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vendredi 18 janvier 2013

Qui suis-je, où cours-je, dans quel état j’erre?


Les interprètes sont de véritables caméléons, qui se mettent dans la peau de celui dont ils transposent le message. Il peut nous arriver de défendre les vertus de la libre entreprise et condamner le capitalisme dans la même journée, que dis-je, dans la même heure. Nous sommes à la fois royalistes et républicains, végétariens et carnivores, fâchés ou joyeux, lyriques ou soporifiques. A cela vient s’ajouter le fait que nous travaillons dans des lieux multiples, parfois dans la même ville, parfois sur le même continent. Comme si ça ne suffisait pas, nous avons une pièce d’identité par organisation, parfois même par réunion.

Dans les organisations internationales ou les institutions européennes, le port du badge est dorénavant aussi systématique qu’obligatoire. Ces badges ont généralement une validité d’un an et comportent une photo du détenteur. Là où le travailleur ordinaire n’a qu’un seul badge, nous, les interprètes free lance en détenons tout un chapelet, un par organisation. A ce jour, ma collection comprend, dans l’ordre alphabétique : le BIT, la CJE, l’OEB, l’OMC, l’OMPI, l’ONU (périmé), le PE et le SCIC (périmé aussi) 1). Certains collègues les ont tous sur eux, personnellement, j’aurais trop peur de les perdre tous d’un coup.


Autrefois, on entrait comme dans un moulin dans certains bâtiments. Mais depuis le 11 septembre 2001, puis la panique à l’anthrax, les mesures de sécurité ont été intensifiées. Une organisation qui n’a pourtant rien à craindre, s’est dotée de portiques automatiques certainement très coûteux, dont le but véritable est sans doute d’enregistrer les allées et venues de ses employés. Une autre nous accordait autrefois des badges à durée indéterminée, ils ont maintenant une date d’échéance (le 31 décembre) et nous sommes tenus de les renouveler chaque année en janvier. J’entrais autrefois à la Cour de Justice à Luxembourg avec mon badge du Parlement européen, mais c’est maintenant du passé. La CJE s’était équipée de ses propres badges magnétiques, valables un an. Ça aussi, c’est fini. Nous recevons désormais un badge visiteur à la journée, à renouveler tous les matins, tant que dure notre contrat. La présentation du badge d’une autre institution européenne nous permet de déroger au rituel du détecteur de métaux et des sacs passés aux rayons-X. Que la Cour se protège, c’est normal. Cependant, ils devraient craindre davantage les fuites d’information que les explosifs, les armes à feu ou encore les couteaux.


Les badges servent parfois à nous remettre à notre place et à nous rappeler notre statut de journalier, payé à la tâche et qui ne fait pas partie de l’organisation au même titre que les fonctionnaires. Ainsi, pour entrer dans les bâtiments du SCIC, nous devons franchir le détecteur de métaux et passer nos sacs aux rayons X. Il faut prévoir de partir 30 minutes plus tôt pour avoir le temps de faire la queue. Et le dernier jour, quand on vient avec le bagage qui ira en soute, si notre trousse de toilette contient une lime à ongles en métal ou une petite paire de ciseaux, il nous faudra ouvrir notre valise devant tout le monde, sortir l’objet du crime, le confier aux gardes et penser à le récupérer le soir en partant. Pour obtenir le badge magnétique qui permet d’éviter tout ça, il faut présenter un extrait de casier judiciaire, renouvelable tous les deux ans. Il est clair que l’interprète free lance qui vient travailler représente un facteur de risque majeur. La situation a peut-être changé, je ne travaille plus pour le SCIC depuis l’élargissement aux nouveaux pays membres (2004).


L’Office européen des brevets a un système astucieux de porte-monnaie électronique inclus dans le badge, ce qui est vraiment très pratique. On charge la puce à l’automate, puis on paie son café, son repas de midi ou son journal au kiosque en plaçant l’objet sur un lecteur qui débite le montant correspondant. Le badge magnético-électronique de l’ONU de Genève permettait de passer par les portiques à grilles, même lorsque les gardes ont fini leur service, ce qui est bien commode tard le soir ou le samedi. Il m’aurait même permis d’entrer à l’ONU à New York. Mais voilà…. l’ONU ne recrute quasiment pas de free lance et, pour des raisons de sécurité évidentes, ne nous renouvelle pas notre sésame tant que nous n’avons pas de contrat. En effet, nous risquerions de pénétrer dans le bâtiment alors que nous n’avons rien à y faire pour, par exemple, aller y rencontrer des collègues.

