquer sur des phrases comme « Aviez-vous déjà rencontré M. Palmgren antérieurement?» (chapitre 15) ou encore «Il lui a fallu faire la preuve de son identité» (chapitre 14). «Elle a un casier?» devient «Elle a un pedigree?» dans la version revue et corrigée. C’est de l’argot, certes, mais le but était d’aligner la traduction sur l’original suédois, qui dit: Finns hon i straffregistret? Straffregistret n’est pas de l’argot et le traducteur n’a pas à modifier le niveau de langue des personnages du roman. 



L’action se passe à Malmö, dans l’extrême-sud de la Suède et l’enquête s’étend jusqu’à Copenhague. Le ferry part dans vingt-minutes (tjugo minuter) ont écrit les auteurs au chapitre 19. Etrangement, la VF, passant par la version anglaise, nous apprend que le ferry lève l’ancre dans cinq minutes! Ce qui est encore plus étrange, c’est que la version revue par un traducteur comprenant le suédois donne le départ dans cinq minutes également. Ce n’est pas bien grave, c’est juste incompréhensible. Le mot tjugo (prononcer tchougou) est-il aussi difficile à traduire que Gemütlichkeit ou empowerment? En outre, si le ferry part dans cinq minutes au moment où les protagonistes envisagent de faire la traversée, ils le ratent, à moins d’être des super-flics dotés de super-pouvoirs. Pendant mes études de traduction, on nous a appris qu’il fallait parfois remplacer un verbe par un substantif ou encore changer de perspective. Mais moi qui suis traductrice-jurée, il ne me viendrait pas à l’idée d’écrire qu’une personne est née en 1905 si elle est née en 1920. C’est une question de détail, mais qui a son importance. 


A bord du ferry, les deux policiers mangent du wienerschnitzel, l’escalope viennoise n’existant bien sûr pas en français. Et quand un personnage dit The show must go on, en anglais dans le texte, la version revue et corrigée à partir de l’original suédois dit platement: Le spectacle continue. En voilà une amélioration bienvenue au texte! Un cendrier en laiton devient un grand cendrier et un costume à carreaux (rutig kostym) devient un petit costume à carreaux. Pourquoi petit? Il fait très chaud et Paulsson sue «sang et eau». Le témoin explique qu’il n’a pas bien pu voir l’assassin, car tout s’est passé très vite; la version revue et corrigée dit: «J’ai été surpris et je n’ai pas eu le loisir de le photographier». WTF? De nos jours, on pourrait, à la rigueur, imaginer que tous les convives sortent dare-dare leur iPhone pour prendre une photo du tueur au moment où il entre dans la salle et tire, à bout portant, sur Viktor Palmgren tenant son discours, mais en 1986... ? Idem au chapitre 18: «Paulsson l’examina avec soin et le photographia». Pas très discret comme filature, surtout si le suédois dit: inregistrera det i sitt minne (littéralement: l’enregistra dans sa mémoire). 



Martin Beck jette un coup d’oeil à son collègue Månsson et, en 1986, ça devient « Martin Beck jetta un coup d’oeil en coulisse à Månsson». Bizarre... vous avez dit bizarre? Ailleurs, Martin Beck fait un clin d’oeil à son collègue; dans la version 1986, il lui «décoche une œillade»1). On se croirait dans Carmen ou Manon Lescaut. Le but de la nouvelle mouture était, je vous le rappelle, de se rapprocher de l’original suédois, qui dit knep ihop ena ögat, ce qui signifie bien un simple clin d’œil. «Nous nous téléphonions par-ci par là» (då och då), tout francophone comprendra que cela signifie «de temps en temps». «Est-ce que, par hasard, vous connaîtriez quelqu’un qui eût été susceptible de vouloir la mort de Viktor Palmgren?» En Suède, les flics s’expriment à l’imparfait du conditionnel (2ème forme), qu’on se le dise. Il est ensuite question de la maîtresse de l’un d’entre eux. Ils se voyaient par-ci par-là et «cet arrangement leur convenait fort bien» disent les deux versions, y compris celle revue par un traducteur comprenant le suédois. Sauf que l’original dit trivdes ihop, ce qui signifie qu’ils se sentaient bien ensemble.
Enfin, leur excursion au Danemark terminée, «les deux Suédois» retournent prendre le bateau, ce que n’ont évidemment pas écrit les auteurs. Imagine-t-on Frédéric Dard écrire «les deux Français» s’agissant de San Antonio et de Bérurier? S’ils sont en mission à l’étranger et que leur nationalité est pertinente dans la narration, oui. On pourra arguer que c’est le cas ici, puisque Beck et Månsson reviennent de Copenhague. Les traducteurs ont sans doute voulu rappeler à leurs lecteurs que l’action se passe en Suède, mais le côté smörgåsbord du texte français ne cesse de nous le rappeler, merci.
Apprendre le suédois est un passe-temps pour interprète en mal de sensations fortes. Ça ne me servira sans doute jamais à rien, si ce n’est à lire les polars suédois en version originale. C’est toujours ça de gagné!



