lundi 27 février 2012

Mâcher du coton

Notre époque multiplie les conférences internationales. Les participants s’y expriment en plusieurs langues et pourtant se comprennent à l’instant même. Que sont, qui sont les êtres relégués dans l’ombre grâce auxquels la communication se réalise ? En quoi consiste leur travail singulier, à première vue impossible ? Pourquoi l’interprète n’est-il pas le frère du traducteur ? Si on plonge au tréfonds de son âme,que ramène-t-on à la surface ?
Voilà les mots qui figurent en exergue d’un drôle de livre, paru en 1971, écrit par John Coleman-Holmes, interprète de conférence. L’ouvrage a dû faire l’effet d’un pavé dans la mare à l’époque, car si l’auteur y décrit les joies, horreurs et visages d’un métier jeune, il y brocarde aussi ses contemporains, ses collègues de l’époque. Parmi les interprètes de moins de 55 ans, quasiment personne ne connaît ce livre. En revanche, les vieux de la vieille l’ont lu ou en ont entendu parler et peu en disent du bien. L’auteur n’était sans doute déjà pas très populaire et le fait qu’il étende le linge sale en public n’a sans doute pas arrangé les choses. Les victimes de ses railleries – maquillées derrière des pseudonymes parfaitement transparents pour quiconque les connaissait – lui vouent certainement encore aujourd’hui une haine aussi féroce qu’inextinguible. En ayant trouvé un exemplaire à la bibliothèque de l’Ecole de traduction et d’interprétation à l’époque de mes études, je l’avais trouvé plutôt amusant. L’ayant relu vingt ans plus tard, j’ai été absolument fascinée de constater à quel point rien n’avait changé en quarante ans. Je ne m’attarderai pas sur les piques taquines, ironiques, voire méchantes qui émaillent le texte, car ne connaissant pas les personnes visées, je n’en perçois pas vraiment la portée. Ce qui est cocasse, en revanche, c’est de reconnaître les situations quotidiennes propres à notre profession, qui a bien sûr énormément changé et évolué – et pas forcément dans le bon sens – depuis le procès de Nuremberg. Pour l’auteur, l’invention de l’interprétation simultanée équivaut à une malédiction qui nous a relégués au fond des salles, dans des bocaux vitrés où nous devenons invisibles. En effet, si les délégués étaient conscients de notre présence et du travail que nous faisons, ils auraient sans doute quelques scrupules à nous arroser de leurs flots de paroles.


C’est ainsi que Coleman-Holmes écrit que l’interprète se voit bousculé et empêché d’accomplir ce pourquoi on le paie. ll m’ôte les mots de la bouche ! C’est exactement ce que je pense chaque fois qu’un délégué lit trop vite et sur un ton monotone un texte que nous ne recevons pas (accent incompréhensible en option). Il constate aussi que les victimes que nous sommes n’osent pas élever la voix pour que cesse cette incongruité, ce scandale d’illogisme : entraver la chose dont on a besoin qu’elle marche. Il ajoute que si c’est là la situation qui existe aujourd’hui (à son époque), elle existera sans doute encore demain – c’est-à-dire : aujourd’hui. Ma parole, il a dû voir ça dans une boule de cristal ! Depuis que la simultanée a fait disparaître les interprètes, l’orateur fait cavalier seul. Il parle aussi vite que le cœur lui en dit, lit un texte qu’il découvre en même temps que nous, saute des pages sans prévenir (dans l’hypothèse où il aurait donné son texte, non traduit, cela va sans dire), marmonne en se détournant du micro, cite à fond de train un chapelet de chiffres, tourne les pages de son document en frôlant le micro, couvrant ainsi ses propos et nous empêchant d’entendre le doux nectar de son discours. Le délégué n’en n’a cure. Et dans la salle flottera l’impression que les interprètes n’ont pas été à la hauteur. Quant à nous, nous essayons de nous blinder et de nous consoler en nous disant qu’à l’impossible nul n’est tenu. A nous de trouver des exutoires pour pouvoir continuer à nous regarder dans la glace. Cette sourde douleur, cette pénible frustration finit par créer une certaine complicité entre interprètes, car nous partageons tous cette chutzpah qui nous permet de continuer à faire notre travail la tête haute.