Personne ne semble avoir songé à rationnaliser les choses de sorte à nous permettre de n’avoir qu’une seule pièce d’identification. Les organisations internationales de Genève faisant toutes partie de la grande famille des Nations unies pourraient se mettre d’accord pour avoir un badge unique et centralisé ; idem pour les institutions européennes. Elles pourraient aussi reconnaître que, au bout de dix ou vingt ans, les interprètes de conférence free lance qui travaillent pour elles sont des personnes fiables et qu’il n’est plus nécessaire de leur demander de montrer patte blanche année après année. Elles craignent sans doute que nous venions profiter des délicieux repas de leurs cantines respectives. Un badge unique permettrait aussi de réduire l’empreinte écologique : une dizaine de plaquettes en plastique par personne, renouvelées année après année, ça pollue énormément et ça consomme beaucoup d’électricité.



When I try to enter the Council building on summit day with the wrong badge  *)

Le but d’un badge est de trier le bon grain de l’ivraie, c’est-à-dire les personnes autorisées et légitimes de celles qui n’ont rien à faire là. Jamais nous ne pouvons oublier la précarité de notre statut ou nous reposer sur des droits acquis. Et si décembre est le mois des cadeaux et des cartes de vœux, janvier est le mois du renouvellement des bagdes.



1) Bureau international du travail, Cour de Justice Européenne, Office européen des brevets, Organisation mondiale du commerce, Organisation mondiale de la propriété intellectuelle, Organisation des Nations unies, Parlement européen et le Service commun d’interprétation de conférences, désormais la DG INTE, qui regroupe les services d’interprétation de la Commission européenne et du Conseil.

*) http://interpretationisnotgoodforyou.tumblr.com/ 

jeudi 3 janvier 2013

Entre deux voix de Jenny Sigot Müller


Synopsis: Une jeune interprète fait ses premiers pas dans la profession. Elle se rend vite compte qu’il est difficile de se faire une place sur le marché et que les interprètes expérimentés craignent la concurrence que représente la jeune génération. Certains sont prêts à tout pour la faire disparaître.... Un roman à suspense, entrelardé d’une histoire d’amour, qui cherche à brosser un tableau de notre profession.

Le métier d’interprète de conférence est foncièrement toujours le même: il s’agit de transposer un message, de préférence oral, d’une langue à l’autre. Pour ce faire, les interprètes de conférence qui travaillent en simultanée se partagent, à deux, une cabine dans laquelle ils travaillent avec des écouteurs et des micros. Toutefois, selon qu’on soit fonctionnaire à la Cour de Justice européenne ou free lance en Amérique du sud, notre rythme de vie quotidien sera totalement différent. En lisant les aventures de Sonia Clancy, héroïne de Entre deux voix, je constate que mon expérience professionnelle ne correspond en rien au vécu d’une jeune interprète basée à Zurich.


Partager un espace exigu avec un(e) collègue qu’on n’a pas choisi n’est certes pas toujours facile, mais tout le monde fait un effort pour que la cohabitation se passe bien. Pour l’auteur, déterminer qui commencera à travailler en premier, qui prendra la première demi-heure dans notre jargon, donne lieu à toutes sortes de stratégies et de mini-drames. Il est vrai qu’on a souvent de la peine à se décider. Dans certaines organisations, où les réunions commencent systématiquement en retard, la première demi-heure est pour ainsi dire un cadeau. Dans d’autres, on doit s’organiser avec les autres cabines pour couvrir les relais 1), auquel cas ce sont les éventuels rendez-vous des uns et des autres ou le besoin de pouvoir passer un coup de fil à un moment précis qui décideront qui commence ou pas. Etre chef d’équipe vous fera prendre la demi-heure qui coïncide avec la fin prévue de la réunion. Et parfois on tirera au sort, mais il n’y a aucun avantage ou supériorité à être celui qui commence ou pas.