PS: le titre fait allusion à une comptine qui dit: Polis, polis, potatisgris, ce qu’un des traducteurs a  traduit de façon très apte par: "Police, police, cochons mangeurs de patates". Un enfant qui ne sait pas encore bien parler a déformé le dicton en parlant de purée de pommes de terre, ce qui lui est beaucoup plus familier.

A la toute fin du roman (chapitre 27), on peut lire ceci: "Je crois que le plus sûr est de charger quelqu'un de le tenir à l'œil pour l'instant. (..) Quelqu'un qui, en service, ne mange pas de patate écrasée. Månsson dévisagea Beck ahuri."
Il y a de quoi, en effet...
* * * * *
Polis, Polis, Potatismos de Maj Sjöwall et Per Wahlöö, Nörstedts Förlag, Stockholm, 1970
Meurtre au Savoy, éditions Rivages/noir, traduit de l’anglais par Michel Deutsch en 1972
Vingt-deux, v’là des frites, éditions 10/18, traduction revue et corrigée à partir de l’original suédois par Philippe Bouquet en 1986
L’essentiel des commentaires ci-dessus portent sur le seul chapitre 19 (et un peu le 18) .
Œillade dans le Petit Robert: «Clin d’œil constituant un appel, une invite amoureuse ou coquette.» Il s’agit de deux flics dans un ascenseur.

Un article du Guardian sur la série de romans de Sjöwall & Wahlöö
Voir aussi:

mardi 15 mai 2012

De la difficulté à s’intégrer

Votre serviteur sur la table, en 1960
Ma famille a quitté la Finlande en 1964, cela fait près d’un demi-siècle. Ma mère a passé la majeure partie de sa vie à l’étranger. De plus, elle a dû quitter le village de son enfance en 1939, à l’âge de 10 ans, pour échapper aux grosses bottes soviétiques. Elle ne s’est jamais vraiment remise de ce premier déracinement et le deuxième, en 1964, reste gravé au plus profond de son âme.

C'est l'année où nous sommes partis pour l’Allemagne, le pays ami et allié qui nous a aidés à résister aux Russes et à rester en-deçà du rideau de fer. C’était aussi le pays dont les troupes ont mis le feu à la Laponie avant de se retirer. Mais c’est foncièrement un pays dont la mentalité nous est proche, d’autant plus que la Finlande a été fortement marquée par le réformateur allemand Martin Luther et que la culture de notre pays est profondément protestante. Notre séjour ne devait être que provisoire, ce qui a rendu la chose bien plus facile.

La période allemande
En 1967, nous sommes partis pour la Suisse, plus précisément Genève. Il a fallu changer de langue, changer de style et de mentalité, bien que la Suisse reste encore assez proche de l’Allemagne. Mais Genève, c’est presque déjà la France.... J’avais six ans et demie à l’époque et je me suis fondue dans le paysage sans même m’en rendre compte. J’ai appris à lire et à compter en français, alors que j’avais fait le jardin d’enfants en allemand, et je jouais au Monopoly en anglais avec nos voisins américains. J’ai aussi appris à fêter le Fourth of July et Halloween - tout comme l’Escalade - et je chantais Obladi-Oblada des Beatles par coeur. Mon père restait dans sa sphère professionnelle et rentrait le soir dans sa famille, où nous parlions finnois. Quant à ma mère... elle a bien dû se débrouiller pour apprendre à demander des côtelettes chez le boucher ou à communiquer avec le concierge italien. Nous avons tous fini par trouver nos marques et à suivre des chemins qui nous sont devenus familiers.

La période genevoise

En 1974, ce fut le tremblement de terre: IBM Europe ferme ses bureaux en Suisse. Mon père avait le choix entre être muté à Paris, Milan, New York ou Bruxelles (La Hulpe). J’y repense beaucoup ces jours-ci, où les employés de Merck Serono 1) se voient offrir le choix entre Boston, Pékin, Darmstadt ou la porte. Il a choisi la Wallonie, ce qui m’a permis de rester en terrain francophone. La transition a été beaucoup plus difficile cette fois-ci. Etait-ce parce que nous étions tous plus vieux, donc moins souples? Etait-ce parce que nous étions, pour la première fois, en terres catholiques, c’est-à-dire dans une sphère culturelle qui nous était inconnue? Etait-ce parce que la Belgique n’a pas de charmes immédiatement apparents, avec son ciel bas et gris et ses immeubles sales et tristes? J’ai mis un an à me faire des amis et à trouver ma place. J’ai laissé le Plat Pays entrer dans mon coeur, au point d’en attraper l’accent. Je croyais pouvoir enfin laisser pousser des racines quelque part, mais non: en 1976, nouveau boum-patatras: le départ pour la Finlande, terre de mes ancêtres.