 L’auteur nous décrit comme des chiens savants assis dans des bocaux de verre, qui font de la tachytraduction, en abordant des sujets aussi divers que la monnaie scripturaire (sic) dans les Etats africains, le chlore, les femmes-policiers, les accélérateurs linéaires de particules, le bois, les oligo-éléments, les feux et balises de pistes d’atterrissage, le vol à voile, le lait, la neuropsychologie industrielle. J’ajouterais encore à cela les objectifs du millénaire pour le développement, le Règlement (CE) nº 647/2004, le réchauffement climatique, l’accès au marché des produits non-agricoles, la dette grecque, Fukushima, les MGF 1), les transports routiers, les pirates somaliens et j’en passe et des meilleures….
Il est dommage que les gens qui connaissent ce livre n’en n’aient retenu que le côté médisant. «Personnellement, j'avais trouvé ce livre assez indigeste; je crois même que je ne l'avais pas lu jusqu'au bout» … ou encore «Je me souviens seulement que je n'avais pas du tout aimé le livre, qui relevait plus de la fiction que de la réalité, me semble-t-il» : voilà quelques unes des réactions que j’ai obtenues de la part de l’ancienne génération, qui se réjouit certainement que ce témoignage ait atterri aux oubliettes. Il s’en vend encore quelques exemplaires, sous le manteau, comme un secret bien gardé. Puis un beau jour, plus personne ne s’en souviendra.

Le moment est sans doute venu de lui donner une suite, une mise à jour, une version Rev 1, un update qui décrirait nos chers délégués qui lisent directement l’écran de leur ordinateur, voire de leur smartphone ou encore les interventions via Skype, les changements d’affectations de dernière minute qu’il nous faut découvrir sur l’intranet de notre employeur du moment, la difficulté d’accéder à un réseau WiFi alors qu’on attend de nous que nous connaissions le nom du président du Turkménistan… A quelques détails près, rien de bien nouveau sous le soleil.



Mâcher du Coton, de John Coleman-Holmes, paru en 1971 aux éditions Entre-Temps (épuisé, sauf sous le manteau)

En italiques, les citations et emprunts à l’auteur


1) Mutilations génitales féminines
Paru dans le blog du site de l'aiic

3 commentaires:

Anonyme a dit…

C'est quand-même extraordinaire que les orateurs n'aient aucun égard pour les interprètes.
Naïvement, je me pose la question basique : sont-ils vraiment conscients du problème ?
En écoutant / regardant des politiciens, syndicalistes et autres discoureurs à la télé, j'ai l'impression qu'ils cherchent bien à se faire comprendre, à au moins donner l'impression d'être des pros de la communication.
Je manque d'imagination, mais on rêve de trouver une solution au problème (Ach ! cet activisme nordique ...)
Le ton de ton texte me fait penser à un levier humoristique. Il vous faudrait une sorte de Bridget Jones de la cabine au fond à gauche. Une comédie avec des orateurs qui se comportent de la façon que tu décris, des interprètes qui finissent par résoudre une crise majeure, grâce à des erreurs inévitables etc etc. En noir et blanc, mais pas muet ?
Eeva

Anonyme a dit…

I read the book (or at least some of it) and found it quite funny; however the writer obviously had a lot to get off his chest, which detracted from its overall effect.

He was spot on about speakers, but I think we can take it that simultaneous interpretation is here to stay. Nowadays everyone speaks (at length) about communication but they are basically clueless about what it really means.

We have also to recognise that meetings have changed in their dynamic and certainly duration in this speeded-up world. When I began work people conducted a conversation, at many meetings today people want to say their piece and sit back - you could say that everyone's on send, nobody on receive. The time factor puts delegates under huge pressure, and many of them choose or must use a language (English in the main) that they do not master sufficiently for the task. Add to that the concern of governments to give nothing away or commit themselves unwittingly to additional expenditure, and you can see why the put-upon and anxious delegate tends to gabble something written by someone else from a computer screen. I am not defending the practice, just trying to understand it.

In addition you have the Power Point presentation - the system is an excellent way to illustrate your point but it now become so standardised (even hackneyed) that it has supplanted rather than aided communication. A presenter fiddling with the computer and looking at the screen is not interacting with his audience.

Phil Smith

Anonyme a dit…

Ma carrière et celle de John ont à peine coïncidé, mais il a été l'un de mes premiers collègues et il a appris à la jeune naïve que j'étais alors, beaucoup de choses utiles sur ce métier. J'ai partagé avec lui en cabine d'incroyables fous rires, mais aussi des discussions fabuleuses car il était très cultivé. C'est une amusante coïncidence que vous évoquiez son livre, j'avais perdu l'exemplaire qu'il m'avait offert et dédicacé, l'ayant retrouvé récemment, je vais m'y replonger !

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