L’auteur nous décrit des interprètes qui insistent pour être assis à gauche ou à droite, d’autres qui notent les erreurs de leur collègue dans un petit carnet. Il y en a même qui allument le micro de leur collègue à leur place. Ce sont sans doute des us et coutumes qui ont cours outre-Sarine, car je n’ai jamais eu vent de ce genre de pratiques. Il semblerait aussi que la lumière s’éteigne et que la musique retentisse chaque fois qu’une réunion commence, un peu comme si on était au cinéma. Personnellement, cela ne m’est jamais arrivé, sauf peut-être au commencement d’un congrès syndical, lorsqu’on veut marquer le coup avec un son et lumière. J’apprends aussi que les interprètes donnent toutes sortes de noms à leur lieu de travail: la cabine, bien sûr, mais aussi la boîte, la cabane, la prison, les catacombes, le cockpit, la maison, la cage, les kits de verre... on pourrait encore ajouter le carnotzet ou le tipi, pourquoi pas? Les cabines que fréquente l’auteur sont en verre sur 360°, raison pour laquelle elle les compare à des cages de verre. Elle appelle ses collègues des cocabinières, alors que le terme que nous utilisons est concabin(e).

La cage de verre
Une des questions qu’on nous pose éternellement, après «mais comment vous faites?» ou encore «vous parlez combien de langues» est: «Vous travaillez pour une agence?» Patiemment, nous répondons pour la 739ème fois que non, nous ne travaillons pas pour une agence, nous sommes free lance, mais Sonia Clancy reçoit ses offres de travail, ses «mandats», par le biais d’une agence, qui semble toujours l’appeler la veille pour le lendemain. Elle n’a que l’anglais et le français, certes aller-retour, mais on l’envoie à Bruxelles faire un comité d’entreprise européen, où une dizaine d’interprètes chuchotent chacun pour leur délégué 2). Or, quiconque a déjà participé à une réunion en chuchotage sait fort bien qu’à dix langues, c’est tout simplement impossible à cause du brouhaha que cela entraîne. Plus personne ne parvient à entendre quoi que ce soit. Et puis, que se passe-t-il si le représentant des travailleurs danois voulait prendre la parole? Un retour en consécutive 3)? On y passerait une semaine. A moins qu’il ne s’agisse d’un comité d’entreprise où il n’y a que le Big Boss qui parle et les délégués travailleurs ne font qu’écouter sagement.
 
Le chemin de cette jeune interprète est semé d’embûches. On lui fait remarquer qu’elle aura de la peine à percer, étant donné qu’elle n’est pas bilingue. Voilà encore une idée reçue que les professionnels ne cessent de combattre: pour devenir interprète, nul besoin d’être bilingue, il faut surtout avoir une langue maternelle solide, qui ne dérapera pas sous l’effet du stress ou de la vitesse. Les bilingues sont souvent alingues et n’ont pas de vraie langue maternelle. Il y a bien sûr de vrais bilingues, mais ils sont plutôt l’exception que la règle. Quid alors des interprètes qui ont quatre langues passives? Devraient-ils être pentaligues?




Anglais-français ne suffit pas toujours
Ensuite, il y a les collègues chevronnés qui la redoutent, car elle leur fait concurrence. Il y en a même une qui l’enferme dans la cabine - la cage de verre - au terme de la journée de travail. C’est vraiment à se demander comment elle a pu faire, étant donné qu’il n’y a pas de verrous aux portes des cabines (pourquoi y en aurait-il?), ni à l’intérieur ni à l’extérieur. Il arrive bien que des gens frappent à notre porte avant d’entrer, ce qui est totalement absurde, car nous ne pouvons ni crier «Entrez!» ni nous lever pour ouvrir la porte.

L’auteur nous décrit la grande variété de sujets que nous avons à traiter dans notre vie professionnelle. Lorsqu’un avocat a besoin d’une interprète anglais-français au CERN, à Genève, on fait venir Sonia Clancy de Zurich, car on ne trouve pas d’interprètes dans la ville qui abrite une demi-douzaine d’organisations internationales. Une fois son badge en main, elle va partout-partout, car aucune porte ne lui résiste. Lorsqu’on la recrute pour une conférence médicale, elle se prépare en ingurgitant des séries télé américaines à haute doses, pour s’habituer à la vue du sang. Elle travaillera pour l’assemblée générale d’une compagnie pharmaceutique qui se déroule dans un stade, un lieu assez grand pour accueillir des milliers d’actionnaires. Elle aura même l’occasion d’interpréter le président des Etats-Unis, qui se déplace à Zurich à l’occasion de l’attribution d’un championnat sportif à une ville-hôte. Celui-ci insistera pour qu’elle pose à ses côtés sur la photo officielle, qui fera la une de tous les journaux dès le lendemain.