Mon papa, bien avant tous nos déménagements
Pour mon père, c’était une impasse professionnelle et il était profondément malheureux. Il était comme un lion en cage, d’autant plus qu’il sentait le souffle impérialiste soviétique nous souffler dessus. Ma mère, qui a pourtant eu à souffrir de première main de l’invasion russe, était bien plus sereine: elle était enfin de retour au pays. Quant à moi, j’ai vécu mon adolescence en hibernation, le temps de passer mon baccalauréat en finnois, entourée d’une forme d’esprit et de codes de comportement que je ne comprenais pas. J’ai passé ma confirmation comme on avale une potion amère. En trois ans, je n’ai pas réussi à me faire d’amis, les Finlandais me considérant sans doute comme une étrangère. J’étais trop latine, j’étais entourée de l’aura de keski-Eurooppa, terme qui désigne tout ce qui se trouve au sud du Danemark (sans le bloc de l’Est, à l’époque). Bref, je n’ai pas réussi à m’intégrer dans mon pays d’origine. J’étais comme un poisson échoué sur une plage de la Baltique et mon seul désir était de replonger dans l’eau pour retrouver des latitudes plus méridionales et surtout francophones.

En 1981, l’année de l’arrivée au pouvoir de Mitterrand, mon père a retrouvé un poste à Paris, ce qui lui a permis de respirer à nouveau. Ma mère l’a suivi, forcément, mais sans doute à contre-coeur. Je ne l’ai jamais entendue se plaindre des ces éternels déménagements. Une fois établis en France, mes parents sont devenus très actifs au sein de l’association des Amis de la Finlande, puis à l’Institut finlandais, inauguré en 1991. Bien que vivant à Paris, ils ne fréquentaient que des Finlandais, ne parlaient que finnois (mon père travaillait en anglais), le français étant réservé pour les démarches administratives, pour faire les courses ou pour aller au restaurant. Mes parents parlaient pourtant un excellent français. Aucune nuance, aucun mot d’argot n’échappe à ma mère et elle pourrait sans doute même participer à un concours d’orthographe.

Vappu (Source: wikimedia Commons)
Ce désir de rester coincé dans sa culture d’origine, de s’accrocher à ses racines, bien qu’on ait quitté son pays depuis des décennies, ne cesse de m’étonner. J’ai longtemps pensé que c’était une lubie de mes parents, mais pas du tout. Les "jeunes" Finlandais, c-à-d ceux qui sont plus jeunes que mes parents, ceux qui n’ont pas vécu à l’ombre du rideau de fer, ceux qui ont pris le train d’internet et du téléphone mobile en marche, ceux qui sont allés aux quatre coins du monde en vacances, font exactement la même chose. Les Finlandais travaillant pour l’UE mettent leurs enfants à l’école européenne, en section finlandaise. Ils y apprennent certes le français et l’anglais, mais comme langue étrangère. Ils choisissent souvent de passer leur bac en anglais, car il est réputé moins difficile que le bac en français. Voilà donc des enfants qui ont grandi en Belgique ou au Luxembourg, qui n’ont que des amis finlandais et qui parlent mal le français ou le luxembourgeois. Ils ont appris à apprécier l’importance de Juhannus (la Saint Jean) ou de Vappu, le 1er mai, qui n’est pas la fête du travail en Finlande, mais la fête des étudiants et, de façon plus générale, la fête du printemps.


Juhannus

Ce choix risque fort de se payer cher plus tard dans la vie. Ces enfants auront peut-être de la peine à postuler pour des emplois s’ils parlent moins bien la langue du pays que les autres candidats. Ils seront des étrangers dans le pays qui les a vus grandir. Leurs amis d’enfance se seront éparpillés dans le monde - ou pas, et alors, ils pourront continuer à fêter le six décembre 2) entre eux. Arrivés au soir de leur vie, comme ma mère, ce sera encore plus difficile. Les amis et connaissances finlandaise se font de plus en plus rares. Fort heureusement, le courrier électronique et facebook permettent de remédier à une ouïe défaillante. Ma mère commence à envisager d’entrer dans un home, pour ne plus souffrir de solitude. Cela signifierait pourtant être entourée de Français et de se voir servir du potage et du fromage aux repas. Elle connaît bien sûr toutes les coutumes locales, mais ce ne sont tout simplement pas les siennes. Va-t-elle oser Le Grand Pas Vers Un Monde Nouveau? A bientôt 83 ans, un nouveau déménagement et un nouveau choc culturel l’attend à nouveau. Dire que certaines personnes finissent leurs jours dans la maison qui les a vus naître....

Idylle finlandaise

Il existe dorénavant un étage italien dans un EMS à Berne

  1. Le 24 avril 2012, la société Merck Serono annonce la fermeture de son site genevois; 1250 personnes perdent leur emploi ou se voient proposer un poste à Boston, Pékin ou Darmstadt
  2. Fête de l’indépendance de la Finlande