Décidément, j’ai beau avoir quelques heures de vol avec mes vingt-deux ans d’expérience dans la profession, je ne me reconnais pas du tout dans la description qu’en donne Jenny Sigot Müller. Elle affirme notamment que les interprètes ont une autre voix lorsqu’ils travaillent, d’où le titre de l’opus. Nous revêtirions une voix de travail, un peu comme l’avocat qui revêt sa robe. Cela ne m’a jamais frappée. Il est clair que nous passons notre temps à prononcer des idées qui ne sont pas les nôtres, mais notre voix reste la même. Je ne peux que constater que le marché zurichois m’est totalement étranger et que nos vécus ne coïncident manifestement pas.


La rivalité existe, c’est indéniable. Certains collègues sèment des insinuations malveillantes pour éliminer la concurrence, sans forcément qu’il y ait de clivage jeune/vieux. Il est vrai aussi que certains jeunes interprètes arrivent en conquérants, comme si le monde n’attendait qu’eux. Ceux-là seront plutôt fraîchement accueillis par leurs aînés et le jour où on apprend qu’ils sont devenus fonctionnaires à l’ONU, tout le monde pousse un soupir de soulagement, car cela signifie qu’on n’aura plus à les croiser (voir L’ONU a mal à ses interprètes). Il y a, par ailleurs, beaucoup de nouveaux venus qui savent avoir la bonne attitude, tout en faisant preuve de compétence et de collégialité et qui s’intègrent harmonieusement dans le petit univers que nous formons. Cela vaut pour n’importe quel groupe humain. Le nouveau qui débarque, quel que soit son âge ou sa profession, aura intérêt à commencer par faire profil bas et observer ce qui se fait et ce qui ne se fait pas.





Si ce roman avait pour but de faire connaître notre profession, on aurait alors aimé qu’il soit un peu plus proche de la réalité. La fiction permet certes une grande liberté, mais point trop n’en faut non plus. Lorsque Sonia Clancy se fait enfermer dans la cabine par sa collègue (???), elle regrette que les écouteurs aient déjà été rangés dans une valise (???) et qu’il soit par conséquent impossible de se relier aux haut-parleurs dans la salle (???). On nage en pleine science fiction. Elle se lie d’amitié avec divers délégués, ce qui est généralement très mal vu. On attend de nous une certaine distance et une certaine discrétion.



Je vais sans doute passer pour une vieille aigrie qui n’aime pas voir arriver de brillants jeunes concurrents. Je souhaite néanmoins beaucoup de succès littéraire à Jenny Sigot Müller, même si cela signifie que nous aurons encore beaucoup de mythes à détricoter. Je me console en me disant que les films et les séries-télé sur les chirurgiens esthétiques ou les médecins légistes sont encore plus fantaisistes que tous les romans qui décrivent notre profession. La fiction est tellement plus marrante que la réalité!




Quatrième de couverture:Jusqu’où iriez-vous par amour ? est une question fréquente. Mais jusqu’où iriez-vous par haine ? Jusqu’où ?Sonia Clancy, jeune interprète de conférence diplômée a tout pour réussir. Elle est motivée, sérieuse, douée pour les langues. Mais c’était sans compter sur un détail ou plutôt une personne qui allait croiser son chemin.Très vite, la cabine, son lieu de travail, se transforme en cage de verre et entre ses parois oppressantes, Sonia risque à tout moment de perdre sa voix.Premier roman de Jenny Sigot Müller, « Entre deux voix » ouvre les portes de la cabine d’une interprète de conférence, ce huis clos méconnu du public où tout devient possible, même l’impensable.

Voir aussi:
Le site du roman : ICI  
Jenny Sigot Müller au journal télévisé du 30 novembre 2012: ICI
Article dans Migros-Magazine: ICI
La page facebook du roman: ICI
Disponible sur amazon.fr: ICI
Interview dans WSLintern: ICI 
(Institut fédéral de recherche sur la forêt, la neige et le paysage WSL)


Relais, pivots et retours (2)
Relais, pivots et retours (3)

2)  Jenny Sigot Müller lit un extrait de son roman: ICI
Aussi sur vimeo

3) L’interprète chuchote dans l’oreille du délégué. Lorsque celui-ci veut prendre la parole, l’interprète prend des notes et reproduit le message dans une autre langue. C’est l’interprétation consécutive, qui ne peut fonctionner qu’entre deux langues. On peut également traduire une phrase à la fois, sans prendre de notes.